The Project Gutenberg EBook of 20000 Lieues sous les mers Parts 1&2 by Jules Verne (#26 in our series by Jules Verne) Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB PARIS ------------------------------------------------------------------------ TABLE DES MATIERES PREMIER PARTIE I Un ecueil fuyant II Le pour et le contre III Comme il plaira a monsieur IV Ned Land V A l'aventure ! VI A toute vapeur VII Une baleine d'espece inconnue VIII _Mobilis in mobile_ IX Les coleres de Ned Land X L'homme des eaux XI Le _Nautilus_ XII Tout par l'electricite XIII Quelques chiffres XIV Le Fleuve-Noir XV Une invitation par lettre XVI Promenade en plaine XVII Une foret sous-marine XVIII Quatre mille lieues sous le Pacifique XIX Vanikoro XX Le detroit de Torres XXI Quelques jours a terre XXII La foudre du capitaine Nemo XXIII _AEgri somnia_ XXIV Le royaume du corail ------------------------------------------------------------------------ VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS TOUR DU MONDE SOUS MARIN (Premier partie) I UN ECUEIL FUYANT L'annee 1866 fut marquee par un evenement bizarre, un phenomene inexplique et inexplicable que personne n'a sans doute oublie. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l'esprit public a l'interieur des continents les gens de mer furent particulierement emus. Les negociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de l'Europe et de l'Amerique, officiers des marines militaires de tous pays, et, apres eux, les gouvernements des divers Etats des deux continents, se preoccuperent de ce fait au plus haut point. En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s'etaient rencontres sur mer avec << une chose enorme >> un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu'une baleine. Les faits relatifs a cette apparition, consignes aux divers livres de bord, s'accordaient assez exactement sur la structure de l'objet ou de l'etre en question, la vitesse inouie de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particuliere dont il semblait doue. Si c'etait un cetace, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classes jusqu'alors. Ni Cuvier, ni Lacepede, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n'eussent admis l'existence d'un tel monstre -- a moins de l'avoir vu, ce qui s'appelle vu de leurs propres yeux de savants. A prendre la moyenne des observations faites a diverses reprises -- en rejetant les evaluations timides qui assignaient a cet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagerees qui le disaient large d'un mille et long de trois -- on pouvait affirmer, cependant, que cet etre phenomenal depassait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu'a ce jour par les ichtyologistes -- s'il existait toutefois. Or, il existait, le fait en lui-meme n'etait plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l'emotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant a la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer. En effet, le 20 juillet 1866, le steamer _Governor-Higginson_, de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontre cette masse mouvante a cinq milles dans l'est des cotes de l'Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d'abord, en presence d'un ecueil inconnu ; il se disposait meme a en determiner la situation exacte, quand deux colonnes d'eau, projetees par l'inexplicable objet, s'elancerent en sifflant a cent cinquante pieds dans l'air. Donc, a moins que cet ecueil ne fut soumis aux expansions intermittentes d'un geyser, le _Governor-Higginson_ avait affaire bel et bien a quelque mammifere aquatique, inconnu jusque-la, qui rejetait par ses events des colonnes d'eau, melangees d'air et de vapeur. Pareil fait fut egalement observe le 23 juillet de la meme annee, dans les mers du Pacifique, par le _Cristobal-Colon_, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cetace extraordinaire pouvait se transporter d'un endroit a un autre avec une velocite surprenante, puisque a trois jours d'intervalle, le _Governor-Higginson_ et le _Cristobal-Colon_ l'avaient observe en deux points de la carte separes par une distance de plus de sept cents lieues marines. Quinze jours plus tard, a deux mille lieues de la l'_Helvetia_, de la Compagnie Nationale, et le _Shannon_, du Royal-Mail, marchant a contrebord dans cette portion de l'Atlantique comprise entre les Etats-Unis et l'Europe, se signalerent respectivement le monstre par 42deg.15' de latitude nord, et 60deg.35' de longitude a l'ouest du meridien de Greenwich. Dans cette observation simultanee, on crut pouvoir evaluer la longueur minimum du mammifere a plus de trois cent cinquante pieds anglais, puisque le _Shannon_ et l'_Helvetia_ etaient de dimension inferieure a lui, bien qu'ils mesurassent cent metres de l'etrave a l'etambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frequentent les parages des iles Aleoutiennes, le Kulammak et l'Umgullick, n'ont jamais depasse la longueur de cinquante-six metres, -- si meme elles l'atteignent. Ces rapports arrives coup sur coup, de nouvelles observations faites a bord du transatlantique le _Pereire_, un abordage entre l'_Etna_, de la ligne Inman, et le monstre, un proces-verbal dresse par les officiers de la fregate francaise la _Normandie_, un tres serieux relevement obtenu par l'etat-major du commodore Fitz-James a bord du _Lord-Clyde_, emurent profondement l'opinion publique. Dans les pays d'humeur legere, on plaisanta le phenomene, mais les pays graves et pratiques, l'Angleterre, l'Amerique, l'Allemagne, s'en preoccuperent vivement. Partout dans les grands centres, le monstre devint a la mode ; on le chanta dans les cafes, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les theatres. Les canards eurent la une belle occasion de pondre des oeufs de toute couleur. On vit reapparaitre dans les journaux -- a court de copie -- tous les etres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible << Moby Dick >> des regions hyperboreennes, jusqu'au Kraken demesure, dont les tentacules peuvent enlacer un batiment de cinq cents tonneaux et l'entrainer dans les abimes de l'Ocean. On reproduisit meme les proces-verbaux des temps anciens les opinions d'Aristote et de Pline, qui admettaient l'existence de ces monstres, puis les recits norvegiens de l'eveque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut etre soupconnee, quand il affirme avoir vu, etant a bord du _Castillan_, en 1857, cet enorme serpent qui n'avait jamais frequente jusqu'alors que les mers de l'ancien _Constitutionnel_. Alors eclata l'interminable polemique des credules et des incredules dans les societes savantes et les journaux scientifiques. La << question du monstre >> enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d'esprit, verserent des flots d'encre pendant cette memorable campagne ; quelques-uns meme, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalites les plus offensantes. Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l'Institut geographique du Bresil, de l'Academie royale des sciences de Berlin, de l'Association Britannique, de l'Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du _The Indian Archipelago_, du _Cosmos_ de l'abbe Moigno, des _Mittheilungen_ de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l'etranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels ecrivains parodiant un mot de Linne, cite par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que << la nature ne faisait pas de sots >>, et ils adjurerent leurs contemporains de ne point donner un dementi a la nature, en admettant l'existence des Krakens, des serpents de mer, des << Moby Dick >>, et autres elucubrations de marins en delire. Enfin, dans un article d'un journal satirique tres redoute, le plus aime de ses redacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l'acheva au milieu d'un eclat de rire universel. L'esprit avait vaincu la science. Pendant les premiers mois de l'annee 1867, la question parut etre enterree, et elle ne semblait pas devoir renaitre, quand de nouveaux faits furent portes a la connaissance du public. Il ne s'agit plus alors d'un probleme scientifique a resoudre, mais bien d'un danger reel serieux a eviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint ilot, rocher, ecueil, mais ecueil fuyant, indeterminable, insaisissable. Le 5 mars 1867, le _Moravian_, de Montreal Ocean Company, se trouvant pendant la nuit par 27deg.30' de latitude et 72deg.15' de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu'aucune carte ne marquait dans ces parages. Sous l'effort combine du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait a la vitesse de treize noeuds. Nul doute que sans la qualite superieure de sa coque, le _Moravian_, ouvert au choc, ne se fut englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu'il ramenait du Canada. L'accident etait arrive vers cinq heures du matin, lorsque le jour commencait a poindre. Les officiers de quart se precipiterent a l'arriere du batiment. Ils examinerent l'Ocean avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n'est un fort remous qui brisait a trois encablures, comme si les nappes liquides eussent ete violemment battues. Le relevement du lieu fut exactement pris, et le _Moravian_ continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurte une roche sous-marine, ou quelque enorme epave d'un naufrage ? On ne put le savoir ; mais, examen fait de sa carene dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu'une partie de la quille avait ete brisee. Ce fait, extremement grave en lui-meme, eut peut-etre ete oublie comme tant d'autres, si, trois semaines apres, il ne se fut reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grace a la nationalite du navire victime de ce nouvel abordage, grace a la reputation de la Compagnie a laquelle ce navire appartenait, l'evenement eut un retentissement immense. Personne n'ignore le nom du celebre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et a roues d'une force de quatre cents chevaux, et d'une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans apres, le materiel de la Compagnie s'accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres batiments superieurs en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilege pour le transport des depeches venait d'etre renouvele, ajouta successivement a son materiel l'_Arabia_, le _Persia_, le _China_, le _Scotia_, le _Java_, le _Russia_, tous navires de premiere marche, et les plus vastes qui, apres le _Great-Eastern_, eussent jamais sillonne les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possedait douze navires, dont huit a roues et quatre a helices. Si je donne ces details tres succincts, c'est afin que chacun sache bien quelle est l'importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transoceanienne n'a ete conduite avec plus d'habilete ; nulle affaire n'a ete couronnee de plus de succes. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont traverse deux mille fois l'Atlantique, et jamais un voyage n'a ete manque, jamais un retard n'a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un batiment n'ont ete perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgre la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de preference a toute autre, ainsi qu'il appert d'un releve fait sur les documents officiels des dernieres annees. Ceci dit, personne ne s'etonnera du retentissement que provoqua l'accident arrive a l'un de ses plus beaux steamers. Le 13 avril 1867, la mer etant belle, la brise maniable, le _Scotia_ se trouvait par 15deg.12' de longitude et 45deg.37' de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize noeuds quarante-trois centiemes sous la poussee de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une regularite parfaite. Son tirant d'eau etait alors de six metres soixante-dix centimetres, et son deplacement de six mille six cent vingt-quatre metres cubes. A quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers reunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du _Scotia_, par sa hanche et un peu en arriere de la roue de babord. Le _Scotia_ n'avait pas heurte, il avait ete heurte, et plutot par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L'abordage avait semble si leger que personne ne s'en fut inquiete a bord, sans le cri des caliers qui remonterent sur le pont en s'ecriant : << Nous coulons ! nous coulons ! >> Tout d'abord, les passagers furent tres effrayes ; mais le capitaine Anderson se hata de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait etre imminent. Le _Scotia_, divise en sept compartiments par des cloisons etanches, devait braver impunement une voie d'eau. Le capitaine Anderson se rendit immediatement dans la cale. Il reconnut que le cinquieme compartiment avait ete envahi par la mer, et la rapidite de l'envahissement prouvait que la voie d'eau etait considerable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudieres, car les feux se fussent subitement eteints. Le capitaine Anderson fit stopper immediatement, et l'un des matelots plongea pour reconnaitre l'avarie. Quelques instants apres, on constatait l'existence d'un trou large de deux metres dans la carene du steamer. Une telle voie d'eau ne pouvait etre aveuglee, et le _Scotia_, ses roues a demi noyees, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors a trois cent mille du cap Clear, et apres trois jours d'un retard qui inquieta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie. Les ingenieurs procederent alors a la visite du _Scotia_, qui fut mis en cale seche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A deux metres et demi au-dessous de la flottaison s'ouvrait une dechirure reguliere, en forme de triangle isocele. La cassure de la tole etait d'une nettete parfaite, et elle n'eut pas ete frappee plus surement a l'emporte-piece. Il fallait donc que l'outil perforant qui l'avait produite fut d'une trempe peu commune -- et apres avoir ete lance avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tole de quatre centimetres, il avait du se retirer de lui-meme par un mouvement retrograde et vraiment inexplicable. Tel etait ce dernier fait, qui eut pour resultat de passionner a nouveau l'opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n'avaient pas de cause determinee furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilite de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considerable ; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevee au Bureau-Veritas, le chiffre des navires a vapeur ou a voiles, supposes perdus corps et biens par suite d'absence de nouvelles, ne s'eleve pas a moins de deux cents ! Or, ce fut le << monstre >> qui, justement ou injustement, fut accuse de leur disparition, et, grace a lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se declara et demanda categoriquement que les mers fussent enfin debarrassees et a tout prix de ce formidable cetace. II LE POUR ET LE CONTRE A l'epoque ou ces evenements se produisirent, je revenais d'une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux Etats-Unis. En ma qualite de professeur-suppleant au Museum d'histoire naturelle de Paris, le gouvernement francais m'avait joint a cette expedition. Apres six mois passes dans le Nebraska, charge de precieuses collections, j'arrivai a New York vers la fin de mars. Mon depart pour la France etait fixe aux premiers jours de mai. Je m'occupais donc, en attendant, de classer mes richesses mineralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l'incident du _Scotia_. J'etais parfaitement au courant de la question a l'ordre du jour, et comment ne l'aurais-je pas ete ? J'avais lu et relu tous les journaux americains et europeens sans etre plus avance. Ce mystere m'intriguait. Dans l'impossibilite de me former une opinion, je flottais d'un extreme a l'autre. Qu'il y eut quelque chose, cela ne pouvait etre douteux, et les incredules etaient invites a mettre le doigt sur la plaie du _Scotia_. A mon arrivee a New York, la question brulait. L'hypothese de l'ilot flottant, de l'ecueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu competents, etait absolument abandonnee. Et, en effet, a moins que cet ecueil n'eut une machine dans le ventre, comment pouvait-il se deplacer avec une rapidite si prodigieuse ? De meme fut repoussee l'existence d'une coque flottante, d'une enorme epave, et toujours a cause de la rapidite du deplacement. Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui creaient deux clans tres distincts de partisans : d'un cote, ceux qui tenaient pour un monstre d'une force colossale ; de l'autre, ceux qui tenaient pour un bateau << sous-marin >> d'une extreme puissance motrice. Or, cette derniere hypothese, admissible apres tout, ne put resister aux enquetes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu'un simple particulier eut a sa disposition un tel engin mecanique, c'etait peu probable. Ou et quand l'eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrete ? Seul, un gouvernement pouvait posseder une pareille machine destructive, et, en ces temps desastreux ou l'homme s'ingenie a multiplier la puissance des armes de guerre, il etait possible qu'un Etat essayat a l'insu des autres ce formidable engin. Apres les chassepots, les torpilles, apres les torpilles, les beliers sous-marins, puis la reaction. Du moins, je l'espere. Mais l'hypothese d'une machine de guerre tomba encore devant la declaration des gouvernements. Comme il s'agissait la d'un interet public, puisque les communications transoceaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait etre mise en doute. D'ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eut echappe aux yeux du public ? Garder le secret dans ces circonstances est tres difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont obstinement surveilles par les puissances rivales. Donc, apres enquetes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amerique, voire meme en Turquie, l'hypothese d'un Monitor sous-marin fut definitivement rejetee. A mon arrivee a New York, plusieurs personnes m'avaient fait l'honneur de me consulter sur le phenomene en question. J'avais publie en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitule : _Les Mysteres des grands fonds sous-marins_. Ce livre, particulierement goute du monde savant, faisait de moi un specialiste dans cette partie assez obscure de l'histoire naturelle. Mon avis me fut demande. Tant que je pus nier du fait, je me renfermai dans une absolue negation. Mais bientot, colle au mur, je dus m'expliquer categoriquement. Et meme, << l'honorable Pierre Aronnax, professeur au Museum de Paris >>, fut mis en demeure par le _New York-Herald_ de formuler une opinion quelconque. Je m'executai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait d'un article tres nourri que je publiai dans le numero du 30 avril. << Ainsi donc, disais-je, apres avoir examine une a une les diverses hypotheses, toute autre supposition etant rejetee, il faut necessairement admettre l'existence d'un animal marin d'une puissance excessive. << Les grandes profondeurs de l'Ocean nous sont totalement inconnues. La sonde n'a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abimes recules ? Quels etres habitent et peuvent habiter a douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? Quel est l'organisme de ces animaux ? On saurait a peine le conjecturer. << Cependant, la solution du probleme qui m'est soumis peut affecter la forme du dilemme. << Ou nous connaissons toutes les varietes d'etres qui peuplent notre planete, ou nous ne les connaissons pas. << Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d'admettre l'existence de poissons ou de cetaces, d'especes ou meme de genres nouveaux, d'une organisation essentiellement << fondriere >>, qui habitent les couches inaccessibles a la sonde, et qu'un evenement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l'on veut, ramene a de longs intervalles vers le niveau superieur de l'Ocean. << Si, au contraire, nous connaissons toutes les especes vivantes, il faut necessairement chercher l'animal en question parmi les etres marins deja catalogues, et dans ce cas, je serai dispose a admettre l'existence d'un _Narwal geant_. << Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, decuplez meme cette dimension, donnez a ce cetace une force proportionnelle a sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l'animal voulu. Il aura les proportions determinees par les Officiers du _Shannon_, l'instrument exige par la perforation du _Scotia_, et la puissance necessaire pour entamer la coque d'un steamer. << En effet, le narwal est arme d'une sorte d'epee d'ivoire, d'une hallebarde, suivant l'expression de certains naturalistes. C'est une dent principale qui a la durete de l'acier. On a trouve quelques-unes de ces dents implantees dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succes. D'autres ont ete arrachees, non sans peine, de carenes de vaisseaux qu'elles avaient percees d'outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musee de la Faculte de medecine de Paris possede une de ces defenses longue de deux metres vingt-cinq centimetres, et large de quarante-huit centimetres a sa base ! << Eh bien ! supposez l'arme dix fois plus forte, et l'animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidite de vingt milles a l'heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandee. << Donc, jusqu'a plus amples informations, j'opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armee, non plus d'une hallebarde, mais d'un veritable eperon comme les fregates cuirassees ou les << rams >> de guerre, dont elle aurait a la fois la masse et la puissance motrice. << Ainsi s'expliquerait ce phenomene inexplicable -- a moins qu'il n'y ait rien, en depit de ce qu'on a entrevu, vu, senti et ressenti -- ce qui est encore possible ! >> Ces derniers mots etaient une lachete de ma part ; mais je voulais jusqu'a un certain point couvrir ma dignite de professeur, et ne pas trop preter a rire aux Americains, qui rient bien, quand ils rient. Je me reservais une echappatoire. Au fond, j'admettais l'existence du << monstre >>. Mon article fut chaudement discute, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu'il proposait, d'ailleurs, laissait libre carriere a l'imagination. L'esprit humain se plait a ces conceptions grandioses d'etres surnaturels. Or la mer est precisement leur meilleur vehicule, le seul milieu ou ces geants pres desquels les animaux terrestres, elephants ou rhinoceros, ne sont que des nains -- puissent se produire et se developper. Les masses liquides transportent les plus grandes especes connues de mammiferes, et peut-etre recelent-elles des mollusques d'une incomparable taille, des crustaces effrayants a contempler, tels que seraient des homards de cent metres ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi nous ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des epoques geologiques, les quadrupedes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux etaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Createur les avait jetes dans un moule colossal que le temps a reduit peu a peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorees, n'aurait-elle pas garde ces vastes echantillons de la vie d'un autre age, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernieres varietes de ces especes titanesques, dont les annees sont des siecles, et les siecles des millenaires ? Mais je me laisse entrainer a des reveries qu'il ne m'appartient plus d'entretenir ! Treve a ces chimeres que le temps a changees pour moi en realites terribles. Je le repete, l'opinion se fit alors sur la nature du phenomene, et le public admit sans conteste l'existence d'un etre prodigieux qui n'avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer. Mais si les uns ne virent la qu'un probleme purement scientifique a resoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amerique et en Angleterre, furent d'avis de purger l'Ocean de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transoceaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traiterent la question principalement a ce point de vue. La _Shipping and Mercantile Gazette_, le _Lloyd_, le _Paquebot_, la _Revue maritime et coloniale_, toutes les feuilles devouees aux Compagnies d'assurances qui menacaient d'elever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point. L'opinion publique s'etant prononcee, les Etats de l'Union se declarerent les premiers. On fit a New York les preparatifs d'une expedition destinee a poursuivre le narwal. Une fregate de grande marche l'_Abraham-Lincoln_, se mit en mesure de prendre la mer au plus tot. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l'armement de sa fregate. Precisement, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l'on se fut decide a poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n'en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eut connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant cause, et meme par le cable transatlantique ! Aussi les plaisants pretendaient-ils que cette fine mouche avait arrete au passage quelque telegramme dont elle faisait maintenant son profit. Donc, la fregate armee pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de peche, on ne savait plus ou la diriger. Et l'impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu'un steamer de la ligne de San Francisco de Californie a Shangai avait revu l'animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique. L'emotion causee par cette nouvelle fut extreme. On n'accorda pas vingt-quatre heures de repit au commandant Farragut. Ses vivres etaient embarques. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait a son role d'equipage. Il n'avait qu'a allumer ses fourneaux, a chauffer, a demarrer ! On ne lui eut pas pardonne une demi-journee de retard ! D'ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu'a partir. Trois heures avant que l'Abraham-Lincoln ne quittat la _pier_ de Brooklyn, je recus une lettre libellee en ces termes : _Monsieur Aronnax, professeur au Museum de Paris, Fifth Avenue hotel._ _New York._ << _Monsieur,_ _Si vous voulez vous joindre a l'expedition de l'_Abraham-Lincoln_, le gouvernement de l'Union verra avec plaisir que la France soit representee par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine a votre disposition._ _Tres cordialement, votre_ J.-B. HOBSON, _Secretaire de la marine._ >> III COMME IL PLAIRA A MONSIEUR Trois secondes avant l'arrivee de la lettre de J.-B. Hobson, je ne songeais pas plus a poursuivre la Licorne qu'a tenter le passage du nord-ouest. Trois secondes apres avoir lu la lettre de l'honorable secretaire de la marine, je comprenais enfin que ma veritable vocation, l'unique but de ma vie, etait de chasser ce monstre inquietant et d'en purger le monde. Cependant, je revenais d'un penible voyage, fatigue, avide de repos. Je n'aspirais plus qu'a revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes cheres et precieuses collections ! Mais rien ne put me retenir. J'oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j'acceptai sans plus de reflexions l'offre du gouvernement americain. << D'ailleurs, pensai-je, tout chemin ramene en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m'entrainer vers les cotes de France ! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d'Europe -- pour mon agrement personnel -- et je ne veux pas rapporter moins d'un demi metre de sa hallebarde d'ivoire au Museum d'histoire naturelle. >> Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l'ocean Pacifique ; ce qui, pour revenir en France, etait prendre le chemin des antipodes. << Conseil ! >> criai-je d'une voix impatiente. Conseil etait mon domestique. Un garcon devoue qui m'accompagnait dans tous mes voyages ; un brave Flamand que j'aimais et qui me le rendait bien, un etre phlegmatique par nature, regulier par principe, zele par habitude, s'etonnant peu des surprises de la vie, tres adroit de ses mains, apte a tout service, et, en depit de son nom, ne donnant jamais de conseils -- meme quand on ne lui en demandait pas. A se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en etait venu a savoir quelque chose. J'avais en lui un specialiste, tres ferre sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilite d'acrobate toute l'echelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des especes et des varietes. Mais sa science s'arretait la. Classer, c'etait sa vie, et il n'en savait pas davantage. Tres verse dans la theorie de la classification, peu dans la pratique, il n'eut pas distingue, je crois, un cachalot d'une baleine ! Et cependant, quel brave et digne garcon ! Conseil, jusqu'ici et depuis dix ans, m'avait suivi partout ou m'entrainait la science. Jamais une reflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d'un voyage. Nulle objection a boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si eloigne qu'il fut. Il allait la comme ici, sans en demander davantage. D'ailleurs d'une belle sante qui defiait toutes les maladies ; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l'apparence de nerfs au moral, s'entend. Ce garcon avait trente ans, et son age etait a celui de son maitre comme quinze est a vingt. Qu'on m'excuse de dire ainsi que j'avais quarante ans. Seulement, Conseil avait un defaut. Formaliste enrage il ne me parlait jamais qu'a la troisieme personne -- au point d'en etre agacant. << Conseil ! >> repetai-je, tout en commencant d'une main febrile mes preparatifs de depart. Certainement, j'etais sur de ce garcon si devoue. D'ordinaire, je ne lui demandais jamais s'il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s'agissait d'une expedition qui pouvait indefiniment se prolonger, d'une entreprise hasardeuse, a la poursuite d'un animal capable de couler une fregate comme une coque de noix ! Il y avait la matiere a reflexion, meme pour l'homme le plus impassible du monde ! Qu'allait dire Conseil ? << Conseil ! >> criai-je une troisieme fois. Conseil parut. << Monsieur m'appelle ? dit-il en entrant. -- Oui, mon garcon. Prepare-moi, prepare-toi. Nous partons dans deux heures. -- Comme il plaira a monsieur, repondit tranquillement Conseil. -- Pas un instant a perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hate-toi ! -- Et les collections de monsieur ? fit observer Conseil. -- On s'en occupera plus tard. -- Quoi ! les archiotherium, les hyracotherium, les oreodons, les cheropotamus et autres carcasses de monsieur ? -- On les gardera a l'hotel. -- Et le babiroussa vivant de monsieur ? -- On le nourrira pendant notre absence. D'ailleurs, je donnerai l'ordre de nous expedier en France notre menagerie. -- Nous ne retournons donc pas a Paris ? demanda Conseil. -- Si... certainement... repondis-je evasivement, mais en faisant un crochet. -- Le crochet qui plaira a monsieur. -- Oh ! ce sera peu de chose ! Un chemin un peu moins direct, voila tout. Nous prenons passage sur l'_Abraham-Lincoln_... -- Comme il conviendra a monsieur, repondit paisiblement Conseil. -- Tu sais, mon ami, il s'agit du monstre... du fameux narwal... Nous allons en purger les mers !... L'auteur d'un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les _Mysteres des grands fonds sous-marins_ ne peut se dispenser de s'embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais... dangereuse aussi ! On ne sait pas ou l'on va ! Ces betes-la peuvent etre tres capricieuses ! Mais nous irons quand meme ! Nous avons un commandant qui n'a pas froid aux yeux !... -- Comme fera monsieur, je ferai, repondit Conseil. -- Et songes-y bien ! car je ne veux rien te cacher. C'est la un de ces voyages dont on ne revient pas toujours ! -- Comme il plaira a monsieur. >> Un quart d'heure apres, nos malles etaient pretes. Conseil avait fait en un tour de main, et j'etais sur que rien ne manquait, car ce garcon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammiferes. L'ascenseur de l'hotel nous deposa au grand vestibule de l'entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussee. Je reglai ma note a ce vaste comptoir toujours assiege par une foule considerable. Je donnai l'ordre d'expedier pour Paris (France) mes ballots d'animaux empailles et de plantes dessechees. Je fis ouvrir un credit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture. Le vehicule a vingt francs la course descendit Broadway jusqu'a Union-square, suivit Fourth-avenue jusqu'a sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s'arreta a la trente-quatrieme pier. La, le Katrinferryboat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, a Brooklyn, la grande annexe de New York, situee sur la rive gauche de la riviere de l'Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai pres duquel l'_Abraham-Lincoln_ vomissait par ses deux cheminees des torrents de fumee noire. Nos bagages furent immediatement transbordes sur le pont de la fregate. Je me precipitai a bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, ou je me trouvai en presence d'un officier de bonne mine qui me tendit la main. << Monsieur Pierre Aronnax ? me dit-il. -- Lui-meme, repondis-je. Le commandant Farragut ? -- En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend. >> Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire a la cabine qui m'etait destinee. L'_Abraham-Lincoln_ avait ete parfaitement choisi et amenage pour sa destination nouvelle. C'etait une fregate de grande marche, munie d'appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter a sept atmospheres la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l'_Abraham-Lincoln_ atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixiemes a l'heure, vitesse considerable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cetace. Les amenagements interieurs de la fregate repondaient a ses qualites nautiques. Je fus tres satisfait de ma cabine, situee a l'arriere, qui s'ouvrait sur le carre des officiers. << Nous serons bien ici, dis-je a Conseil. -- Aussi bien, n'en deplaise a monsieur, repondit Conseil, qu'un bernard-l'ermite dans la coquille d'un buccin. >> Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les preparatifs de l'appareillage. A ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les dernieres amarres qui retenaient l'_Abraham-Lincoln_ a la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d'heure de retard, moins meme, et la fregate partait sans moi, et je manquais cette expedition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le recit veridique pourra bien trouver cependant quelques incredules. Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l'animal venait d'etre signale. Il fit venir son ingenieur. << Sommes-nous en pression ? lui demanda-t-il. -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- _Go ahead_ >>, cria le commandant Farragut. A cet ordre, qui fut transmis a la machine au moyen d'appareils a air comprime, les mecaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se precipitant dans les tiroirs entr'ouverts. Les longs pistons horizontaux gemirent et pousserent les bielles de l'arbre. Les branches de l'helice battirent les flots avec une rapidite croissante, et l'_Abraham-lincoln_ s'avanca majestueusement au milieu d'une centaine de ferry-boats et de _tenders_ charges de spectateurs, qui lui faisaient cortege. Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la riviere de l'Est etaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines. eclaterent successivement. Des milliers de mouchoirs s'agiterent au-dessus de la masse compacte et saluerent l'_Abraham-Lincoln_ jusqu'a son arrivee dans les eaux de l'Hudson, a la pointe de cette presqu'ile allongee qui forme la ville de New York. Alors, la fregate, suivant du cote de New-Jersey l'admirable rive droite du fleuve toute chargee de villas, passa entre les forts qui la saluerent de leurs plus gros canons. L'_Abraham-Lincoln_ repondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon americain, dont les trente-neuf etoiles resplendissaient a sa corne d'artimon ; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balise qui s'arrondit dans la baie interieure formee par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse ou quelques milliers de spectateurs l'acclamerent encore une fois. Le cortege des _boats_ et des _tenders_ suivait toujours la fregate, et il ne la quitta qu'a la hauteur du _light-boat_ dont les deux feux marquent l'entree des passes de New York. Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goelette qui l'attendait sous le vent. Les feux furent pousses ; l'helice battit plus rapidement les flots ; la fregate longea la cote jaune et basse de Long-lsland, et, a huit heures du soir, apres avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-lsland, elle courut a toute vapeur sur les sombres eaux de l'Atlantique. IV NED LAND Le commandant Farragut etait un bon marin, digne de la fregate qu'il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu'un. Il en etait l'ame. Sur la question du cetace, aucun doute ne s'elevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l'existence de l'animal fut discutee a son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Leviathan par foi, non par raison. Le monstre existait, il en delivrerait les mers, il l'avait jure. C'etait une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonne de Gozon, marchant a la rencontre du serpent qui desolait son ile. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu. Les officiers du bord partageaient l'opinion de leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d'une rencontre, et observer la vaste etendue de l'Ocean. Plus d'un s'imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eut maudit une telle corvee en toute autre circonstance. Tant que le soleil decrivait son arc diurne, la mature etait peuplee de matelots auxquels les planches du pont brulaient les pieds, et qui n'y pouvaient tenir en place ! Et cependant. L'_Abraham-Lincoln_ ne tranchait pas encore de son etrave les eaux suspectes du Pacifique. Quant a l'equipage, il ne demandait qu'a rencontrer la licorne, a la harponner. et a la hisser a bord, a la depecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D'ailleurs, le commandant Farragut parlait d'une certaine somme de deux mille dollars, reservee a quiconque, mousse ou matelot, maitre ou officier, signalerait l'animal. Je laisse a penser si les yeux s'exercaient a bord de l'_Abraham-Lincoln_. Pour mon compte, je n'etais pas en reste avec les autres, et je ne laissais a personne ma part d'observations quotidiennes. La fregate aurait eu cent fois raison de s'appeler l'_Argus_. Seul entre tous, Conseil protestait par son indifference touchant la question qui nous passionnait, et detonnait sur l'enthousiasme general du bord. J'ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d'appareils propres a pecher le gigantesque cetace. Un baleinier n'eut pas ete mieux arme. Nous possedions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance a la main, jusqu'aux fleches barbelees des espingoles et aux balles explosibles des canardieres. Sur le gaillard d'avant s'allongeait un canon perfectionne, se chargeant par la culasse, tres epais de parois, tres etroit d'ame, et dont le modele doit figurer a l'Exposition universelle de 1867. Ce precieux instrument, d'origine americaine, envoyait sans se gener, un projectile conique de quatre kilogrammes a une distance moyenne de seize kilometres. Donc, l'_Abraham-Lincoln_ ne manquait d'aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs. Ned Land etait un Canadien, d'une habilete de main peu commune, et qui ne connaissait pas d'egal dans son perilleux metier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possedait ces qualites a un degre superieur, et il fallait etre une baleine bien maligne, ou un cachalot singulierement astucieux pour echapper a son coup de harpon. Ned Land avait environ quarante ans. C'etait un homme de grande taille -- plus de six pieds anglais -- vigoureusement bati, l'air grave, peu communicatif, violent parfois, et tres rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l'attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singulierement sa physionomie. Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d'engager cet homme a son bord. Il valait tout l'equipage, a lui seul, pour l'oeil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu'a un telescope puissant qui serait en meme temps un canon toujours pret a partir. Qui dit Canadien, dit Francais, et, si peu communicatif que fut Ned Land, je dois avouer qu'il se prit d'une certaine affection pour moi. Ma nationalite l'attirait sans doute. C'etait une occasion pour lui de parler, et pour moi d'entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur etait originaire de Quebec, et formait deja un tribu de hardis pecheurs a l'epoque ou cette ville appartenait a la France. Peu a peu, Ned prit gout a causer. et j'aimais a entendre le recit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses peches et ses combats avec une grande poesie naturelle. Son recit prenait une forme epique, et je croyais ecouter quelque Homere canadien, chantant l'_Iliade_ des regions hyperboreennes. Je depeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C'est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inalterable amitie qui nait et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures ! Ah ! brave Ned ! je ne demande qu'a vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi ! Et maintenant, quelle etait l'opinion de Ned Land sur la question du monstre marin ? Je dois avouer qu'il ne croyait guere a la licorne, et que, seul a bord, il ne partageait pas la conviction generale. Il evitait meme de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l'entreprendre un jour. Par une magnifique soiree du 30 juillet, c'est-a-dire trois semaines apres notre depart, la fregate se trouvait a la hauteur du cap Blanc, a trente milles sous le vent des cotes patagonnes. Nous avions depasse le tropique du Capricorne, et le detroit de Magellan s'ouvrait a moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l'_Abraham-Lincoln_ sillonnerait les flots du Pacifique. Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d'autres, regardant cette mysterieuse mer dont les profondeurs sont restees jusqu'ici inaccessibles aux regards de l'homme. J'amenai tout naturellement la conversation sur la licorne geante, et j'examinai les diverses chances de succes ou d'insucces de notre expedition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement. << Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas etre convaincu de l'existence du cetace que nous poursuivons ? Avez-vous donc des raisons particulieres de vous montrer si incredule ? >> Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de repondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui etait habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin : << Peut-etre bien, monsieur Aronnax. -- Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui etes familiarise avec les grands mammiferes marins, vous dont l'imagination doit aisement accepter l'hypothese de cetaces enormes, vous devriez etre le dernier a douter en de pareilles circonstances ! -- C'est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, repondit Ned. Que le vulgaire croie a des cometes extraordinaires qui traversent l'espace, ou a l'existence de monstres antediluviens qui peuplent l'interieur du globe, passe encore, mais ni l'astronome, ni le geologue n'admettent de telles chimeres. De meme, le baleinier. J'ai poursuivi beaucoup de cetaces, j'en ai harponne un grand nombre, j'en ai tue plusieurs, mais si puissants et si bien armes qu'ils fussent, ni leurs queues, ni leurs defenses n'auraient pu entamer les plaques de tole d'un steamer. -- Cependant, Ned, on cite des batiments que la dent du narwal a traverses de part en part. -- Des navires en bois, c'est possible, repondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu'a preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet. -- Ecoutez-moi, Ned... -- Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez excepte cela. Un poulpe gigantesque, peut-etre ?... -- Encore moins, Ned. Le poulpe n'est qu'un mollusque, et ce nom meme indique le peu de consistance de ses chairs. Eut-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n'appartient point a l'embranchement des vertebres, est tout a fait inoffensif pour des navires tels que le _Scotia_ ou l'_Abraham-Lincoln_. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espece. -- Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d'un ton assez narquois, vous persistez a admettre l'existence d'un enorme cetace... ? -- Oui, Ned, je vous le repete avec une conviction qui s'appuie sur la logique des faits. Je crois a l'existence d'un mammifere, puissamment organise, appartenant a l'embranchement des vertebres, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d'une defense cornee dont la force de penetration est extreme. -- Hum ! fit le harponneur, en secouant la tete de l'air d'un homme qui ne veut pas se laisser convaincre. -- Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s'il habite les profondeurs de l'Ocean, s'il frequente les couches liquides situees a quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possede necessairement un organisme dont la solidite defie toute comparaison. -- Et pourquoi cet organisme si puissant ? demanda Ned. -- Parce qu'il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et resister a leur pression. -- Vraiment ? dit Ned qui me regardait en clignant de l'oeil. -- Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine. -- Oh ! les chiffres ! repliqua Ned. On fait ce qu'on veut avec les chiffres ! -- En affaires, Ned, mais non en mathematiques. Ecoutez-moi. Admettons que la pression d'une atmosphere soit representee par la pression d'une colonne d'eau haute de trente-deux pieds. En realite, la colonne d'eau serait d'une moindre hauteur, puisqu'il s'agit de l'eau de mer dont la densite est superieure a celle de l'eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d'eau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression egale a celle de l'atmosphere, c'est-a-dire de kilogrammes par chaque centimetre carre de sa surface. Il suit de la qu'a trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmospheres, de cent atmospheres a trois mille deux cents pieds, et de mille atmospheres a trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui equivaut a dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans l'Ocean, chaque centimetre carre de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimetres carres en surface ? -- Je ne m'en doute pas, monsieur Aronnax. -- Environ dix-sept mille. -- Tant que cela ? -- Et comme en realite la pression atmospherique est un peu superieure au poids d'un kilogramme par centimetre carre, vos dix-sept mille centimetres carres supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes. -- Sans que je m'en apercoive ? -- Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n'etes pas ecrase par une telle pression, c'est que l'air penetre a l'interieur de votre corps avec une pression egale. De la un equilibre parfait entre la poussee interieure et la poussee exterieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l'eau, c'est autre chose. -- Oui, je comprends, repondit Ned, devenu plus attentif, parce que l'eau m'entoure et ne me penetre pas. -- Precisement, Ned. Ainsi donc, a trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes ; a trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes ; a trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes ; a trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes ; c'est-a-dire que vous seriez aplati comme si l'on vous retirait des plateaux d'une machine hydraulique ! -- Diable ! fit Ned. -- Eh bien, mon digne harponneur, si des vertebres, longs de plusieurs centaines de metres et gros a proportion, se maintiennent a de pareilles profondeurs, eux dont la surface est representee par des millions de centimetres carres, c'est par milliards de kilogrammes qu'il faut estimer la poussee qu'ils subissent. Calculez alors quelle doit etre la resistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour resister a de telles pressions ! -- Il faut, repondit Ned Land, qu'ils soient fabriques en plaques de tole de huit pouces, comme les fregates cuirassees. -- Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareille masse lancee avec la vitesse d'un express contre la coque d'un navire. -- Oui... en effet... peut-etre, repondit le Canadien, ebranle par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre. -- Eh bien, vous ai-je convaincu ? -- Vous m'avez convaincu d'une chose, monsieur le naturaliste, c'est que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut necessairement qu'ils soient aussi forts que vous le dites. -- Mais s'ils n'existent pas, entete harponneur, comment expliquez-vous l'accident arrive au _Scotia_ ? -- C'est peut-etre..., dit Ned hesitant. -- Allez donc ! -- Parce que... ca n'est pas vrai ! >> repondit le Canadien, en reproduisant sans le savoir une celebre reponse d'Arago. Mais cette reponse prouvait l'obstination du harponneur et pas autre chose. Ce jour-la, je ne le poussai pas davantage. L'accident du _Scotia_ n'etait pas niable. Le trou existait si bien qu'il avait fallu le boucher, et je ne pense pas que l'existence du trou puisse se demontrer plus categoriquement. Or, ce trou ne s'etait pas fait tout seul, et puisqu'il n'avait pas ete produit par des roches sous-marines ou des engins sous-marins, il etait necessairement du a l'outil perforant d'un animal. Or, suivant moi, et toutes les raisons precedemment deduites, cet animal appartenait a l'embranchement des vertebres, a la classe des mammiferes, au groupe des pisciformes, et finalement a l'ordre des cetaces. Quant a la famille dans laquelle il prenait rang, baleine, cachalot ou dauphin, quant au genre dont il faisait partie, quant a l'espece dans laquelle il convenait de le ranger, c'etait une question a elucider ulterieurement. Pour la resoudre. il fallait dissequer ce monstre inconnu, pour le dissequer le prendre, pour le prendre le harponner -- ce qui etait l'affaire de Ned Land -- pour le harponner le voir ce qui etait l'affaire de l'equipage -- et pour le voir le rencontrer -- ce qui etait l'affaire du hasard. V A L'AVENTURE ! Le voyage de l'_Abraham-Lincoln_, pendant quelque temps, ne fut marque par aucun incident. Cependant une circonstance se presenta, qui mit en relief la merveilleuse habilete de Ned Land, et montra quelle confiance on devait avoir en lui. Au large des Malouines, le 30 juin, la fregate communiqua avec des baleiniers americains, et nous apprimes qu'ils n'avaient eu aucune connaissance du narwal. Mais l'un d'eux, le capitaine du _Monroe_, sachant que Ned Land etait embarque a bord de l'_Abraham-Lincoln_, demanda son aide pour chasser une baleine qui etait en vue. Le commandant Farragut, desireux de voir Ned Land a l'oeuvre, l'autorisa a se rendre a bord du _Monroe_. Et le hasard servit si bien notre Canadien, qu'au lieu d'une baleine, il en harponna deux d'un coup double, frappant l'une droit au coeur, et s'emparant de l'autre apres une poursuite de quelques minutes ! Decidement, si le monstre a jamais affaire au harpon de Ned Land, je ne parierai pas pour le monstre. La fregate prolongea la cote sud-est de l'Amerique avec une rapidite prodigieuse. Le 3 juillet, nous etions a l'ouvert du detroit de Magellan, a la hauteur du cap des Vierges. Mais le commandant Farragut ne voulut pas prendre ce sinueux passage, et manoeuvra de maniere a doubler le cap Horn. L'equipage lui donna raison a l'unanimite. Et en effet, etait-il probable que l'on put rencontrer le narwal dans ce detroit resserre ? Bon nombre de matelots affirmaient que le monstre n'y pouvait passer, << qu'il etait trop gros pour cela ! >> Le 6 juillet, vers trois heures du soir, I'Abraham Lincoln, a quinze milles dans le sud, doubla cet ilot solitaire, ce roc perdu a l'extremite du continent americain, auquel des marins hollandais imposerent le nom de leur villa natale, le cap Horn. La route fut donnee vers le nord-ouest, et le lendemain, l'helice de la fregate battit enfin les eaux du Pacifique. << Ouvre l'oeil ! ouvre l'oeil ! >> repetaient les matelots de l 'Abraham Lincoln. Et ils l'ouvraient demesurement. Les yeux et les lunettes, un peu eblouis, il est vrai, par la perspective de deux mille dollars, ne resterent pas un instant au repos. Jour et nuit, on observait la surface de l'Ocean, et les nyctalopes, dont la faculte de voir dans l'obscurite accroissait les chances de cinquante pour cent, avaient beau jeu pour gagner la prime. Moi, que l'appat de l'argent n'attirait guere, je n'etais pourtant pas le moins attentif du bord. Ne donnant que quelques minutes au repas, quelques heures au sommeil, indifferent au soleil ou a la pluie, je ne quittais plus le pont du navire. Tantot penche sur les bastingages du gaillard d'avant, tantot appuye a la lisse de l'arriere, je devorais d'un oeil avide le cotonneux sillage qui blanchissait la mer jusqu'a perte de vue ! Et que de fois j'ai partage l'emotion de l'etat-major, de l'equipage, lorsque quelque capricieuse baleine elevait son dos noiratre au-dessus des flots. Le pont de la fregate se peuplait en un instant. Les capots vomissaient un torrent de matelots et d'officiers. Chacun, la poitrine haletante, l'oeil trouble, observait la marche du cetace. Je regardais, je regardais a en user ma retine, a en devenir aveugle, tandis que Conseil, toujours phlegmatique, me repetait d'un ton calme : << Si monsieur voulait avoir la bonte de moins ecarquiller ses yeux, monsieur verrait bien davantage ! >> Mais, vaine emotion ! L'_Abraham-Lincoln_ modifiait sa route, courait sur l'animal signale, simple baleine ou cachalot vulgaire, qui disparaissait bientot au milieu d'un concert d'imprecations ! Cependant, le temps restait favorable. Le voyage s'accomplissait dans les meilleures conditions. C'etait alors la mauvaise saison australe, car le juillet de cette zone correspond a notre janvier d'Europe ; mais la mer se maintenait belle, et se laissait facilement observer dans un vaste perimetre. Ned Land montrait toujours la plus tenace incredulite ; il affectait meme de ne point examiner la surface des flots en dehors de son temps de bordee -- du moins quand aucune baleine n'etait en vue. Et pourtant sa merveilleuse puissance de vision aurait rendu de grands services. Mais, huit heures sur douze, cet entete Canadien lisait ou dormait dans sa cabine. Cent fois, je lui reprochai son indifference. << Bah ! repondait-il, il n'y a rien, monsieur Aronnax, et y eut-il quelque animal, quelle chance avons-nous de l'apercevoir ? Est-ce que nous ne courons pas a l'aventure ? On a revu, dit-on, cette bete introuvable dans les hautes mers du Pacifique, je veux bien l'admettre, mais deux mois deja se sont ecoules depuis cette rencontre, et a s'en rapporter au temperament de votre narwal, il n'aime point a moisir longtemps dans les memes parages ! Il est doue d'une prodigieuse facilite de deplacement. Or, vous le savez mieux que moi, monsieur le professeur, la nature ne fait rien a contre sens, et elle ne donnerait pas a un animal lent de sa nature la faculte de se mouvoir rapidement, s'il n'avait pas besoin de s'en servir. Donc, si la bete existe, elle est deja loin ! >> A cela, je ne savais que repondre. Evidemment, nous marchions en aveugles. Mais le moyen de proceder autrement ? Aussi, nos chances etaient-elles fort limitees. Cependant, personne ne doutait encore du succes, et pas un matelot du bord n'eut parie contre le narwal et contre sa prochaine apparition. Le 20 juillet, le tropique du Capricorne fut coupe par 105deg. de longitude, et le 27 du meme mois, nous franchissions l'equateur sur le cent dixieme meridien. Ce relevement fait, la fregate prit une direction plus decidee vers l'ouest, et s'engagea dans les mers centrales du Pacifique. Le commandant Farragut pensait, avec raison, qu'il valait mieux frequenter les eaux profondes, et s'eloigner des continents ou des iles dont l'animal avait toujours paru eviter l'approche, << sans doute parce qu'il n'y avait pas assez d'eau pour lui ! >> disait le maitre d'equipage. La fregate passa donc au large des Pomotou, des Marquises, des Sandwich, coupa le tropique du Cancer par 132deg. de longitude, et se dirigea vers les mers de Chine. Nous etions enfin sur le theatre des derniers ebats du monstre ! Et, pour tout dire, on ne vivait plus a bord. Les coeurs palpitaient effroyablement, et se preparaient pour l'avenir d'incurables anevrismes. L'equipage entier subissait une surexcitation nerveuse, dont je ne saurais donner l'idee. On ne mangeait pas, on ne dormait plus. Vingt fois par jour, une erreur d'appreciation, une illusion d'optique de quelque matelot perche sur les barres, causaient d'intolerables douleurs, et ces emotions, vingt fois repetees, nous maintenaient dans un etat d'erethisme trop violent pour ne pas amener une reaction prochaine. Et en effet, la reaction ne tarda pas a se produire. Pendant trois mois, trois mois dont chaque jour durait un siecle ! l'_Abraham-Lincoln_ sillonna toutes les mers septentrionales du Pacifique, courant aux baleines signalees, faisant de brusques ecarts de route, virant subitement d'un bord sur l'autre, s'arretant soudain, forcant ou renversant sa vapeur, coup sur coup, au risque de deniveler sa machine, et il ne laissa pas un point inexplore des rivages du Japon a la cote americaine. Et rien ! rien que l'immensite des flots deserts ! Rien qui ressemblat a un narwal gigantesque, ni a un ilot sous-marin, ni a une epave de naufrage, ni a un ecueil fuyant, ni a quoi que ce fut de surnaturel ! La reaction se fit donc. Le decouragement s'empara d'abord des esprits, et ouvrit une breche a l'incredulite. Un nouveau sentiment se produisit a bord, qui se composait de trois dixiemes de honte contre sept dixiemes de fureur. On etait << tout bete >> de s'etre laisse prendre a une chimere, mais encore plus furieux ! Les montagnes d'arguments entasses depuis un an s'ecroulerent a la fois, et chacun ne songea plus qu'a se rattraper aux heures de repas ou de sommeil du temps qu'il avait si sottement sacrifie. Avec la mobilite naturelle a l'esprit humain, d'un exces on se jeta dans un autre. Les plus chauds partisans de l'entreprise devinrent fatalement ses plus ardents detracteurs. La reaction monta des fonds du navire, du poste des soutiers jusqu'au carre de l'etat-major, et certainement, sans un entetement tres particulier du commandant Farragut, la fregate eut definitivement remis le cap au sud. Cependant, cette recherche inutile ne pouvait se prolonger plus longtemps. L'_Abraham-Lincoln_ n'avait rien a se reprocher, ayant tout fait pour reussir. Jamais equipage d'un batiment de la marine americaine ne montra plus de patience et plus de zele ; son insucces ne saurait lui etre impute ; il ne restait plus qu'a revenir. Une representation dans ce sens fut faite au commandant. Le commandant tint bon. Les matelots ne cacherent point leur mecontentement, et le service en souffrit. Je ne veux pas dire qu'il y eut revolte a bord, mais apres une raisonnable periode d'obstination, le commandant Farragut comme autrefois Colomb, demanda trois jours de patience. Si dans le delai de trois jours, le monstre n'avait pas paru, l'homme de barre donnerait trois tours de roue, et l'_Abraham-Lincoln_ ferait route vers les mers europeennes. Cette promesse fut faite le 2 novembre. Elle eut tout d'abord pour resultat de ranimer les defaillances de l'equipage. L'Ocean fut observe avec une nouvelle attention. Chacun voulait lui jeter ce dernier coup d'oeil dans lequel se resume tout le souvenir. Les lunettes fonctionnerent avec une activite fievreuse. C'etait un supreme defi porte au narwal geant, et celui-ci ne pouvait raisonnablement se dispenser de repondre a cette sommation << a comparaitre ! >> Deux jours se passerent. L'_Abraham-Lincoln_ se tenait sous petite vapeur. On employait mille moyens pour eveiller l'attention ou stimuler l'apathie de l'animal, au cas ou il se fut rencontre dans ces parages. D'enormes quartiers de lard furent mis a la traine pour la plus grande satisfaction des requins, je dois le dire. Les embarcations rayonnerent dans toutes les directions autour de l'_Abraham-Lincoln_, pendant qu'il mettait en panne, et ne laisserent pas un point de mer inexplore. Mais le soir du 4 novembre arriva sans que se fut devoile ce mystere sous-marin. Le lendemain, 5 novembre, a midi, expirait le delai de rigueur. Apres le point, le commandant Farragut, fidele a sa promesse, devait donner la route au sud-est, et abandonner definitivement les regions septentrionales du Pacifique. La fregate se trouvait alors par 31deg.15' de latitude nord et par 136deg.42' de longitude est. Les terres du Japon nous restaient a moins de deux cents milles sous le vent. La nuit approchait. On venait de piquer huit heures. De gros nuages voilaient le disque de la lune, alors dans son premier quartier. La mer ondulait paisiblement sous l'etrave de la fregate. En ce moment, j'etais appuye a l'avant, sur le bastingage de tribord. Conseil, poste pres de moi, regardait devant lui. L'equipage, juche dans les haubans, examinait l'horizon qui se retrecissait et s'obscurcissait peu a peu. Les officiers, armes de leur lorgnette de nuit, fouillaient l'obscurite croissante. Parfois le sombre Ocean etincelait sous un rayon que la lune dardait entre la frange de deux nuages. Puis, toute trace lumineuse s'evanouissait dans les tenebres. En observant Conseil, je constatai que ce brave garcon subissait tant soit peu l'influence generale. Du moins, je le crus ainsi. Peut-etre, et pour la premiere fois, ses nerfs vibraient-ils sous l'action d'un sentiment de curiosite. << Allons, Conseil, lui dis-je, voila une derniere occasion d'empocher deux mille dollars. -- Que monsieur me permette de le lui dire, repondit Conseil, je n'ai jamais compte sur cette prime, et le gouvernement de l'Union pouvait promettre cent mille dollars, il n'en aurait pas ete plus pauvre. -- Tu as raison, Conseil. C'est une sotte affaire, apres tout, et dans laquelle nous nous sommes lances trop legerement. Que de temps perdu, que d'emotions inutiles ! Depuis six mois deja, nous serions rentres en France... -- Dans le petit appartement de monsieur, repliqua Conseil, dans le Museum de monsieur ! Et j'aurais deja classe les fossiles de monsieur ! Et le babiroussa de monsieur serait installe dans sa cage du Jardin des Plantes, et il attirerait tous les curieux de la capitale ! -- Comme tu dis, Conseil, et sans compter, j'imagine, que l'on se moquera de nous ! -- Effectivement, repondit tranquillement Conseil, je pense que l'on se moquera de monsieur. Et, faut-il le dire... ? -- Il faut le dire, Conseil. -- Eh bien, monsieur n'aura que ce qu'il merite ! -- Vraiment ! -- Quand on a l'honneur d'etre un savant comme monsieur, on ne s'expose pas... >> Conseil ne put achever son compliment. Au milieu du silence general, une voix venait de se faire entendre. C'etait la voix de Ned Land, et Ned Land s'ecriait : << Ohe ! la chose en question, sous le vent, par le travers a nous ! >> VI A TOUTE VAPEUR A ce cri, l'equipage entier se precipita vers le harponneur, commandant, officiers, maitres, matelots, mousses, jusqu'aux ingenieurs qui quitterent leur machine, jusqu'aux chauffeurs qui abandonnerent leurs fourneaux. L'ordre de stopper avait ete donne, et la fregate ne courait plus que sur son erre. L'obscurite etait profonde alors, et quelques bons que fussent les yeux du Canadien, je me demandais comment il avait vu et ce qu'il avait pu voir. Mon coeur battait a se rompre. Mais Ned Land ne s'etait pas trompe, et tous, nous apercumes l'objet qu'il indiquait de la main. A deux encablures de l'_Abraham-Lincoln_ et de sa hanche de tribord, la mer semblait etre illuminee par dessus. Ce n'etait point un simple phenomene de phosphorescence, et l'on ne pouvait s'y tromper. Le monstre, immerge a quelques toises de la surface des eaux, projetait cet eclat tres intense, mais inexplicable, que mentionnaient les rapports de plusieurs capitaines. Cette magnifique irradiation devait etre produite par un agent d'une grande puissance eclairante. La partie lumineuse decrivait sur la mer un immense ovale tres allonge, au centre duquel se condensait un foyer ardent dont l'insoutenable eclat s'eteignait par degradations successives. << Ce n'est qu'une agglomeration de molecules phosphorescentes, s'ecria l'un des officiers. -- Non, monsieur, repliquai-je avec conviction. Jamais les pholades ou les salpes ne produisent une si puissante lumiere. Cet eclat est de nature essentiellement electrique... D'ailleurs, voyez, voyez ! il se deplace ! il se meut en avant, en arriere ! il s'elance sur nous ! >> Un cri general s'eleva de la fregate. << Silence ! dit le commandant Farragut. La barre au vent, toute ! Machine en arriere ! >> Les matelots se precipiterent a la barre, les ingenieurs a leur machine. La vapeur fut immediatement renversee et l'_Abraham-Lincoln_, abattant sur babord, decrivit un demi-cercle. << La barre droite ! Machine en avant ! >> cria le commandant Farragut. Ces ordres furent executes, et la fregate s'eloigna rapidement du foyer lumineux. Je me trompe. Elle voulut s'eloigner, mais le surnaturel animal se rapprocha avec une vitesse double de la sienne. Nous etions haletants. La stupefaction, bien plus que la crainte nous tenait muets et immobiles. L'animal nous gagnait en se jouant. Il fit le tour de la fregate qui filait alors quatorze noeuds. et l'enveloppa de ses nappes electriques comme d'une poussiere lumineuse. Puis il s'eloigna de deux ou trois milles, laissant une trainee phosphorescente comparable aux tourbillons de vapeur que jette en arriere la locomotive d'un express. Tout d'un coup. des obscures limites de l'horizon, ou il alla prendre son elan, le monstre fonca subitement vers l'_Abraham-Lincoln_ avec une effrayante rapidite, s'arreta brusquement a vingt pieds de ses precintes, s'eteignit non pas en s'abimant sous les eaux, puisque son eclat ne subit aucune degradation mais soudainement et comme si la source de ce brillant effluve se fut subitement tarie ! Puis, il reparut de l'autre cote du navire, soit qu'il l'eut tourne, soit qu'il eut glisse sous sa coque. A chaque instant une collision pouvait se produire, qui nous eut ete fatale. Cependant, je m'etonnais des manoeuvres de la fregate. Elle fuyait et n'attaquait pas. Elle etait poursuivie, elle qui devait poursuivre, et j'en fis l'observation au commandant Farragut. Sa figure, d'ordinaire si impassible, etait empreinte d'un indefinissable etonnement. << Monsieur Aronnax, me repondit-il, je ne sais a quel etre formidable j'ai affaire, et je ne veux pas risquer imprudemment ma fregate au milieu de cette obscurite. D'ailleurs, comment attaquer l'inconnu, comment s'en defendre ? Attendons le jour et les roles changeront. -- Vous n'avez plus de doute, commandant, sur la nature de l'animal ? -- Non, monsieur, c'est evidemment un narwal gigantesque, mais aussi un narwal electrique. -- Peut-etre, ajoutai-je, ne peut-on pas plus l'approcher qu'une gymnote ou une torpille ! -- En effet, repondit le commandant, et s'il possede en lui une puissance foudroyante, c'est a coup sur le plus terrible animal qui soit jamais sorti de la main du Createur. C'est pourquoi, monsieur, je me tiendrai sur mes gardes. >> Tout l'equipage resta sur pied pendant la nuit. Personne ne songea a dormir. L'_Abraham-Lincoln_, ne pouvant lutter de vitesse, avait modere sa marche et se tenait sous petite vapeur. De son cote, le narwal, imitant la fregate, se laissait bercer au gre des lames, et semblait decide a ne point abandonner le theatre de la lutte. Vers minuit, cependant, il disparut, ou, pour employer une expression plus juste, il << s'eteignit >> comme un gros ver luisant. Avait-il fui ? Il fallait le craindre, non pas l'esperer. Mais a une heure moins sept minutes du matin, un sifflement assourdissant se fit entendre, semblable a celui que produit une colonne d'eau, chassee avec une extreme violence. Le commandant Farragut, Ned Land et moi, nous etions alors sur la dunette, jetant d'avides regards a travers les profondes tenebres. << Ned Land, demanda le commandant, vous avez souvent entendu rugir des baleines ? -- Souvent, monsieur, mais jamais de pareilles baleines dont la vue m'ait rapporte deux mille dollars. -- En effet, vous avez droit a la prime. Mais, dites-moi, ce bruit n'est-il pas celui que font les cetaces rejetant l'eau par leurs events ? -- Le meme bruit, monsieur, mais celui-ci est incomparablement plus fort. Aussi, ne peut-on s'y tromper. C'est bien un cetace qui se tient la dans nos eaux. Avec votre permission, monsieur, ajouta le harponneur, nous lui dirons deux mots demain au lever du jour. -- S'il est d'humeur a vous entendre, maitre Land, repondis-je d'un ton peu convaincu. -- Que je l'approche a quatre longueurs de harpon, riposta le Canadien, et il faudra bien qu'il m'ecoute ! -- Mais pour l'approcher, reprit le commandant, je devrai mettre une baleiniere a votre disposition ? -- Sans doute, monsieur. -- Ce sera jouer la vie de mes hommes ? -- Et la mienne ! >> repondit simplement le harponneur. Vers deux heures du matin le foyer lumineux reparut, non moins intense, a cinq milles au vent de l'_Abraham-Lincoln_. Malgre la distance, malgre le bruit du vent et de la mer, on entendait distinctement les formidables battements de queue de l'animal et jusqu'a sa respiration haletante. Il semblait qu'au moment ou l'enorme narwal venait respirer a la surface de l'ocean, l'air s'engouffrait dans ses poumons, comme fait la vapeur dans les vastes cylindres d'une machine de deux mille chevaux. << Hum ! pensai-je, une baleine qui aurait la force d'un regiment de cavalerie, ce serait une jolie baleine ! >> On resta sur le qui-vive jusqu'au jour, et l'on se prepara au combat. Les engins de peche furent disposes le long des bastingages. Le second fit charger ces espingoles qui lancent un harpon a une distance d'un mille, et de longues canardieres a balles explosives dont la blessure est mortelle, meme aux plus puissants animaux. Ned Land s'etait contente d'affuter son harpon, arme terrible dans sa main. A six heures, l'aube commenca a poindre, et avec les premieres lueurs de l'aurore disparut l'eclat electrique du narwal. A sept heures, le jour etait suffisamment fait, mais une brume matinale tres epaisse retrecissait l'horizon, et les meilleures lorgnettes ne pouvaient la percer. De la, desappointement et colere. Je me hissai jusqu'aux barres d'artimon. Quelques officiers s'etaient deja perches a la tete des mats. A huit heures, la brume roula lourdement sur les flots, et ses grosses volutes se leverent peu a peu. L'horizon s'elargissait et se purifiait a la fois. Soudain, et comme la veille, la voix de Ned Land se fit entendre. << La chose en question, par babord derriere ! >> cria le harponneur. Tous les regards se dirigerent vers le point indique. La, a un mille et demi de la fregate, un long corps noiratre emergeait d'un metre au-dessus des flots. Sa queue, violemment agitee, produisait un remous considerable. Jamais appareil caudal ne battit la mer avec une telle puissance. Un immense sillage, d'une blancheur eclatante, marquait le passage de l'animal et decrivait une courbe allongee. La fregate s'approcha du cetace. Je l'examinai en toute liberte d'esprit. Les rapports du _Shannon_ et de l'_Helvetia_ avaient un peu exagere ses dimensions, et j'estimai sa longueur a deux cent cinquante pieds seulement. Quant a sa grosseur, je ne pouvais que difficilement l'apprecier ; mais, en somme, l'animal me parut etre admirablement proportionne dans ses trois dimensions. Pendant que j'observais cet etre phenomenal, deux jets de vapeur et d'eau s'elancerent de ses events, et monterent a une hauteur de quarante metres, ce qui me fixa sur son mode de respiration. J'en conclus definitivement qu'il appartenait a l'embranchement des vertebres, classe des mammiferes, sous-classe des monodelphiens, groupe des pisciformes, ordre des cetaces, famille... Ici, je ne pouvais encore me prononcer. L'ordre des cetaces comprend trois familles : les baleines, les cachalots et les dauphins, et c'est dans cette derniere que sont ranges les narwals. Chacune de ces famille se divise en plusieurs genres, chaque genre en especes, chaque espece en varietes. Variete, espece, genre et famille me manquaient encore, mais je ne doutais pas de completer ma classification avec l'aide du ciel et du commandant Farragut. L'equipage attendait impatiemment les ordres de son chef. Celui-ci, apres avoir attentivement observe l'animal, fit appeler l'ingenieur. L'ingenieur accourut. << Monsieur, dit le commandant, vous avez de la pression ? -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- Bien. Forcez vos feux, et a toute vapeur ! >> Trois hurrahs accueillirent cet ordre. L'heure de la lutte avait sonne. Quelques instants apres, les deux cheminees de la fregate vomissaient des torrents de fumee noire, et le pont fremissait sous le tremblotement des chaudieres. L'_Abraham-Lincoln_, chasse en avant par sa puissante helice, se dirigea droit sur l'animal. Celui-ci le laissa indifferemment s'approcher a une demi-encablure ; puis dedaignant de plonger, il prit une petite allure de fuite, et se contenta de maintenir sa distance. Cette poursuite se prolongea pendant trois quarts d'heure environ, sans que la fregate gagnat deux toises sur le cetace Il etait donc evident qu'a marcher ainsi, on ne l'atteindrait jamais Le commandant Farragut tordait avec rage l'epaisse touffe de poils qui foisonnait sous son menton. << Ned Land ? >> cria-t-il. Le Canadien vint a l'ordre. << Eh bien, maitre Land, demanda le commandant, me conseillez-vous encore de mettre mes embarcations a la mer ? -- Non, monsieur, repondit Ned Land, car cette bete-la ne se laissera prendre que si elle le veut bien. -- Que faire alors ? -- Forcer de vapeur si vous le pouvez, monsieur. Pour moi, avec votre permission, s'entend, je vais m'installer sous les sous-barbes de beaupre, et si nous arrivons a longueur de harpon, je harponne. -- Allez, Ned, repondit le commandant Farragut. Ingenieur, cria-t-il, faites monter la pression. >> Ned Land se rendit a son poste. Les feux furent plus activement pousses ; l'helice donna quarante-trois tours a la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jete, on constata que l'_Abraham-Lincoln_ marchait a raison de dix-huit milles cinq dixiemes a l'heure. Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixiemes. Pendant une heure encore, la fregate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise ! C'etait humiliant pour l'un des plus rapides marcheurs de la marine americaine. Une sourde colere courait parmi l'equipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d'ailleurs, dedaignait de leur repondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait. L'ingenieur fut encore une fois appele. << Vous avez atteint votre maximum de pression ? Lui demanda le commandant. -- Oui, monsieur, repondit l'ingenieur. -- Et vos soupapes sont chargees ?... -- A six atmospheres et demie. -- Chargez-les a dix atmospheres. >> Voila un ordre americain s'il en fut. On n'eut pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer une << concurrence >> ! << Conseil, dis-je a mon brave serviteur qui se trouvait pres de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter ? -- Comme il plaira a monsieur ! >> repondit Conseil. Eh bien ! je l'avouerai, cette chance, il ne me deplaisait pas de la risquer. Les soupapes furent chargees. Le charbon s'engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyerent des torrents d'air sur les brasiers. La rapidite de l'_Abraham Lincoln_ s'accrut. Ses mats tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumee pouvaient a peine trouver passage par les cheminees trop etroites. On jeta le loch une seconde fois. << Eh bien ! timonier ? demanda le commandant Farragut. -- Dix neuf milles trois dixiemes, monsieur. -- Forcez les feux. >> L'ingenieur obeit. Le manometre marqua dix atmospheres. Mais le cetace << chauffa >> lui aussi, sans doute, car, sans se gener, il fila ses dix-neuf milles et trois dixiemes. Quelle poursuite ! Non, je ne puis decrire l'emotion qui faisait vibrer tout mon etre. Ned Land se tenait a son poste, le harpon a la main. Plusieurs fois, l'animal se laissa approcher. << Nous le gagnons ! nous le gagnons ! >> s'ecria le Canadien. Puis, au moment ou il se disposait a frapper, le cetace se derobait avec une rapidite que je ne puis estimer a moins de trente milles a l'heure. Et meme, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la fregate en en faisant le tour ! Un cri de fureur s'echappa de toutes les poitrines ! A midi, nous n'etions pas plus avances qu'a huit heures du matin. Le commandant Farragut se decida alors a employer des moyens plus directs. << Ah ! dit-il, cet animal-la va plus vite que l'_Abraham-Lincoln_ ! Eh bien : nous allons voir s'il distancera ses boulets coniques. Maitre, des hommes a la piece de l'avant. >> Le canon de gaillard fut immediatement charge et braque. Le coup partit, mais le boulet passa a quelques pieds au-dessus du cetace, qui se tenait a un demi-mille. << A un autre plus adroit ! cria le commandant, et cinq cents dollars a qui percera cette infernale bete ! >> Un vieux canonnier a barbe grise - que je vois encore - , l'oeil calme, la physionomie froide, s'approcha de sa piece, la mit en position et visa longtemps. Une forte detonation eclata, a laquelle se melerent les hurrahs de l'equipage. Le boulet atteignit son but, il frappa l'animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre a deux milles en mer. << Ah ca ! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-la est donc blinde avec des plaques de six pouces ! -- Malediction ! >> s'ecria le commandant Farragut. La chasse recommenca, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit : << Je poursuivrai l'animal jusqu'a ce que ma fregate eclate ! -- Oui, repondis-je, et vous aurez raison ! >> On pouvait esperer que l'animal s'epuiserait, et qu'il ne serait pas indifferent a la fatigue comme une machine a vapeur. Mais il n'en fut rien. Les heures s'ecoulerent, sans qu'il donnat aucun signe d'epuisement. Cependant, il faut dire a la louange de l'_Abraham-Lincoln_ qu'il lutta avec une infatigable tenacite. Je n'estime pas a moins de cinq cents kilometres la distance qu'il parcourut pendant cette malencontreuse journee du 6 novembre ! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux ocean. En ce moment, je crus que notre expedition etait terminee, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais. A dix heures cinquante minutes du soir, la clarte electrique reapparut, a trois milles au vent de la fregate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit derniere. Le narwal semblait immobile. Peut-etre, fatigue de sa journee, dormait-il, se laissant aller a l'ondulation des lames ? Il y avait la une chance dont le commandant Farragut resolut de profiter. Il donna ses ordres. L'_Abraham-Lincoln_ fut tenu sous petite vapeur, et s'avanca prudemment pour ne pas eveiller son adversaire. Il n'est pas rare de rencontrer en plein ocean des baleines profondement endormies que l'on attaque alors avec succes, et Ned Land en avait harponne plus d'une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beaupre. La fregate s'approcha sans bruit, stoppa a deux encablures de l'animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus a bord. Un silence profond regnait sur le pont. Nous n'etions pas a cent pieds du foyer ardent, dont l'eclat grandissait et eblouissait nos yeux. En ce moment, penche sur la lisse du gaillard d'avant je voyais au-dessous de moi Ned Land, accroche d'une main a la martingale, de l'autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds a peine le separaient de l'animal immobile. Tout d'un coup, son bras se detendit violemment, et le harpon fut lance. J'entendis le choc sonore de l'arme, qui semblait avoir heurte un corps dur. La clarte electrique s'eteignit soudain, et deux enormes trombes d'eau s'abattirent sur le pont de la fregate, courant comme un torrent de l'avant a l'arriere, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes. Un choc effroyable se produisit, et, lance par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus precipite a la mer. VII UNE BALEINE D'ESPECE INCONNUE Bien que j'eusse ete surpris par cette chute inattendue, je n'en conservai pas moins une impression tres nette de mes sensations. Je fus d'abord entraine a une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans pretendre egaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maitres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tete. Deux vigoureux coups de talons me ramenerent a la surface de la mer. Mon premier soin fut de chercher des yeux la fregate. L'equipage s'etait-il apercu de ma disparition ? L'_Abraham-Lincoln_ avait-il vire de bord ? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation a la mer ? Devais-je esperer d'etre sauve ? Les tenebres etaient profondes. J'entrevis une masse noire qui disparaissait vers l'est, et dont les feux de position s'eteignirent dans l'eloignement. C'etait la fregate. Je me sentis perdu. << A moi ! a moi ! >> criai-je. en nageant vers l'_Abraham-Lincoln_ d'un bras desespere. Mes vetements m'embarrassaient. L'eau les collait a mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais ! je suffoquais !... << A moi ! >> Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s'emplit d'eau. Je me debattis, entraine dans l'abime... Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramene a la surface de lamer, et j'entendis, oui, j'entendis ces paroles prononcees a mon oreille : << Si monsieur veut avoir l'extreme obligeance de s'appuyer sur mon epaule, monsieur nagera beaucoup plus a son aise. >> Je saisis d'une main le bras de mon fidele Conseil. << Toi ! dis-je, toi ! -- Moi-meme, repondit Conseil, et aux ordres de monsieur. -- Et ce choc t'a precipite en meme temps que moi a la mer ? -- Nullement. Mais etant au service de monsieur, j'ai suivi monsieur ! >> Le digne garcon trouvait cela tout naturel ! << Et la fregate ? demandai-je. -- La fregate ! repondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle ! -- Tu dis ? -- Je dis qu'au moment ou je me precipitai a la mer, j'entendis les hommes de barre s'ecrier : << L'helice et le gouvernail sont brises... >> -- Brises ? -- Oui ! brises par la dent du monstre. C'est la seule avarie, je pense, que l'_Abraham-Lincoln_ ait eprouvee. Mais, circonstance facheuse pour nous, il ne gouverne plus. -- Alors, nous sommes perdus ! -- Peut-etre, repondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses ! >> L'imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement ; mais, gene par mes vetements qui me serraient comme un chape de plomb, j'eprouvais une extreme difficulte a me soutenir. Conseil s'en apercut. << Que monsieur me permette de lui faire une incision >>, dit-il. Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d'un coup rapide. Puis, il m'en debarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux. A mon tour, je rendis le meme service a Conseil, et nous continuames de << naviguer >> l'un pres de l'autre. Cependant, la situation n'en etait pas moins terrible. Peut-etre notre disparition n'avait-elle pas ete remarquee, et l'eut-elle ete, la fregate ne pouvait revenir sous le vent a nous, etant demontee de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations. Conseil raisonna froidement dans cette hypothese et fit son plan en consequence. Etonnante nature ! Ce phlegmatique garcon etait la comme chez lui ! Il fut donc decide que notre seule chance de salut etant d'etre recueillis par les embarcations de l'_Abraham-Lincoln_, nous devions nous organiser de maniere a les attendre le plus longtemps possible. Je resolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les epuiser simultanement, et voici ce qui fut convenu : pendant que l'un de nous, etendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croises, les jambes allongees, l'autre nagerait et le pousserait en avant. Ce role de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-etre jusqu'au lever du jour. Faible chance ! mais l'espoir est si fortement enracine au coeur de l'homme ! Puis, nous etions deux. Enfin je l'affirme bien que cela paraisse improbable - , si je cherchais a detruire en moi toute illusion, si je voulais << desesperer >>, je ne le pouvais pas ! La collision de la fregate et du cetace s'etait produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu'au lever du soleil. Operation rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais a percer du regard ces epaisses tenebres que rompait seule la phosphorescence provoquee par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eut dit que nous etions plonges dans un bain de mercure. Vers une heure du matin, je fus pris d'une extreme fatigue. Mes membres se raidirent sous l'etreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J'entendis bientot haleter le pauvre garcon ; sa respiration devint courte et pressee. Je compris qu'il ne pouvait resister longtemps. << Laisse-moi ! laisse-moi ! lui dis-je. -- Abandonner monsieur ! jamais ! repondit-il. Je compte bien me noyer avant lui ! >> En ce moment, la lune apparut a travers les franges d'un gros nuage que le vent entrainait dans l'est. La surface de la mer etincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumiere ranima nos forces. Ma tete se redressa. Mes regards se porterent a tous les points de l'horizon. J'apercus la fregate. Elle etait a cinq mille de nous, et ne formait plus qu'une masse sombre, a peine appreciable ! Mais d'embarcations, point ! Je voulus crier. A quoi bon, a pareille distance ! Mes levres gonflees ne laisserent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l'entendis repeter a plusieurs reprises : << A nous ! a nous ! >> Nos mouvements un instant suspendus, nous ecoutames. Et, fut-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppresse emplit l'oreille, mais il me sembla qu'un cri repondait au cri de Conseil. << As-tu entendu ? murmurai-je. -- Oui ! oui ! >> Et Conseil jeta dans l'espace un nouvel appel desespere. Cette fois, pas d'erreur possible ! Une voix humaine repondait a la notre ! Etait-ce la voix de quelque infortune, abandonne au milieu de l'Ocean, quelque autre victime du choc eprouve par le navire ? Ou plutot une embarcation de la fregate ne nous helait-elle pas dans l'ombre ? Conseil fit un supreme effort, et, s'appuyant sur mon epaule, tandis que je resistais dans une derniere convulsion, il se dressa a demi hors de l'eau et retomba epuise. << Qu'as-tu vu ? -- J'ai vu... murmura-t-il, j'ai vu... mais ne parlons pas... gardons toutes nos forces !... >> Qu'avait-il vu ? Alors, je ne sais pourquoi, la pensee du monstre me vint pour la premiere fois a l'esprit !... Mais cette voix cependant ?... Les temps ne sont plus ou les Jonas se refugient dans le ventre des baleines ! Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tete, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel repondait une voix de plus en plus rapprochee. Je l'entendais a peine. Mes forces etaient a bout ; mes doigts s'ecartaient ; ma main ne me fournissait plus un point d'appui ; ma bouche, convulsivement ouverte, s'emplissait d'eau salee ; le froid m'envahissait. Je relevai la tete une derniere fois, puis, je m'abimai... En cet instant, un corps dur me heurta. Je m'y cramponnai. Puis, je sentis qu'on me retirait, qu'on me ramenait a la surface de l'eau, que ma poitrine se degonflait, et je m'evanouis... Il est certain que je revins promptement a moi, grace a de vigoureuses frictions qui me sillonnerent le corps. J'entr'ouvris les yeux... << Conseil ! murmurai-je. -- Monsieur m'a sonne ? >> repondit Conseil. En ce moment, aux dernieres clartes de la lune qui s'abaissait vers l'horizon, j'apercus une figure qui n'etait pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitot. << Ned ! m'ecriai-je -- En personne, monsieur, et qui court apres sa prime ! repondit le Canadien. -- Vous avez ete precipite a la mer au choc de la fregate ? -- Oui, monsieur le professeur, mais plus favorise que vous, j'ai pu prendre pied presque immediatement sur un ilot flottant. -- Un ilot ? -- Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque. -- Expliquez-vous, Ned. -- Seulement, j'ai bientot compris pourquoi mon harpon n'avait pu l'entamer et s'etait emousse sur sa peau. -- Pourquoi, Ned, pourquoi ? -- C'est que cette bete-la, monsieur le professeur, est faite en tole d'acier ! >> Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je controle moi-meme mes assertions. Les dernieres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l'etre ou de l'objet a demi immerge qui nous servait de refuge. Je l'eprouvai du pied. C'etait evidemment un corps dur, impenetrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammiferes marins. Mais ce corps dur pouvait etre une carapace osseuse, semblable a celle des animaux antediluviens, et j'en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators. Eh bien ! non ! Le dos noiratre qui me supportait etait lisse, poli, non imbrique. Il rendait au choc une sonorite metallique, et, si incroyable que cela fut, il semblait que, dis-je, il etait fait de plaques boulonnees. Le doute n'etait pas possible ! L'animal, le monstre, le phenomene naturel qui avait intrigue le monde savant tout entier, bouleverse et fourvoye l'imagination des marins des deux hemispheres, il fallait bien le reconnaitre, c'etait un phenomene plus etonnant encore, un phenomene de main d'homme. La decouverte de l'existence de l'etre le plus fabuleux, le plus mythologique, n'eut pas, au meme degre, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Createur, c'est tout simple. Mais trouver tout a coup, sous ses yeux, l'impossible mysterieusement et humainement realise, c'etait a confondre l'esprit ! Il n'y avait pas a hesiter cependant. Nous etions etendus sur le dos d'une sorte de bateau sous-marin, qui presentait, autant que j'en pouvais juger, la forme d'un immense poisson d'acier. L'opinion de Ned Land etait faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pumes que nous y ranger. << Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mecanisme de locomotion et un equipage pour le manoeuvrer ? -- Evidemment, repondit le harponneur, et neanmoins, depuis trois heures que j'habite cette ile flottante, elle n'a pas donne signe de vie. -- Ce bateau n'a pas marche ? -- Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au gre des lames, mais il ne bouge pas. -- Nous savons, a n'en pas douter, cependant, qu'il est doue d'une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mecanicien pour conduire cette machine, j'en conclus... que nous sommes sauves. -- Hum ! >> fit Ned Land d'un ton reserve. En ce moment, et comme pour donner raison a mon argumentation, un bouillonnement se fit a l'arriere de cet etrange appareil, dont le propulseur etait evidemment une helice, et il se mit en mouvement. Nous n'eumes que le temps de nous accrocher a sa partie superieure qui emergeait de quatre-vingts centimetres environ. Tres heureusement sa vitesse n'etait pas excessive. << Tant qu'il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n'ai rien a dire. Mais s'il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau ! >> Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de communiquer avec les etres quelconques renfermes dans les flancs de cette machine. Je cherchai a sa surface une ouverture, un panneau, << un trou d'homme >>, pour employer l'expression technique ; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des toles, etaient nettes et uniformes. D'ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscurite profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de penetrer a l'interieur de ce bateau sous-marin. Ainsi donc, notre salut dependait uniquement du caprice des mysterieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s'ils plongeaient, nous etions perdus ! Ce cas excepte, je ne doutais pas de la possibilite d'entrer en relations avec eux. Et, en effet, s'ils ne faisaient pas eux-memes leur air, il fallait necessairement qu'ils revinssent de temps en temps a la surface de l'Ocean pour renouveler leur provision de molecules respirables. Donc, necessite d'une ouverture qui mettait l'interieur du bateau en communication avec l'atmosphere. Quant a l'espoir d'etre sauve par le commandant Farragut, il fallait y renoncer completement. Nous etions entraines vers l'ouest, et j'estimai que notre vitesse, relativement moderee, atteignait douze milles a l'heure. L'helice battait les flots avec une regularite mathematique, emergeant quelquefois et faisant jaillir l'eau phosphorescente a une grande hauteur. Vers quatre heures du matin, la rapidite de l'appareil s'accrut. Nous resistions difficilement a ce vertigineux entrainement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixe a la partie superieure du dos de tole, et nous parvinmes a nous y accrocher solidement. Enfin cette longue nuit s'ecoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d'en retracer toutes les impressions. Un seul detail me revient a l'esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d'harmonie fugitive produite par des accords lointains. Quel etait donc le mystere de cette navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement l'explication ? Quels etres vivaient dans cet etrange bateau ? Quel agent mecanique lui permettait de se deplacer avec une si prodigieuse vitesse ? Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tarderent pas a se dechirer. J'allais proceder a un examen attentif de la coque qui formait a sa partie superieure une sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s'enfoncer peu a peu. << Eh ! mille diables ! s'ecria Ned Land, frappant du pied la tole sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers ! >> Mais il etait difficile de se faire entendre au milieu des battements assourdissants de l'helice. Heureusement, le mouvement d'immersion s'arreta. Soudain, un bruit de ferrures violemment poussees se produisit a l'interieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre et disparut aussitot. Quelques instants apres, huit solides gaillards, le visage voile, apparaissaient silencieusement, et nous entrainaient dans leur formidable machine. VIII _MOBILIS IN MOBILE_ Cet enlevement, si brutalement execute, s'etait accompli avec la rapidite de l'eclair. Mes compagnons et moi, nous n'avions pas eu le temps de nous reconnaitre. Je ne sais ce qu'ils eprouverent en se sentant introduits dans cette prison flottante ; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaca l'epiderme. A qui avions-nous affaire ? Sans doute a quelques pirates d'une nouvelle espece qui exploitaient la mer a leur facon. A peine l'etroit panneau fut-il referme sur moi, qu'une obscurite profonde m'enveloppa. Mes yeux, impregnes de la lumiere exterieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux echelons d'une echelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas de l'echelle, une porte s'ouvrit et se referma immediatement sur nous avec un retentissement sonore. Nous etions seuls. Ou ? Je ne pouvais le dire, a peine l'imaginer. Tout etait noir, mais d'un noir si absolu, qu'apres quelques minutes, mes yeux n'avaient encore pu saisir une de ces lueurs indeterminees qui flottent dans les plus profondes nuits. Cependant, Ned Land, furieux de ces facons de proceder, donnait un libre cours a son indignation. << Mille diables ! s'ecriait-il, voila des gens qui en remonteraient aux Caledoniens pour l'hospitalite ! Il ne leur manque plus que d'etre anthropophages ! Je n'en serais pas surpris, mais je declare que l'on ne me mangera pas sans que je proteste ! -- Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, repondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l'heure. Nous ne sommes pas encore dans la rotissoire ! -- Dans la rotissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, a coup sur ! Il y fait assez noir. Heureusement, mon _bowie-kniff_ ne m'a pas quitte, et j'y vois toujours assez clair pour m'en servir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi... -- Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par d'inutiles violences. Qui sait si on ne nous ecoute pas ! Tachons plutot de savoir ou nous sommes ! >> Je marchai en tatonnant. Apres cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de toles boulonnees. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, pres de laquelle etaient ranges plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une epaisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne revelaient aucune trace de porte ni de fenetre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revinmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant a sa hauteur, Ned Land, malgre sa grande taille, ne put la mesurer. Une demi-heure s'etait deja ecoulee sans que la situation se fut modifiee, quand, d'une extreme obscurite, nos yeux passerent subitement a la plus violente lumiere. Notre prison s'eclaira soudain, c'est-a-dire qu'elle s'emplit d'une matiere lumineuse tellement vive que je ne pus d'abord en supporter l'eclat. A sa blancheur, a son intensite, je reconnus cet eclairage electrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un magnifique phenomene de phosphorescence. Apres avoir involontairement ferme les yeux, je les rouvris, et je vis que l'agent lumineux s'echappait d'un demi-globe depoli qui s'arrondissait a la partie superieure de la cabine. << Enfin ! on y voit clair ! s'ecria Ned Land, qui, son couteau a la main, se tenait sur la defensive. -- Oui, repondis-je, risquant l'antithese, mais la situation n'en est pas moins obscure. -- Que monsieur prenne patience >>, dit l'impassible Conseil. Le soudain eclairage de la cabine m'avait permis d'en examiner les moindres details. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait etre hermetiquement fermee. Aucun bruit n'arrivait a notre oreille. Tout semblait mort a l'interieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il a la surface de l'Ocean, s'enfoncait-il dans ses profondeurs ? Je ne pouvais le deviner. Cependant, le globe lumineux ne s'etait pas allume sans raison. j'esperais donc que les hommes de l'equipage ne tarderaient pas a se montrer. Quand on veut oublier les gens, on n'eclaire pas les oubliettes. Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte s'ouvrit, deux hommes parurent. L'un etait de petite taille, vigoureusement muscle, large d'epaules, robuste de membres, la tete forte, la chevelure abondante et noire, la moustache epaisse, le regard vif et penetrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacite meridionale qui caracterise en France les populations provencales. Diderot a tres justement pretendu que le geste de l'homme est metaphorique, et ce petit homme en etait certainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopees, les metonymies et les hypallages. Ce que. d'ailleurs, je ne fus jamais a meme de verifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incomprehensible. Le second inconnu merite une description plus detaillee. Un disciple de Gratiolet ou d'Engel eut lu sur sa physionomie a livre ouvert. Je reconnus sans hesiter ses qualites dominantes - la confiance en lui, car sa tete se degageait noblement sur l'arc forme par la ligne de ses epaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance : - le calme, car sa peau, pale plutot que coloree, annoncait la tranquillite du sang ; - l'energie, que demontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers ; le courage enfin, car sa vaste respiration denotait une grande expansion vitale. J'ajouterai que cet homme etait fier, que son regard ferme et calme semblait refleter de hautes pensees, et que de tout cet ensemble, de l'homogeneite des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l'observation des physionomistes, resultait une indiscutable franchise. Je me sentis << involontairement >> rassure en sa presence, et j'augurai bien de notre entrevue. Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n'aurais pu le preciser. Sa taille etait haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinee. ses dents magnifiques, ses mains fines, allongees, eminemment << psychiques >> pour employer un mot de la chirognomonie, c'est-a-dire dignes de servir une ame haute et passionnee. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j'eusse jamais rencontre. Detail particulier, ses yeux, un peu ecartes l'un de l'autre, pouvaient embrasser simultanement pres d'un quart de l'horizon. Cette faculte je l'ai verifie plus tard se doublait d'une puissance de vision encore superieure a celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se froncait, ses larges paupieres se rapprochaient de maniere a circonscrire la pupille des yeux et a retrecir ainsi l'etendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les objets rapetisses par l'eloignement ! comme il vous penetrait jusqu'a l'ame ! comme il percait ces nappes liquides, si opaques a nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers !... Les deux inconnus, coiffes de berets faits d'une fourrure de loutre marine, et chausses de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vetements d'un tissu particulier, qui degageaient la taille et laissaient une grande liberte de mouvements. Le plus grand des deux evidemment le chef du bord - nous examina avec une extreme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s'entretint avec lui dans une langue que je ne pus reconnaitre. C'etait un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises a une accentuation tres variee. L'autre repondit par un hochement de tete, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incomprehensibles. Puis du regard il parut m'interroger directement. Je repondis, en bon francais, que je n'entendais point son langage ; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante. << Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront peut-etre quelques mots ! >> Je recommencai le recit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul detail. Je declinai nos noms et qualites ; puis, je presentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maitre Ned Land, le harponneur. L'homme aux yeux doux et calmes m'ecouta tranquillement, poliment meme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n'indiqua qu'il eut compris mon histoire. Quand j'eus fini, il ne prononca pas un seul mot. Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-etre se ferait-on entendre dans cette langue qui est a peu pres universelle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d'une maniere suffisante pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se faire comprendre. << Allons, a votre tour, dis-je au harponneur. A vous, maitre Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu'ait jamais parle un Anglo-Saxon. et tachez d'etre plus heureux que moi. >> Ned ne se fit pas prier et recommenca mon recit que je compris a peu pres. Le fond fut le meme, mais la forme differa. Le Canadien, emporte par son caractere, y mit beaucoup d'animation. Il se plaignit violemment d'etre emprisonne au mepris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l'_habeas corpus_, menaca de poursuivre ceux qui le sequestraient indument, se demena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim. Ce qui etait parfaitement vrai, mais nous l'avions a peu pres oublie. A sa grande stupefaction, le harponneur ne parut pas avoir ete plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillerent pas. Il etait evident qu'ils ne comprenaient ni la langue d'Arago ni celle de Faraday. Fort embarrasse, apres avoir epuise vainement nos ressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit : << Si monsieur m'y autorise, je raconterai la chose en allemand. -- Comment ! tu sais l'allemand ? m'ecriai-je. -- Comme un Flamand, n'en deplaise a monsieur. -- Cela me plait, au contraire. Va, mon garcon. >> Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisieme fois les diverses peripeties de notre histoire. Mais, malgre les elegantes tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n'eut aucun succes. Enfin, pousse a bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premieres etudes, et j'entrepris de narrer nos aventures en latin. Ciceron se fut bouche les oreilles et m'eut renvoye a la cuisine, mais cependant, je parvins a m'en tirer. Meme resultat negatif. Cette derniere tentative definitivement avortee, les deux inconnus echangerent quelques mots dans leur incomprehensible langage, et se retirerent, sans meme nous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma. << C'est une infamie ! s'ecria Ned Land, qui eclata pour la vingtieme fois. Comment ! on leur parle francais, anglais, allemand, latin, a ces coquins-la, et il n'en est pas un qui ait la civilite de repondre ! Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colere ne menerait a rien. -- Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible compagnon, que l'on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer ? -- Bah ! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir longtemps ! -- Mes amis, dis-je, il ne faut pas se desesperer. Nous nous sommes trouves dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d'attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l'equipage de ce bateau. -- Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins... -- Bon ! et de quel pays ? -- Du pays des coquins ! -- Mon brave Ned, ce pays-la n'est pas encore suffisamment indique sur la mappemonde, et j'avoue que la nationalite de ces deux inconnus est difficile a determiner ! Ni Anglais, ni Francais, ni Allemands, voila tout ce que l'on peut affirmer. Cependant, je serais tente d'admettre que ce commandant et son second sont nes sous de basses latitudes. Il y a du meridional en eux. Mais sont-ils espagnols, turcs, arabes ou indiens, c'est ce que leur type physique ne me permet pas de decider. Quant a leur langage. il est absolument incomprehensible. Voila le desagrement de ne pas savoir toutes les langues, repondit Conseil, ou le desavantage de ne pas avoir une langue unique ! -- Ce qui ne servirait a rien ! repondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-la ont un langage a eux, un langage invente pour desesperer les braves gens qui demandent a diner ! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les machoires, happer des dents et des levres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste ? Est-ce que cela ne veut pas dire a Quebec comme aux Pomotou, a Paris comme aux antipodes : J'ai faim ! donnez-moi a manger !... -- Oh ! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes !... >> Comme il disait ces mots, la porte s'ouvrit. Un stewart entra. Il nous apportait des vetements, vestes et culottes de mer, faites d'une etoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hatai de les revetir, et mes compagnons m'imiterent. Pendant ce temps, le stewart muet, sourd peut-etre avait dispose la table et place trois couverts. << Voila quelque chose de serieux, dit Conseil, et cela s'annonce bien. -- Bah ! repondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu'on mange ici ? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien de mer ! -- Nous verrons bien ! >> dit Conseil. Les plats, recouverts de leur cloche d'argent, furent symetriquement poses sur la nappe, et nous primes place a table. Decidement, nous avions affaire a des gens civilises, et sans la lumiere electrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle a manger de l'hotel Adelphi, a Liverpool, ou du Grand-Hotel, a Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L'eau etait fraiche et limpide, mais c'etait de l'eau - ce qui ne fut pas du gout de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons delicatement appretes ; mais, sur certains plats, excellents d'ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n'aurais meme su dire a quel regne, vegetal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il etait elegant et d'un gout parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entouree d'une devise en exergue, et dont voici le _fac-simile_ exact : _Mobile dans l'element mobile !_ Cette devise s'appliquait justement a cet appareil sous-marin, a la condition de traduire la preposition _in_ par _dans_ et non par sur. La lettre N formait sans doute l'initiale du nom de l'enigmatique personnage qui commandait au fond des mers ! Ned et Conseil ne faisaient pas tant de reflexions. Ils devoraient, et je ne tardai pas a les imiter. J'etais, d'ailleurs, rassure sur notre sort, et il me paraissait evident que nos hotes ne voulaient pas nous laisser mourir d'inanition. Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, meme la faim de gens qui n'ont pas mange depuis quinze heures. Notre appetit satisfait, le besoin de sommeil se fit imperieusement sentir. Reaction bien naturelle, apres l'interminable nuit pendant laquelle nous avions lutte contre la mort. << Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil. -- Et moi, je dors ! >> repondit Ned Land. Mes deux compagnons s'etendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientot plonges dans un profond sommeil. Pour mon compte, je cedai moins facilement a ce violent besoin de dormir. Trop de pensees s'accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s'y pressaient, trop d'images tenaient mes paupieres entr'ouvertes ! Ou etions-nous ? Quelle etrange puissance nous emportait ? Je sentais - ou plutot je croyais sentir - l'appareil s'enfoncer vers les couches les plus reculees de la mer. De violents cauchemars m'obsedaient. J'entrevoyais dans ces mysterieux asiles tout un monde d'animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait etre le congenere, vivant, se mouvant, formidable comme eux !... Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientot dans un morne sommeil. IX LES COLERES DE NED LAND Quelle fut la duree de ce sommeil, je l'ignore ; mais il dut etre long, car il nous reposa completement de nos fatigues. Je me reveillai le premier. Mes compagnons n'avaient pas encore bouge, et demeuraient etendus dans leur coin comme des masses inertes. A peine releve de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau degage, mon esprit net. Je recommencai alors un examen attentif de notre cellule. Rien n'etait change a ses dispositions interieures. La prison etait restee prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n'indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai serieusement si nous etions destines a vivre indefiniment dans cette cage. Cette perspective me sembla d'autant plus penible que, si mon cerveau etait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singulierement oppressee. Ma respiration se faisait difficilement. L'air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fut vaste, il etait evident que nous avions consomme en grande partie l'oxygene qu'elle contenait. En effet, chaque homme depense en une heure, l'oxygene renferme dans cent litres d'air et cet air, charge alors d'une quantite presque egale d'acide carbonique, devient irrespirable. Il etait donc urgent de renouveler l'atmosphere de notre prison, et, sans doute aussi, L'atmosphere du bateau sous-marin. La se posait une question a mon esprit. Comment procedait le commandant de cette demeure flottante ? Obtenait-il de l'air par des moyens chimiques, en degageant par la chaleur l'oxygene contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l'acide carbonique par la potasse caustique ? Dans ce cas, il devait avoir conserve quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matieres necessaires a cette operation. Se bornait-il seulement a emmagasiner l'air sous de hautes pressions dans des reservoirs, puis a le repandre suivant les besoins de son equipage ? Peut-etre. Ou, procede plus commode. plus economique, et par consequent plus probable, se contentait-il de revenir respirer a la surface des eaux, comme un cetace. et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d'atmosphere ? Quoi qu'il en soit. et quelle que fut la methode, il me paraissait prudent de l'employer sans retard. En effet, j'etais deja reduit a multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d'oxygene qu'elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraichi par un courant d'air pur et tout parfume d'emanations salines. C'etait bien la brise de mer, vivifiante et chargee d'iode ! J'ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturerent de fraiches molecules. En meme temps, je sentis un balancement, un roulis de mediocre amplitude, mais parfaitement determinable. Le bateau, le monstre de tole venait evidemment de remonter a la surface de l'Ocean pour y respirer a la facon des baleines. Le mode de ventilation du navire etait donc parfaitement reconnu. Lorsque j'eus absorbe cet air pur a pleine poitrine, je cherchai le conduit, l'<< aerifere >>, si l'on veut, qui laissait arriver jusqu'a nous ce bienfaisant effluve. et je ne tardai pas a le trouver. Au-dessus de la porte s'ouvrait un trou d'aerage laissant passer une fraiche colonne d'air, qui renouvelait ainsi l'atmosphere appauvrie de la cellule. J'en etais la de mes observations, quand Ned et Conseil s'eveillerent presque en meme temps, sous l'influence de cette aeration revivifiante. Ils se frotterent les yeux, se detirerent les bras et furent sur pied en un instant. << Monsieur a bien dormi ? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne. -- Fort bien, mon brave garcon, repondis-je. Et, vous, maitre Ned Land ? -- Profondement, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer ? >> Un marin ne pouvait s'y meprendre, et je racontai au Canadien ce qui s'etait passe pendant son sommeil. << Bon ! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le pretendu narwal se trouvait en vue de l'_Abraham-Lincoln_. -- Parfaitement, maitre Land, c'etait sa respiration ! -- Seulement, monsieur Aronnax, je n'ai aucune idee de l'heure qu'il est, a moins que ce ne soit l'heure du diner ? -- L'heure du diner, mon digne harponneur ? Dites, au moins, l'heure du dejeuner, car nous sommes certainement au lendemain d'hier. -- Ce qui demontre, repondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil. -- C'est mon avis. repondis-je. -- Je ne vous contredis point, repliqua Ned Land. Mais diner ou dejeuner, le stewart sera le bienvenu, qu'il apporte l'un ou l'autre. -- L'un et l'autre, dit Conseil -- Juste, repondit le Canadien, nous avons droit a deux repas, et pour mon compte, je ferai honneur a tous les deux. -- Eh bien ! Ned, attendons, repondis-je. Il est evident que ces inconnus n'ont pas l'intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le diner d'hier soir n'aurait aucun sens. -- A moins qu'on ne nous engraisse ! riposta Ned. -- Je proteste, repondis-je. Nous ne sommes point tombes entre les mains de cannibales ! -- Une fois n'est pas coutume, repondit serieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-la ne sont pas prives depuis longtemps de chair fraiche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constitues comme monsieur le professeur, son domestique et moi... -- Chassez ces idees, maitre Land, repondis-je au harponneur, et surtout. ne partez pas de la pour vous emporter contre nos hotes, ce qui ne pourrait qu'aggraver la situation. -- En tout cas, dit le harponneur, j'ai une faim de tous les diables, et diner ou dejeuner, le repas n'arrive guere ! -- Maitre Land, repliquai-je, il faut se conformer au reglement du bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maitre-coq. -- Eh bien ! on le mettra a l'heure, repondit tranquillement Conseil. -- Je vous reconnais la, ami Conseil, riposta l'impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs ! Toujours calme ! Vous seriez capable de dire vos graces avant votre benedicite, et de mourir de faim plutot que de vous plaindre ! -- A quoi cela servirait-il ? demanda Conseil. -- Mais cela servirait a se plaindre ! C'est deja quelque chose. Et si ces pirates -- je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le professeur qui defend de les appeler cannibales -- , si ces pirates se figurent qu'ils vont me garder dans cette cage ou j'etouffe, sans apprendre de quels jurons j'assaisonne mes emportements, ils se trompent ! Voyons, monsieur Aronnax. parlez franchement. Croyez-vous qu'ils nous tiennent longtemps dans cette boite de fer ? -- A dire vrai, je n'en sais pas plus long que vous, ami Land. -- Mais enfin, que supposez-vous ? -- Je suppose que le hasard nous a rendus maitres d'un secret important. Or, l'equipage de ce bateau sous-marin a interet a le garder, et si cet interet est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence tres compromise. Dans le cas contraire, a la premiere occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habite par nos semblables. -- A moins qu'il ne nous enrole parmi son equipage, dit Conseil, et qu'il nous garde ainsi... -- Jusqu'au moment, repliqua Ned Land, ou quelque fregate, plus rapide ou plus adroite que l'_Abraham-Lincoln_, s'emparera de ce nid de forbans, et enverra son equipage et nous respirer une derniere fois au bout de sa grand'vergue. -- Bien raisonne, maitre Land, repliquai-je. Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de proposition a cet egard. Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le cas echeant. Je vous le repete, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu'il n'y a rien a faire. -- Au contraire ! monsieur le professeur, repondit le harponneur, qui n'en voulait pas demordre, il faut faire quelque chose. -- Eh ! quoi donc, maitre Land ? -- Nous sauver. -- Se sauver d'une prison << terrestre >> est souvent difficile, mais d'une prison sous-marine, cela me parait absolument impraticable. -- Allons, ami Ned, demanda Conseil, que repondez-vous a l'objection de monsieur ? Je ne puis croire qu'un Americain soit jamais a bout de ressources ! >> Le harponneur. visiblement embarrasse, se taisait. Une fuite, dans les conditions ou le hasard nous avait jetes, etait absolument impossible. Mais un Canadien est a demi francais, et maitre Ned Land le fit bien voir par sa reponse. << Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il apres quelques instants de reflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s'echapper de leur prison ? -- Non, mon ami. -- C'est bien simple, il faut qu'ils s'arrangent de maniere a y rester. -- Parbleu ! fit Conseil, vaut encore mieux etre dedans que dessus ou dessous ! -- Mais apres avoir jete dehors geoliers, porte-clefs et gardiens, ajouta Ned Land. -- Quoi, Ned ? vous songeriez serieusement a vous emparer de ce batiment ? -- Tres serieusement, repondit le Canadien. -- C'est impossible. -- Pourquoi donc, monsieur ? Il peut se presenter quelque chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empecher d'en profiter. S'ils ne sont qu'une vingtaine d'hommes a bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Francais et un Canadien, je suppose ! >> Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de repondre : << Laissons venir les circonstances, maitre Land, et nous verrons. Mais, jusque-la, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n'est pas en vous emportant que vous ferez naitre des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colere. -- Je vous le promets, monsieur le professeur, repondit Ned Land d'un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien meme le service de la table ne se ferait pas avec toute la regularite desirable. -- J'ai votre parole, Ned >>, repondis-je au Canadien. Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit a reflechir a part soi. J'avouerai que, pour mon compte, et malgre l'assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n'admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parle. Pour etre si surement manoeuvre, le bateau sous-marin exigeait un nombreux equipage, et consequemment, dans le cas d'une lutte, nous aurions affaire a trop forte partie. D'ailleurs, il fallait, avant tout, etre libres, et nous ne l'etions pas. Je ne voyais meme aucun moyen de fuir cette cellule de tole si hermetiquement fermee. Et pour peu que l'etrange commandant de ce bateau eut un secret a garder -- ce qui paraissait au moins probable il ne nous laisserait pas agir librement a son bord. Maintenant, se debarrasserait-il de nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre ? C'etait la l'inconnu. Toutes ces hypotheses me semblaient extremement plausibles, et il fallait etre un harponneur pour esperer de reconquerir sa liberte. Je compris d'ailleurs que les idees de Ned Land s'aigrissaient avec les reflexions qui s'emparaient de son cerveau. J'entendais peu a peu les jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menacants. Il se levait, tournait comme une bete fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D'ailleurs, le temps s'ecoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c'etait oublier trop longtemps notre position de naufrages, si l'on avait reellement de bonnes intentions a notre egard. Ned Land, tourmente par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgre sa parole, je craignais veritablement une explosion, lorsqu'il se trouverait en presence de l'un des hommes du bord. Pendant deux heures encore, la colere de Ned Land s'exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tole etaient sourdes. Je n'entendais meme aucun bruit a l'interieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j'aurais evidemment senti les fremissements de la coque sous l'impulsion de l'helice. Plonge sans doute dans l'abime des eaux, il n'appartenait plus a la terre. Tout ce morne silence etait effrayant. Quant a notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n'osais estimer ce qu'il pourrait durer. Les esperances que j'avais concues apres notre entrevue avec le commandant du bord s'effacaient peu a peu. La douceur du regard de cet homme, l'expression genereuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet enigmatique personnage tel qu'il devait etre, necessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en dehors de l'humanite, inaccessible a tout sentiment de pitie, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait du vouer une imperissable haine ! Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser perir d'inanition, enfermes dans cette prison etroite livres a ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche ? Cette affreuse pensee prit dans mon esprit une intensite terrible, et l'imagination aidant, je me sentis envahir par une epouvante insensee. Conseil restait calme, Ned Land rugissait. En ce moment, un bruit se fit entendre exterieurement. Des pas resonnerent sur la dalle de metal. Les serrures furent fouillees, la porte s'ouvrit, le stewart parut. Avant que j'eusse fait un mouvement pour l'en empecher, le Canadien s'etait precipite sur ce malheureux ; il l'avait renverse ; il le tenait a la gorge. Le stewart etouffait sous sa main puissante. Conseil cherchait deja a retirer des mains du harponneur sa victime a demi suffoquee, et j'allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus cloue a ma place par ces mots prononces en francais : << Calmez-vous, maitre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m'ecouter ! >> X L'HOMME DES EAUX C'etait le commandant du bord qui parlait ainsi. A ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque etrangle sortit en chancelant sur un signe de son maitre ; mais tel etait l'empire du commandant a son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait etre anime contre le Canadien. Conseil, interesse malgre lui, moi stupefait, nous attendions en silence le denouement de cette scene. Le commandant, appuye sur l'angle de la table, les bras croises, nous observait avec une profonde attention. Hesitait-il a parler ? Regrettait-il ces mots qu'il venait de prononcer en francais ? On pouvait le croire. Apres quelques instants d'un silence qu'aucun de nous ne songea a interrompre : << Messieurs, dit-il d'une voix calme et penetrante, je parle egalement le francais, l'anglais, l'allemand et le latin. J'aurais donc pu vous repondre des notre premiere entrevue, mais je voulais vous connaitre d'abord, reflechir ensuite. Votre quadruple recit, absolument semblable au fond, m'a affirme l'identite de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma presence monsieur Pierre Aronnax, professeur d'histoire naturelle au Museum de Paris, charge d'une mission scientifique a l'etranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d'origine canadienne, harponneur a bord de la fregate l'_Abraham-Lincoln_, de la marine nationale des Etats-Unis d'Amerique. >> Je m'inclinai d'un air d'assentiment. Ce n'etait pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de reponse a faire. Cet homme s'exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase etait nette, ses mots justes, sa facilite d'elocution remarquable. Et cependant, je ne << sentais >> pas en lui un compatriote. Il reprit la conversation en ces termes : << Vous avez trouve sans doute, monsieur, que j'ai longtemps tarde a vous rendre cette seconde visite. C'est que, votre identite reconnue, je voulais peser murement le parti a prendre envers vous. J'ai beaucoup hesite. Les plus facheuses circonstances vous ont mis en presence d'un homme qui a rompu avec l'humanite. Vous etes venu troubler mon existence... -- Involontairement, dis-je. -- Involontairement ? repondit l'inconnu, en forcant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l'_Abraham-Lincoln_ me chasse sur toutes les mers ? Est-ce involontairement que vous avez pris passage a bord de cette fregate ? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire ? Est-ce involontairement que maitre Ned Land m'a frappe de son harpon ? >> Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, a ces recriminations j'avais une reponse toute naturelle a faire, et je la fis. << Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu a votre sujet en Amerique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoques par le choc de votre appareil sous-marin, ont emu l'opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grace des hypotheses sans nombre par lesquelles on cherchait a expliquer l'inexplicable phenomene dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu'en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l'_Abraham-Lincoln_ croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait a tout prix delivrer l'Ocean. >> Un demi-sourire detendit les levres du commandant, puis, d'un ton plus calme : << Monsieur Aronnax, repondit-il, oseriez-vous affirmer que votre fregate n'aurait pas poursuivi et canonne un bateau sous-marin aussi bien qu'un monstre ? >> Cette question m'embarrassa, car certainement le commandant Farragut n'eut pas hesite. Il eut cru de son devoir de detruire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque. << Vous comprenez donc, monsieur, reprit l'inconnu, que j'ai le droit de vous traiter en ennemis. >> Je ne repondis rien, et pour cause. A quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut detruire les meilleurs arguments. << J'ai longtemps hesite, reprit le commandant. Rien ne m'obligeait a vous donner l'hospitalite. Si je devais me separer de vous, je n'avais aucun interet a vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m'enfoncais sous les mers, et j'oubliais que vous aviez jamais existe. N'etait-ce pas mon droit ? -- C'etait peut-etre le droit d'un sauvage, repondis-je, ce n'etait pas celui d'un homme civilise. -- Monsieur le professeur, repliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilise ! J'ai rompu avec la societe tout entiere pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprecier. Je n'obeis donc point a ses regles, et je vous engage a ne jamais les invoquer devant moi ! >> Ceci fut dit nettement. Un eclair de colere et de dedain avait allume les yeux de l'inconnu, et dans la vie de cet homme, j'entrevis un passe formidable. Non seulement il s'etait mis en dehors des lois humaines, mais il s'etait fait independant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute atteinte ! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, a leur surface, il dejouait les efforts tentes contre lui ? Quel navire resisterait au choc de son monitor sous-marin ? Quelle cuirasse, si epaisse qu'elle fut, supporterait les coups de son eperon ? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses oeuvres. Dieu, s'il y croyait, sa conscience, s'il en avait une, etaient les seuls juges dont il put dependre. Ces reflexions traverserent rapidement mon esprit. pendant que l'etrange personnage se taisait, absorbe et comme retire en lui-meme. Je le considerais avec un effroi melange d'interet, et sans doute, ainsi qu'Oedipe considerait le Sphinx. Apres un assez long silence, le commandant reprit la parole. << J'ai donc hesite, dit-il, mais j'ai pense que mon interet pouvait s'accorder avec cette pitie naturelle a laquelle tout etre humain a droit. Vous resterez a mon bord, puisque la fatalite vous y a jetes. Vous y serez libres, et, en echange de cette liberte, toute relative d'ailleurs, je ne vous imposerai qu'une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira. -- Parlez, monsieur, repondis-je, je pense que cette condition est de celles qu'un honnete homme peut accepter ? -- Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains evenements imprevus m'obligent a vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. Desirant ne jamais employer la violence, j'attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obeissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilite, je vous degage entierement, car c'est a moi de vous mettre dans l'impossibilite de voir ce qui ne doit pas etre vu. Acceptez-vous cette condition ? >> Il se passait donc a bord des choses tout au moins singulieres, et que ne devaient point voir des gens qui ne s'etaient pas mis hors des lois sociales ! Entre les surprises que l'avenir me menageait, celle-ci ne devait pas etre la moindre. << Nous acceptons, repondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur, la permission de vous adresser une question, une seule. -- Parlez, monsieur. -- Vous avez dit que nous serions libres a votre bord ? -- Entierement. -- Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette liberte. -- Mais la liberte d'aller, de venir, de voir, d'observer meme tout ce qui se passe ici - sauf en quelques circonstances graves - , la liberte enfin dont nous jouissons nous-memes, mes compagnons et moi. >> Il etait evident que nous ne nous entendions point. << Pardon, monsieur, repris-je, mais cette liberte, ce n'est que celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison ! Elle ne peut nous suffire. -- Il faudra, cependant, qu'elle vous suffise ! -- Quoi ! nous devons renoncer a jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents ! -- Oui, monsieur. Mais renoncer a reprendre cet insupportable joug de la terre, que les hommes croient etre la liberte, n'est peut-etre pas aussi penible que vous le pensez ! -- Par exemple, s'ecria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne pas chercher a me sauver ! -- Je ne vous demande pas de parole, maitre Land repondit froidement le commandant. -- Monsieur, repondis-je, emporte malgre moi, vous abusez de votre situation envers nous ! C'est de la cruaute ! -- Non, monsieur, c'est de la clemence ! Vous etes mes prisonniers apres combat ! Je vous garde, quand je pourrais d'un mot vous replonger dans les abimes de l'Ocean ! Vous m'avez attaque ! Vous etes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit penetrer, le secret de toute mon existence ! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me connaitre ! Jamais ! En vous retenant, ce n'est pas vous que je garde, c'est moi-meme ! >> Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prevaudrait aucun argument. << Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement a choisir entre la vie ou la mort ? -- Tout simplement. -- Mes amis, dis-je, a une question ainsi posee, il n'y a rien a repondre. Mais aucune parole ne nous lie au maitre de ce bord. -- Aucune, monsieur >>, repondit l'inconnu. Puis, d'une voix plus douce, il reprit : << Maintenant, permettez-moi d'achever ce que j'ai a vous dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n'aurez peut-etre pas tant a vous plaindre du hasard qui vous lie a mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent a mes etudes favorites cet ouvrage que vous avez publie sur les grands fonds de la mer. Je l'ai souvent lu. Vous avez pousse votre oeuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n'avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passe a mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L'etonnement, la stupefaction seront probablement l'etat habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert a vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin - qui sait ? le dernier peut-etre - tout ce que j'ai pu etudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d'etudes. A partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel element, vous verrez ce que n'a vu encore aucun homme car moi et les miens nous ne comptons plus - et notre planete, grace a moi, va vous livrer ses derniers secrets. >> Je ne puis le nier ; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J'etais pris la par mon faible, et j'oubliai, pour un instant, que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la liberte perdue. D'ailleurs, je comptais sur l'avenir pour trancher cette grave question. Ainsi, je me contentai de repondre : << Messieurs, si vous avez brise avec l'humanite, je veux croire que vous n'avez pas renie tout sentiment humain. Nous sommes des naufrages charitablement recueillis a votre bord, nous ne l'oublierons pas. Quant a moi, je ne meconnais pas que, si l'interet de la science pouvait absorber jusqu'au besoin de liberte, ce que me promet notre rencontre m'offrirait de grandes compensations. >> Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notre traite. Il n'en fit rien. Je le regrettai pour lui. << Une derniere question, dis-je, au moment ou cet etre inexplicable semblait vouloir se retirer. -- Parlez, monsieur le professeur. -- De quel nom dois-je vous appeler ? -- Monsieur, repondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n'etes pour moi que les passagers du _Nautilus_. >> Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette langue etrangere que je ne pouvais reconnaitre. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil : << Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cet homme. -- Ca n'est pas de refus ! >> repondit le harponneur. Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule ou ils etaient renfermes depuis plus de trente heures. << Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dejeuner est pret. Permettez-moi de vous preceder. -- A vos ordres, capitaine. >> Je suivis le capitaine Nemo, et des que j'eus franchi la porte, je pris une sorte de couloir electriquement eclaire, semblable aux coursives d'un navire. Apres un parcours d'une dizaine de metres. une seconde porte s'ouvrit devant moi. J'entrai alors dans une salle a manger ornee et meublee avec un gout severe. De hauts dressoirs de chene, incrustes d'ornements d'ebene, s'elevaient aux deux extremites de cette salle, et sur leurs rayons a ligne ondulee etincelaient des faiences, des porcelaines, des verreries d'un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l'eclat. Au centre de la salle etait une table richement servie. Le capitaine Nemo m'indiqua la place que je devais occuper. << Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de faim. >> Le dejeuner se composait d'un certain nombre de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j'ignorais la nature et la provenance. J'avouerai que c'etait bon, mais avec un gout particulier auquel je m'habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et je pensai qu'ils devaient avoir une origine marine. Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensees, et il repondit de lui-meme aux questions que je brulais de lui adresser. << La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps, j'ai renonce aux aliments de la terre, et je ne m'en porte pas plus mal. Mon equipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi. -- Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer ? -- Oui, monsieur le professeur, la mer fournit a tous mes besoins. Tantot, je mets mes filets a la traine, et je les retire, prets a se rompre. Tantot, je vais chasser au milieu de cet element qui parait etre inaccessible a l'homme, et je force le gibier qui gite dans mes forets sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l'Ocean. J'ai la une vaste propriete que j'exploite moi-meme et qui est toujours ensemencee par la main du Createur de toutes choses. >> Je regardai le capitaine Nemo avec un certain etonnement, et je lui repondis : << Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d'excellents poissons a votre table ; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forets sous-marines ; mais je ne comprends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle soit, figure dans votre menu. -- Aussi, monsieur, me repondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres. -- Ceci, cependant, repris-je, en designant un plat ou restaient encore quelques tranches de filet. -- Ce que vous croyez etre de la viande, monsieur le professeur, n'est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici egalement quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragout de porc. Mon cuisinier est un habile preparateur, qui excelle a conserver ces produits varies de l'Ocean. Goutez a tous ces mets. Voici une conserve d'holoturies qu'un Malais declarerait sans rivale au monde, voila une creme dont le lait a ete fourni par la mamelle des cetaces, et le sucre par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d'anemones qui valent celles des fruits les plus savoureux. >> Et je goutais, plutot en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m'enchantait par ses invraisemblables recits. << Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inepuisable, elle ne me nourrit pas seulement ; elle me vetit encore. Ces etoffes qui vous couvrent sont tissees avec le byssus de certains coquillages ; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancees de couleurs violettes que j'extrais des aplysis de la Mediterranee. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostere de l'Ocean. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur secretee par la seiche ou l'encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour ! -- Vous aimez la mer, capitaine. -- Oui ! je l'aime ! La mer est tout ! Elle couvre les sept dixiemes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense desert ou l'homme n'est jamais seul, car il sent fremir la vie a ses cotes. La mer n'est que le vehicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que mouvement et amour ; c'est l'infini vivant, comme l'a dit un de vos poetes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s'y manifeste par ses trois regnes, mineral, vegetal, animal. Ce dernier y est largement represente par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articules, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertebres, les mammiferes, les reptiles et ces innombrables legions de poissons, ordre infini d'animaux qui compte plus de treize mille especes, dont un dixieme seulement appartient a l'eau douce. La mer est le vaste reservoir de la nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commence, et qui sait s'il ne finira pas par elle ! La est la supreme tranquillite. La mer n'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s'y battre, s'y devorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais a trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s'eteint, leur puissance disparait ! Ah ! monsieur, vivez, vivez au sein des mers ! La seulement est l'independance ! La je ne reconnais pas de maitres ! La je suis libre ! >> Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui debordait de lui. S'etait-il laisse entrainer au-dela de sa reserve habituelle ? Avait-il trop parle ? Pendant quelques instants, il se promena, tres agite. Puis, ses nerfs se calmerent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumee, et, se tournant vers moi : << Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le _Nautilus_, je suis a vos ordres. >> XI LE _NAUTILUS_ Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, menagee a l'arriere de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de dimension egale a celle que je venais de quitter. C'etait une bibliotheque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustes de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformement relies. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient a leur partie inferieure par de vastes divans, capitonnes de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De legers pupitres mobiles, en s'ecartant ou se rapprochant a volonte, permettaient d'y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux deja vieux. La lumiere electrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes depolis a demi engages dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration reelle cette salle si ingenieusement amenagee, et je ne pouvais en croire mes yeux. << Capitaine Nemo, dis-je a mon hote, qui venait de s'etendre sur un divan, voila une bibliotheque qui ferait honneur a plus d'un palais des continents, et je suis vraiment emerveille, quand je songe qu'elle peut vous suivre au plus profond des mers. -- Ou trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur ? repondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Museum vous offre-t-il un repos aussi complet ? -- Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre aupres du votre. Vous possedez la six ou sept mille volumes... -- Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent a la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour ou mon _Nautilus_ s'est plonge pour la premiere fois sous les eaux. Ce jour-la, j'ai achete mes derniers volumes, mes dernieres brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanite n'a plus ni pense, ni ecrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs a votre disposition, et vous pourrez en user librement. >> Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la bibliotheque. Livres de science, de morale et de litterature, ecrits en toute langue, y abondaient ; mais je ne vis pas un seul ouvrage d'economie politique ; ils semblaient etre severement proscrits du bord. Detail curieux, tous ces livres etaient indistinctement classes, en quelque langue qu'ils fussent ecrits, et ce melange prouvait que le capitaine du _Nautilus_ devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard. Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'oeuvre des maitres anciens et modernes, c'est-a-dire tout ce que l'humanite a produit de plus beau dans l'histoire, la poesie, le roman et la science, depuis Homere jusqu'a Victor Hugo, depuis Xenophon jusqu'a Michelet, depuis Rabelais jusqu'a madame Sand. Mais la science, plus particulierement, faisait les frais de cette bibliotheque ; les livres de mecanique, de balistique. d'hydrographie, de meteorologie, de geographie, de geologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient la principale etude du capitaine. Je vis la tout le Humboldt, tout l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l'abbe Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d'Agassis etc. Les memoires de l'Academie des sciences, les bulletins des diverses societes de geographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m'avaient peut-etre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les oeuvres de Joseph Bertrand, son livre intitule _les Fondateurs de l'Astronomie_ me donna meme une date certaine ; et comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l'installation du _Nautilus_ ne remontait pas a une epoque posterieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commence son existence sous-marine. J'esperai, d'ailleurs, que des ouvrages plus recents encore me permettraient de fixer exactement cette epoque ; mais j'avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade a travers les merveilles du _Nautilus_. << Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette bibliotheque a ma disposition. Il y a la des tresors de science, et j'en profiterai. -- Cette salle n'est pas seulement une bibliotheque, dit le capitaine Nemo, c'est aussi un fumoir. -- Un fumoir ? m'ecriai-je. On fume donc a bord ? -- Sans doute. -- Alors, monsieur, je suis force de croire que vous avez conserve des relations avec La Havane. -- Aucune, repondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu'il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous etes connaisseur. >> Je pris le cigare qui m'etait offert, et dont la forme rappelait celle du londres ; mais il semblait fabrique avec des feuilles d'or. Je l'allumai a un petit brasero que supportait un elegant pied de bronze, et j'aspirai ses premieres bouffees avec la volupte d'un amateur qui n'a pas fume depuis deux jours. << C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac. -- Non, repondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londres, monsieur ? -- Capitaine, je les meprise a partir de ce jour. -- Fumez donc a votre fantaisie, et sans discuter l'origine de ces cigares. Aucune regie ne les a controles, mais ils n'en sont pas moins bons, j'imagine. -- Au contraire. >> A ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face a celle par laquelle j'etais entre dans la bibliotheque, et je passai dans un salon immense et splendidement eclaire. C'etait un vaste quadrilatere, a pans coupes, long de dix metres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, decore de legeres arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassees dans ce musee. Car, c'etait reellement un musee dans lequel une main intelligente et prodigue avait reuni tous les tresors de la nature et de l'art, avec ce pele-mele artiste qui distingue un atelier de peintre. Une trentaine de tableaux de maitres, a cadres uniformes, separes par d'etincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d'un dessin severe. Je vis la des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j'avais admirees dans les collections particulieres de l'Europe et aux expositions de peinture. Les diverses ecoles des maitres anciens etaient representees par une madone de Raphael, une vierge de Leonard de Vinci, une nymphe du Correge, une femme du Titien, une adoration de Veronese, une assomption de Murillo, un portrait d'Holbein, un moine de Velasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de Gerard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Gericault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les oeuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signes Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables reductions de statues de marbre ou de bronze, d'apres les plus beaux modeles de l'antiquite, se dressaient sur leurs piedestaux dans les angles de ce magnifique musee. Cet etat de stupefaction que m'avait predit le commandant du _Nautilus_ commencait deja a s'emparer de mon esprit. << Monsieur le professeur, dit alors cet homme etrange, vous excuserez le sans-gene avec lequel je vous recois, et le desordre qui regne dans ce salon. -- Monsieur, repondis-je, sans chercher a savoir qui vous etes, m'est-il permis de reconnaitre en vous un artiste ? -- Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois a collectionner ces belles oeuvres creees par la main de l'homme. J'etais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu reunir quelques objets d'un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont deja plus que des anciens ; ils ont deux ou trois mille ans d'existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maitres n'ont pas d'age. -- Et ces musiciens ? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold, de Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, eparses sur un pianoorgue de grand modele qui occupait un des panneaux du salon. -- Ces musiciens, me repondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d'Orphee, car les differences chronologiques s'effacent dans la memoire des morts - et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent a six pieds sous terre ! >> Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une reverie profonde. Je le considerais avec une vive emotion, analysant en silence les etrangetes de sa physionomie. Accoude sur l'angle d'une precieuse table de mosaique, il ne me voyait plus, il oubliait ma presence. Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiosites qui enrichissaient ce salon. Aupres des oeuvres de l'art, les raretes naturelles tenaient une place tres importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l'Ocean, qui devaient etre les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d'eau, electriquement eclaire, retombait dans une vasque faite d'un seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acephales, mesurait sur ses bords, delicatement festonnes, une circonference de six metres environ ; elle depassait donc en grandeur ces beaux tridacnes qui furent donnes a Francois 1er par la Republique de Venise, et dont l'eglise Saint-Sulpice, a Paris, a fait deux benitiers gigantesques. Autour de cette vasque, sous d'elegantes vitrines fixees par des armatures de cuivre, etaient classes et etiquetes les plus precieux produits de la mer qui eussent jamais ete livres aux regards d'un naturaliste. On concoit ma joie de professeur. L'embranchement des zoophytes offrait de tres curieux specimens de ses deux groupes des polypes et des echinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposees en eventail, des eponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de Norvege, des ombellulaires variees, des alcyonnaires, toute une serie de ces madrepores que mon maitre Milne-Edwards a si sagacement classes en sections, et parmi lesquels je remarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'ile Bourbon, le << char de Neptune >> des Antilles, de superbes varietes de coraux, enfin toutes les especes de ces curieux polypiers dont l'assemblage forme des iles entieres qui deviendront un jour des continents. Dans les echinodermes, remarquables par leur enveloppe epineuse, les asteries, les etoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les asterophons, les oursins, les holoturies, etc., representaient la collection complete des individus de ce groupe. Un conchyliologue un peu nerveux se serait pame certainement devant d'autres vitrines plus nombreuses ou etaient classes les echantillons de l'embranchement des mollusques. Je vis la une collection d'une valeur inestimable, et que le temps me manquerait a decrire tout entiere. Parmi ces produits, je citerai, pour memoire seulement, - l'elegant marteau royal de l'Ocean indien dont les regulieres taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, - un spondyle imperial, aux vives couleurs, tout herisse d'epines, rare specimen dans les museums europeens, et dont j'estimai la valeur a vingt mille francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement, - des buccardes exotiques du Senegal, fragiles coquilles blanches a doubles valves, qu'un souffle eut dissipees comme une bulle de savon, - plusieurs varietes des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordes de replis foliaces, et tres disputes par les amateurs, - toute une serie de troques, les uns jaune verdatre, peches dans les mers d'Amerique, les autres d'un brun roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquee, ceux-la, des stellaires trouves dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique eperon de la Nouvelle-Zelande ; - puis, d'admirables tellines sulfurees, de precieuses especes de cytherees et de Venus, le cadran treillisse des cotes de Tranquebar, le sabot marbre a nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cone presque inconnu du genre Coenodulli, toutes les varietes de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Inde et en Afrique, la << Gloire de la Mer >>, la plus precieuse coquille des Indes orientales ; - enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cerites, des fuseaux, des strombes, des pteroceres, des patelles, des hyales, des cleodores, coquillages delicats et fragiles, que la science a baptises de ses noms les plus charmants. A part, et dans des compartiments speciaux, se deroulaient des chapelets de perles de la plus grande beaute, que la lumiere electrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachees aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires. curieux produits des divers mollusques de tous les oceans et de certaines moules des cours d'eau du Nord, enfin plusieurs echantillons d'un prix inappreciable qui avaient ete distilles par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un oeuf de pigeon ; elles valaient, et au-dela, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde. Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection etait, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait du depenser des millions pour acquerir ces echantillons divers, et je me demandais a quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots : << Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent interesser un naturaliste ; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas une mer du globe qui ait echappe a mes recherches. -- Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous etes de ceux qui ont fait eux-memes leur tresor. Aucun museum de l'Europe ne possede une semblable collection des produits de l'Ocean. Mais si j'epuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte ! Je ne veux point penetrer des secrets qui sont les votres ! Cependant, j'avoue que ce _Nautilus_, la force motrice qu'il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manoeuvrer, l'agent si puissant qui l'anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosite. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m'est inconnue. Puis-je savoir ?... -- Monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre a mon bord, et par consequent, aucune partie du _Nautilus_ ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en detail et je me ferai un plaisir d'etre votre cicerone. -- Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement a quel usage sont destines ces instruments de physique... -- Monsieur le professeur, ces memes instruments se trouvent dans ma chambre, et c'est la que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est reservee. Il faut que vous sachiez comment vous serez installe a bord du _Nautilus_. >> Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percees a chaque pan coupe du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l'avant, et la je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre elegante, avec lit, toilette et divers autres meubles. Je ne pus que remercier mon hote. << Votre chambre est contigue a la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. >> J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect severe, presque cenobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout eclaire par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict necessaire, seulement. Le capitaine Nemo me montra un siege. << Veuillez vous asseoir >>, me dit-il. Je m'assis, et il prit la parole en ces termes : XII TOUT PAR L'ELECTRICITE << Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exiges par la navigation du _Nautilus_. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m'indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l'Ocean. Les uns vous sont connus, tels que le thermometre qui donne la temperature interieure du _Nautilus_ ; le barometre, qui pese le poids de l'air et predit les changements de temps ; l'hygrometre, qui marque le degre de secheresse de l'atmosphere ; le _storm-glass_, dont le melange, en se decomposant, annonce l'arrivee des tempetes ; la boussole, qui dirige ma route ; le sextant, qui par la hauteur du soleil m'apprend ma latitude ; les chronometres, qui me permettent de calculer ma longitude ; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent a scruter tous les points de l'horizon, quand le _Nautilus_ est remonte a la surface des flots. -- Ce sont les instruments habituels au navigateur, repondis-je, et j'en connais l'usage. Mais en voici d'autres qui repondent sans doute aux exigences particulieres du _Nautilus_. Ce cadran que j'apercois et que parcourt une aiguille mobile, n'est-ce pas un manometre ? -- C'est un manometre, en effet. Mis en communication avec l'eau dont il indique la pression exterieure, il me donne par la meme la profondeur a laquelle se maintient mon appareil. -- Et ces sondes d'une nouvelle espece ? -- Ce sont des sondes thermometriques qui rapportent la temperature des diverses couches d'eau. -- Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi ? -- Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'ecouter. >> Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit : << Il est un agent puissant, obeissant, rapide, facile, qui se plie a tous les usages et qui regne en maitre a mon bord. Tout se fait par lui. Il m'eclaire, il m'echauffe, il est l'ame de mes appareils mecaniques. Cet agent, c'est l'electricite. -- L'electricite ! m'ecriai-je assez surpris. -- Oui, monsieur. -- Cependant, capitaine, vous possedez une extreme rapidite de mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'electricite. Jusqu'ici, sa puissance dynamique est restee tres restreinte et n'a pu produire que de petites forces ! -- Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, mon electricite n'est pas celle de tout le monde, et c'est la tout ce que vous me permettrez de vous en dire. -- Je n'insisterai pas. monsieur, et je me contenterai d'etre tres etonne d'un tel resultat. Une seule question, cependant, a laquelle vous ne repondrez pas si elle est indiscrete. Les elements que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus aucune communication avec la terre ? -- Votre question aura sa reponse, repondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait tres certainement praticable. Mais je n'ai rien emprunte a ces metaux de la terre, et j'ai voulu ne demander qu'a la mer elle-meme les moyens de produire mon electricite. -- A la mer ? -- Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J'aurais pu, en effet, en etablissant un circuit entre des fils plonges a differentes profondeurs, obtenir l'electricite par la diversite de temperatures qu'ils eprouvaient ; mais j'ai prefere employer un systeme plus pratique. -- Et lequel ? -- Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centiemes et demi d'eau, et deux centiemes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis. en petite quantite, des chlorures de magnesium et de potassium, du bromure de magnesium, du sulfate de magnesie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je compose mes elements. -- Le sodium ? -- Oui, monsieur. Melange avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les elements Bunzen. Le mercure ne s'use jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-meme. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent etre considerees comme les plus energiques, et que leur force electromotrice est double de celle des piles au zinc. -- Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les conditions ou vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous ? Vos piles pourraient evidemment servir a cette extraction ; mais, si je ne me trompe, la depense du sodium necessitee par les appareils electriques depasserait la quantite extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produiriez ! -- Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par la pile, et j'emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre. -- De terre ? dis-je en insistant. Disons le charbon de mer, si vous voulez, repondit le capitaine Nemo. -- Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille ? -- Monsieur Aronnax, vous me verrez a l'oeuvre. Je ne vous demande qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'etre patient. Rappelez-vous seulement ceci : je dois tout a l'Ocean ; il produit l'electricite, et l'electricite donne au _Nautilus_ la chaleur, la lumiere, le mouvement, la vie en un mot. -- Mais non pas l'air que vous respirez ? -- Oh ! je pourrais fabriquer l'air necessaire a ma consommation, mais c'est inutile puisque je remonte a la surface de la mer, quand il me plait. Cependant, si l'electricite ne me fournit pas l'air respirable, elle manoeuvre, du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans des reservoirs speciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon sejour dans les couches profondes. -- Capitaine, repondis-je, je me contente d'admirer. Vous avez evidemment trouve ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la veritable puissance dynamique de l'electricite. -- Je ne sais s'ils la trouveront, repondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu'il en soit, vous connaissez deja la premiere application que j'ai faite de ce precieux agent. C'est lui qui nous eclaire avec une egalite, une continuite que n'a pas la lumiere du soleil. Maintenant, regardez cette horloge ; elle est electrique, et marche avec une regularite qui defie celle des meilleurs chronometres. Je l'ai divisee en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n'existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumiere factice que j'entraine jusqu'au fond des mers ! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin. -- Parfaitement. -- Autre application de l'electricite. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert a indiquer la vitesse du _Nautilus_. Un fil electrique le met en communication avec l'helice du loch, et son aiguille m'indique la marche reelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse moderee de quinze milles a l'heure. -- C'est merveilleux, repondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d'employer cet agent, qui est destine a remplacer le vent, l'eau et la vapeur. -- Nous n'avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l'arriere du _Nautilus_. >> En effet, je connaissais deja toute la partie anterieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre a l'eperon : la salle a manger de cinq metres, separee de la bibliotheque par une cloison etanche, c'est-a-dire ne pouvant etre penetree par l'eau, la bibliotheque de cinq metres, le grand salon de dix metres, separe de la chambre du capitaine par une seconde cloison etanche, ladite chambre du capitaine de cinq metres, la mienne de deux metres cinquante, et enfin un reservoir d'air de sept metres cinquante, qui s'etendait jusqu'a l'etrave. Total, trente-cinq metres de longueur. Les cloisons etanches etaient percees de portes qui se fermaient hermetiquement au moyen d'obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute securite a bord du _Nautilus_, au cas ou une voie d'eau se fut declaree. Je suivis le capitaine Nemo. a travers les coursives situees en abord, et j'arrivai au centre du navire. La, se trouvait une sorte de puits qui s'ouvrait entre deux cloisons etanches. Une echelle de fer, cramponnee a la paroi, conduisait a son extremite superieure. Je demandai au capitaine a quel usage servait cette echelle. << Elle aboutit au canot, repondit-il. -- Quoi ! vous avez un canot ? repliquai-je, assez etonne. -- Sans doute. Une excellente embarcation, legere et insubmersible, qui sert a la promenade et a la peche. -- Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous etes force de revenir a la surface de la mer ? -- Aucunement. Ce canot adhere a la partie superieure de la coque du _Nautilus_, et occupe une cavite disposee pour le recevoir. Il est entierement ponte, absolument etanche, et retenu par de solides boulons. Cette echelle conduit a un trou d'homme perce dans la coque du _Nautilus_, qui correspond a un trou pareil perce dans le flanc du canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis dans l'embarcation. On referme l'une, celle du _Nautilus_ ; je referme l'autre, celle du canot, au moyen de vis de pression ; je largue les boulons, et l'embarcation remonte avec une prodigieuse rapidite a la surface de la mer. J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-la, je mate, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promene. -- Mais comment revenez-vous a bord ? -- Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est le _Nautilus_ qui revient. -- A vos ordres ! -- A mes ordres. Un fil electrique me rattache a lui. Je lance un telegramme, et cela suffit. -- En effet, dis-je, grise par ces merveilles, rien n'est plus simple ! >> Apres avoir depasse la cage de l'escalier qui aboutissait a la plate-forme, je vis une cabine longue de deux metres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantes de leur repas, s'occupaient a le devorer a belles dents. Puis, une porte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois metres, situee entre les vastes cambuses du bord. La, l'electricite, plus energique et plus obeissante que le gaz lui-meme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient a des eponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait regulierement. Elle chauffait egalement des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Aupres de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablement disposee, et dont les robinets fournissaient l'eau froide ou l'eau chaude, a volonte. A la cuisine succedait le poste de l'equipage, long de cinq metres. Mais la porte en etait fermee, et je ne pus voir son amenagement, qui m'eut peut-etre fixe sur le nombre d'hommes necessite par la manoeuvre du _Nautilus_. Au fond s'elevait une quatrieme cloison etanche qui separait ce poste de la chambre des machines. Une porte s'ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment ou le capitaine Nemo - ingenieur de premier ordre, a coup sur - avait dispose ses appareils de locomotion. Cette chambre des machines, nettement eclairee, ne mesurait pas moins de vingt metres en longueur. Elle etait naturellement divisee en deux parties ; la premiere renfermait les elements qui produisaient l'electricite. et la seconde, le mecanisme qui transmettait le mouvement a l'helice. Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s'apercut de mon impression. << Ce sont, me dit-il, quelques degagements de gaz, produits par l'emploi du sodium ; mais ce n'est qu'un leger inconvenient. Tous les matins, d'ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant a grand air. >> Cependant, j'examinais avec un interet facile a concevoir la machine du _Nautilus_. << Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie des elements Bunzen, et non des elements Ruhmkorff. Ceux-ci eussent ete impuissants. Les elements Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, experience faite. L'electricite produite se rend a l'arriere, ou elle agit par des electro-aimants de glande dimension sur un systeme particulier de leviers et d'engrenages qui transmettent le mouvement a l'arbre de l'helice. Celle-ci. dont le diametre est de six metres et le pas de sept metres cinquante, peut donner jusqu'a cent vingt tours par seconde. -- Et vous obtenez alors ? -- Une vitesse de cinquante milles a l'heure. >> Il y avait la un mystere, mais je n'insistai pas pour le connaitre. Comment l'electricite pouvait-elle agir avec une telle puissance ? Ou cette force presque illimitee prenait-elle son origine ? Etait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte ? Etait-ce dans sa transmission qu'un systeme de leviers inconnus pouvait accroitre a l'infini ? C'est ce que je ne pouvais comprendre. << Capitaine Nemo, dis-je, je constate les resultats et je ne cherche pas a les expliquer. J'ai vu le _Nautilus_ manoeuvrer devant l'_Abraham-Lincoln_, et je sais a quoi m'en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir ou l'on va ! Il faut pouvoir se diriger a droite, a gauche, en haut, en bas ! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, ou vous trouvez une resistance croissante qui s'evalue par des centaines d'atmospheres ? Comment remontez-vous a la surface de l'Ocean ? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient ? Suis-je indiscret en vous le demandant ? -- Aucunement, monsieur le professeur, me repondit le capitaine, apres une legere hesitation. puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C'est notre veritable cabinet de travail, et la, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur le _Nautilus_ ! >> XIII QUELQUES CHIFFRES Un instant apres, nous etions assis sur un divan du salon, le cigare aux levres. Le capitaine mit sous mes yeux une epure qui donnait les plan, coupe et elevation du _Nautilus_. Puis il commenca sa description en ces termes : << Voici. monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C'est un cylindre tres allonge, a bouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d'un cigare, forme deja adoptee a Londres dans plusieurs constructions du meme genre. La longueur de ce cylindre. de tete en tete, est exactement de soixante-dix metres, et son bau. a sa plus grande largeur, est de huit metres. Il n'est donc pas construit tout a fait au dixieme comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulee assez prolongee, pour que l'eau deplacee s'echappe aisement et n'oppose aucun obstacle a sa marche. << Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par un simple calcul la surface et le volume du _Nautilus_. Sa surface comprend mille onze metres carres et quarante-cinq centiemes ; son volume, quinze cents metres cubes et deux dixiemes - ce qui revient a dire qu'entierement immerge, il deplace ou pese quinze cents metres cubes ou tonneaux. << Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destine a une navigation sous-marine, j'ai voulu, qu'en equilibre dans l'eau il plongeat des neuf dixiemes, et qu'il emergeat d'un dixieme seulement. Par consequent, il ne devait deplacer dans ces conditions que les neuf dixiemes de son volume, soit treize cent cinquante-six metres cubes et quarante-huit centiemes, c'est-a-dire ne peser que ce meme nombre de tonneaux. J'ai donc du ne pas depasser ce poids en le construisant suivant les dimensions sus-dites. << Le _Nautilus_ se compose de deux coques, l'une interieure, l'autre exterieure, reunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigidite extreme. En effet, grace a cette disposition cellulaire, il resiste comme un bloc, comme s'il etait plein. Son borde ne peut ceder ; il adhere par lui-meme et non par le serrage des rivets, et l'homogeneite de sa construction, due au parfait assemblage des materiaux, lui permet de defier les mers les plus violentes. << Ces deux coques sont fabriquees en tole d'acier dont la densite par rapport a l'eau est de sept, huit dixiemes. La premiere n'a pas moins de cinq centimetres d'epaisseur, et pese trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centiemes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquante centimetres et large de vingt-cinq, pesant, a elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et amenagements, les cloisons et les etresillons interieurs, ont un poids de neuf cent soixante et un tonneaux soixante-deux centiemes, qui, ajoutes aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centiemes, forment le total exige de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centiemes. Est-ce entendu ? -- C'est entendu, repondis-je. -- Donc, reprit le capitaine, lorsque le _Nautilus_ se trouve a flot dans ces conditions, il emerge d'un dixieme. Or, si j'ai dispose des reservoirs d'une capacite egale a ce dixieme, soit d'une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centiemes, et si je les remplis d'eau, le bateau deplacant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera completement immerge. C'est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces reservoirs existent en abord dans les parties inferieures du _Nautilus_. J'ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s'enfoncant vient affleurer la surface de l'eau. -- Bien, capitaine, mais nous arrivons alors a la veritable difficulte. Que vous puissiez affleurer la surface de l'Ocean, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par consequent subir une poussee de bas en haut qui doit etre evaluee a une atmosphere par trente pieds d'eau, soit environ un kilogramme par centimetre carre ? -- Parfaitement, monsieur. -- Donc, a moins que vous ne remplissiez le _Nautilus_ en entier, je ne vois pas comment vous pouvez l'entrainer au sein des masses liquides. -- Monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l'on s'expose a de graves erreurs. Il y a tres peu de travail a depenser pour atteindre les basses regions de l'Ocean, car les corps ont une tendance a devenir << fondriers >>. Suivez mon raisonnement. -- Je vous ecoute, capitaine. -- Lorsque j'ai voulu determiner l'accroissement de poids qu'il faut donner au _Nautilus_ pour l'immerger, je n'ai eu a me preoccuper que de la reduction du volume que l'eau de mer eprouve a mesure que ses couches deviennent de plus en plus profondes. -- C'est evident, repondis-je. -- Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est, du moins, tres peu compressible. En effet, d'apres les calculs les plus recents, cette reduction n'est que de quatre cent trente-six dix millioniemes par atmosphere, ou par chaque trente pieds de profondeur. S'agit-il d'aller a mille metres, je tiens compte alors de la reduction du volume sous une pression equivalente a celle d'une colonne d'eau de mille metres, c'est-a-dire sous une pression de cent atmospheres. Cette reduction sera alors de quatre cent trente-six cent milliemes. Je devrai donc accroitre le poids de facon a peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centiemes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixiemes. L'augmentation ne sera consequemment que de six tonneaux cinquante-sept centiemes. -- Seulement ? -- Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile a verifier. Or, j'ai des reservoirs supplementaires capables d'embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre a des profondeurs considerables. Lorsque je veux remonter a la surface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entierement tous les reservoirs, si je desire que le _Nautilus_ emerge du dixieme de sa capacite totale. >> A ces raisonnements appuyes sur des chiffres, je n'avais rien a objecter. << J'admets vos calculs, capitaine, repondis-je, et j'aurais mauvaise grace a les contester, puisque l'experience leur donne raison chaque jour. Mais je pressens actuellement en presence une difficulte reelle. -- Laquelle, monsieur ? -- Lorsque vous etes par mille metres de profondeur, les parois du _Nautilus_ supportent une pression de cent atmospheres. Si donc, a ce moment, vous voulez vider les reservoirs supplementaires pour alleger votre bateau et remonter a la surface, il faut que les pompes vainquent cette pression de cent atmospheres, qui est de cent kilogrammes par centimetre carre. De la une puissance... -- Que l'electricite seule pouvait me donner, se hata de dire le capitaine Nemo. Je vous repete, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est a peu pres infini. Les pompes du _Nautilus_ ont une force prodigieuse, et vous avez du le voir, quand leurs colonnes d'eau se sont precipitees comme un torrent sur l'_Abraham-Lincoln_. D'ailleurs, je ne me sers des reservoirs supplementaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent a deux mille metres, et cela dans le but de menager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l'Ocean a deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j'emploie des manoeuvres plus longues, mais non moins infaillibles. -- Lesquelles, capitaine ? demandai-je. -- Ceci m'amene naturellement a vous dire comment se manoeuvre le _Nautilus_. -- Je suis impatient de l'apprendre. -- Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur babord, pour evoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d'un gouvernail ordinaire a large safran, fixe sur l'arriere de l'etambot, et qu'une roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir le _Nautilus_ de bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclines, attaches a ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes a prendre toutes les positions, et qui se manoeuvrent de l'interieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenus paralleles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclines, le _Nautilus_, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussee de son helice, ou s'enfonce suivant une diagonale aussi allongee qu'il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et meme, si je veux revenir plus rapidement a la surface, j'embraye l'helice, et la pression des eaux fait remonter verticalement le _Nautilus_ comme un ballon qui, gonfle d'hydrogene, s'eleve rapidement dans les airs. -- Bravo ! capitaine, m'ecriais-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux ? -- Le timonier est place dans une cage vitree, qui fait saillie a la partie superieure de la coque du _Nautilus_, et que garnissent des verres lenticulaires. -- Des verres capables de resister a de telles pressions ? -- Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une resistance considerable. Dans des experiences de peche a la lumiere electrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cette matiere, sous une epaisseur de sept millimetres seulement, resister a une pression de seize atmospheres, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui repartissaient inegalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n'ont pas moins de vingt et un centimetres a leur centre, c'est-a-dire trente fois cette epaisseur. -- Admis, capitaine Nemo ; mais enfin, pour voir, il faut que la lumiere chasse les tenebres, et je me demande comment au milieu de l'obscurite des eaux... -- En arriere de la cage du timonier est place un puissant reflecteur electrique, dont les rayons illuminent la mer a un demi-mille de distance. -- Ah ! bravo, trois fois bravo ! capitaine. Je m'explique maintenant cette phosphorescence du pretendu narval, qui a tant intrigue les savants ! A ce propos, je vous demanderai si l'abordage du _Nautilus_ et du Scotia, qui a eu un si grand retentissement, a ete le resultat d'une rencontre fortuite ? -- Purement fortuite, monsieur. Je naviguais a deux metres au-dessous de la surface des eaux, quand le choc s'est produit. J'ai d'ailleurs vu qu'il n'avait eu aucun resultat facheux. -- Aucun, monsieur. Mais quant a votre rencontre avec l'_Abraham-Lincoln_ ?... -- Monsieur le professeur, j'en suis fache pour l'un des meilleurs navires de cette brave marine americaine mais on m'attaquait et j'ai du me defendre ! Je me suis contente, toutefois, de mettre la fregate hors d'etat de me nuire - elle ne sera pas genee de reparer ses avaries au port le plus prochain. -- Ah ! commandant, m'ecriai-je avec conviction, c'est vraiment un merveilleux bateau que votre _Nautilus_ ! -- Oui, monsieur le professeur, repondit avec une veritable emotion le capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair de ma chair ! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l'Ocean, si sur cette mer, la premiere impression est le sentiment de l'abime, comme l'a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et a bord du _Nautilus_, le coeur de l'homme n'a plus rien a redouter. Pas de deformation a craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidite du fer ; pas de greement que le roulis ou le tangage fatiguent ; pas de voiles que le vent emporte ; pas de chaudieres que la vapeur dechire ; pas d'incendie a redouter, puisque cet appareil est fait de tole et non de bois ; pas de charbon qui s'epuise, puisque l'electricite est son agent mecanique ; pas de rencontre a redouter, puisqu'il est seul a naviguer dans les eaux profondes ; pas de tempete a braver, puisqu'il trouve a quelques metres au-dessous des eaux l'absolue tranquillite ! Voila, monsieur. Voila le navire par excellence ! Et s'il est vrai que l'ingenieur ait plus de confiance dans le batiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-meme, comprenez donc avec quel abandon je me fie a mon _Nautilus_, puisque j'en suis tout a la fois le capitaine, le constructeur et l'ingenieur ! >> Le capitaine Nemo parlait avec une eloquence entrainante. Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son navire comme un pere aime son enfant ! Mais une question, indiscrete peut-etre, se posait naturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire. << Vous etes donc ingenieur, capitaine Nemo ? -- Oui, monsieur le professeur, me repondit-il, j'ai etudie a Londres, a Paris, a New York, du temps que j'etais un habitant des continents de la terre. -- Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirable _Nautilus_ ? -- Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m'est arrive d'un point different du globe, et sous une destination deguisee. Sa quille a ete forgee au Creusot, son arbre d'helice chez Pen et Cdeg., de Londres, les plaques de tole de sa coque chez Leard, de Liverpool, son helice chez Scott, de Glasgow. Ses reservoirs ont ete fabriques par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krupp, en Prusse, son eperon dans les ateliers de Motala, en Suede, ses instruments de precision chez Hart freres, de New York, etc., et chacun de ces fournisseurs a recu mes plans sous des noms divers. -- Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriques, il a fallu les monter, les ajuster ? -- Monsieur le professeur, j'avais etabli mes ateliers sur un ilot desert, en plein Ocean. La, mes ouvriers c'est-a-dire mes braves compagnons que j'ai instruits et formes, et moi, nous avons acheve notre _Nautilus_. Puis, l'operation terminee, le feu a detruit toute trace de notre passage sur cet ilot que j'aurais fait sauter, si je l'avais pu. -- Alors il m'est permis de croire que le prix de revient de ce batiment est excessif ? -- Monsieur Aronnax, un navire en fer coute onze cent vingt-cinq francs par tonneau. Or, le _Nautilus_ en jauge quinze cents. Il revient donc a seize cent quatre-vingt-sept mille francs, soit deux millions y compris son amenagement, soit quatre ou cinq millions avec les oeuvres d'art et les collections qu'il renferme. -- Une derniere question, capitaine Nemo. -- Faites, monsieur le professeur. -- Vous etes donc riche ? -- Riche a l'infini, monsieur, et je pourrais, sans me gener, payer les dix milliards de dettes de la France ! >> Je regardai fixement le bizarre personnage qui me parlait ainsi. Abusait-il de ma credulite ? L'avenir devait me l'apprendre. XIV LE FLEUVE-NOIR La portion du globe terrestre occupee par les eaux est evaluee a trois millions huit cent trente-deux milles cinq cent cinquante-huit myriametres carres, soit plus de trente-huit millions d'hectares. Cette masse liquide comprend deux milliards deux cent cinquante millions de milles cubes, et formerait une sphere d'un diametre de soixante lieues dont le poids serait de trois quintillions de tonneaux. Et, pour comprendre ce nombre, il faut se dire que le quintillion est au milliard ce que le milliard est a l'unite, c'est-a-dire qu'il y a autant de milliards dans un quintillion que d'unites dans un milliard. Or, cette masse liquide, c'est a peu pres la quantite d'eau que verseraient tous les fleuves de la terre pendant quarante mille ans. Durant les epoques geologiques, a la periode du feu succeda la periode de l'eau. L'Ocean fut d'abord universel. Puis, peu a peu, dans les temps siluriens, des sommets de montagnes apparurent, des iles emergerent, disparurent sous des deluges partiels, se montrerent a nouveau, se souderent. formerent des continents et enfin les terres se fixerent geographiquement telles que nous les voyons. Le solide avait conquis sur le liquide trente-sept millions six cent cinquante-sept milles carres, soit douze mille neuf cent seize millions d'hectares. La configuration des continents permet de diviser les eaux en cinq grandes parties : l'Ocean glacial arctique, l'Ocean glacial antarctique, l'Ocean indien, l'Ocean atlantique, l'Ocean pacifique. L'Ocean pacifique s'etend du nord au sud entre les deux cercles polaires, et de l'ouest a l'est entre l'Asie et l'Amerique sur une etendue de cent quarante-cinq degres en longitude. C'est la plus tranquille des mers ; ses courants sont larges et lents, ses marees mediocres, ses pluies abondantes. Tel etait l'Ocean que ma destinee m'appelait d'abord a parcourir dans les plus etranges conditions. << Monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, nous allons, si vous le voulez bien, relever exactement notre position, et fixer le point de depart de ce voyage. Il est midi moins le quart. Je vais remonter a la surface des eaux. >> Le capitaine pressa trois fois un timbre electrique. Les pompes commencerent a chasser l'eau des reservoirs ; l'aiguille du manometre marqua par les differentes pressions le mouvement ascensionnel du _Nautilus_, puis elle s'arreta. << Nous sommes arrives >>, dit le capitaine. Je me rendis a l'escalier central qui aboutissait a la plate-forme. Je gravis les marches de metal, et, par les panneaux ouverts, j'arrivai sur la partie superieure du _Nautilus_. La plate-forme emergeait de quatre-vingts centimetres seulement. L'avant et l'arriere du _Nautilus_ presentaient cette disposition fusiforme qui le faisait justement comparer a un long cigare. Je remarquai que ses plaques de toles, imbriquees legerement, ressemblaient aux ecailles qui revetent le corps des grands reptiles terrestres. Je m'expliquai donc tres naturellement que, malgre les meilleures lunettes, ce bateau eut toujours ete pris pour un animal marin. Vers le milieu de la plate-forme, le canot, a demi-engage dans la coque du navire, formait une legere extumescence. En avant et en arriere s'elevaient deux cages de hauteur mediocre, a parois inclinees, et en partie fermees par d'epais verres lenticulaires : l'une destinee au timonier qui dirigeait le _Nautilus_, l'autre ou brillait le puissant fanal electrique qui eclairait sa route. La mer etait magnifique, le ciel pur. A peine si le long vehicule ressentait les larges ondulations de l'Ocean. Une legere brise de l'est ridait la surface des eaux. L'horizon, degage de brumes, se pretait aux meilleures observations. Nous n'avions rien en vue. Pas un ecueil, pas un ilot. Plus d'_Abraham-Lincoln_. L'immensite deserte. Le capitaine Nemo, muni de son sextant, prit la hauteur du soleil, qui devait lui donner sa latitude. Il attendit pendant quelques minutes que l'astre vint affleurer le bord de l'horizon. Tandis qu'il observait, pas un de ses muscles ne tressaillait, et l'instrument n'eut pas ete plus immobile dans une main de marbre. << Midi, dit-il. Monsieur le professeur, quand vous voudrez ?... >> Je jetai un dernier regard sur cette mer un peu jaunatre des atterrages japonais, et je redescendis au grand salon. La, le capitaine fit son point et calcula chronometriquement sa longitude, qu'il controla par de precedentes observations d'angle horaires. Puis il me dit : << Monsieur Aronnax, nous sommes par cent trente-sept degres et quinze minutes de longitude a l'ouest... -- De quel meridien ? demandai-je vivement, esperant que la reponse du capitaine m'indiquerait peut-etre sa nationalite. -- Monsieur, me repondit-il, j'ai divers chronometres regles sur les meridiens de Paris, de Greenwich et de Washington. Mais, en votre honneur je me servirai de celui de Paris. >> Cette reponse ne m'apprenait rien. Je m'inclinai, et le commandant reprit : << Trente-sept degres et quinze minutes de longitude a l'ouest du meridien de Paris, et par trente degres et sept minutes de latitude nord, c'est-a-dire a trois cents milles environ des cotes du Japon. C'est aujourd'hui 8 novembre, a midi, que commence notre voyage d'exploration sous les eaux. -- Dieu nous garde ! repondis-je. -- Et maintenant, monsieur le professeur, ajouta le capitaine, je vous laisse a vos etudes. J'ai donne la route a l'est-nord-est par cinquante metres de profondeur. Voici des cartes a grands points, ou vous pourrez la suivre. Le salon est a votre disposition, et je vous demande la permission de me retirer. >> Le capitaine Nemo me salua. Je restai seul, absorbe dans mes pensees. Toutes se portaient sur ce commandant du _Nautilus_. Saurais-je jamais a quelle nation appartenait cet homme etrange qui se vantait de n'appartenir a aucune ? Cette haine qu'il avait vouee a l'humanite, cette haine qui cherchait peut-etre des vengeances terribles, qui l'avait provoquee ? Etait-il un de ces savants meconnus, un de ces genies << auxquels on a fait du chagrin >>, suivant l'expression de Conseil, un Galilee moderne, ou bien un de ces hommes de science comme l'Americain Maury, dont la carriere a ete brisee par des revolutions politiques ? Je ne pouvais encore le dire. Moi que le hasard venait de jeter a son bord, moi dont il tenait la vie entre les mains, il m'accueillait froidement, mais hospitalierement. Seulement, il n'avait jamais pris la main que je lui tendais. Il ne m'avait jamais tendu la sienne. Une heure entiere, je demeurai plonge dans ces reflexions, cherchant a percer ce mystere si interessant pour moi. Puis mes regards se fixerent sur le vaste planisphere etale sur la table, et je placai le doigt sur le point meme ou se croisaient la longitude et la latitude observees. La mer a ses fleuves comme les continents. Ce sont des courants speciaux, reconnaissables a leur temperature, a leur couleur, et dont le plus remarquable est connu sous le nom de courant du Gulf Stream. La science a determine, sur le globe, la direction de cinq courants principaux : un dans l'Atlantique nord, un second dans l'Atlantique sud, un troisieme dans le Pacifique nord, un quatrieme dans le Pacifique sud, et un cinquieme dans l'Ocean indien sud. Il est meme probable qu'un sixieme courant existait autrefois dans l'Ocean indien nord, lorsque les mers Caspienne et d'Aral, reunies aux grands lacs de l'Asie, ne formaient qu'une seule et meme etendue d'eau. Or, au point indique sur le planisphere, se deroulait l'un de ces courants, le Kuro-Scivo des Japonais, le Fleuve-Noir, qui, sorti du golfe du Bengale ou le chauffent les rayons perpendiculaires du soleil des Tropiques, traverse le detroit de Malacca, prolonge la cote d'Asie, s'arrondit dans le Pacifique nord jusqu'aux iles Aleoutiennes, charriant des troncs de camphriers et autres produits indigenes, et tranchant par le pur indigo de ses eaux chaudes avec les flots de l'Ocean. C'est ce courant que le _Nautilus_ allait parcourir. Je le suivais du regard, je le voyais se perdre dans l'immensite du Pacifique, et je me sentais entrainer avec lui, quand Ned Land et Conseil apparurent a la porte du salon. Mes deux braves compagnons resterent petrifies a la vue des merveilles entassees devant leurs yeux. << Ou sommes-nous ? ou sommes-nous ? s'ecria le Canadien. Au museum de Quebec ? -- S'il plait a monsieur, repliqua Conseil, ce serait plutot a l'hotel du Sommerard ! -- Mes amis, repondis-je en leur faisant signe d'entrer, vous n'etes ni au Canada ni en France, mais bien a bord du _Nautilus_, et a cinquante metres au-dessous du niveau de la mer. -- Il faut croire monsieur, puisque monsieur l'affirme. repliqua Conseil ; mais franchement, ce salon est fait pour etonner meme un Flamand comme moi. -- Etonne-toi, mon ami. et regarde, car, pour un classificateur de ta force. il y a de quoi travailler ici. >> Je n'avais pas besoin d'encourager Conseil. Le brave garcon, penche sur les vitrines. murmurait deja des mots de la langue des naturalistes : classe des Gasteropodes, famille des Buccinoides, genre des Porcelaines, especes des Cypr/a Madagascariensis, etc. Pendant ce temps, Ned Land, assez peu conchyliologue, m'interrogeait sur mon entrevue avec le capitaine Nemo. Avais-je decouvert qui il etait, d'ou il venait, ou il allait, vers quelles profondeurs il nous entrainait ? Enfin mille questions auxquelles je n'avais pas le temps de repondre. Je lui appris tout ce que je savais, ou plutot, tout ce que je ne savais pas, et je lui demandai ce qu'il avait entendu ou vu de son cote. << Rien vu, rien entendu ! repondit le Canadien. Je n'ai pas meme apercu l'equipage de ce bateau. Est-ce que, par hasard, il serait electrique aussi, lui ? -- Electrique ! -- Par ma foi ! on serait tente de le croire. Mais vous, monsieur Aronnax, demanda Ned Land, qui avait toujours son idee, vous ne pouvez me dire combien d'hommes il y a a bord ? Dix, vingt, cinquante, cent ? -- Je ne saurais vous repondre, maitre Land. D'ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idee de vous emparer du _Nautilus_ ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d'oeuvre de l'industrie moderne, et je regretterais de ne pas l'avoir vu ! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fut-ce que pour se promener a travers ces merveilles. Ainsi. tenez-vous tranquille, et tachons de voir ce qui se passe autour de nous. -- Voir ! s'ecria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien de cette prison de tole ! Nous marchons, nous naviguons en aveugles... >> -- Ned Land prononcait ces derniers mots, quand l'obscurite se fit subitement, mais une obscurite absolue. Le plafond lumineux s'eteignit, et si rapidement, que mes yeux en eprouverent une impression douloureuse, analogue a celle que produit le passage contraire des profondes tenebres a la plus eclatante lumiere. Nous etions restes muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agreable ou desagreable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eut dit que des panneaux se manoeuvraient sur les flancs du _Nautilus_. << C'est la fin de la fin ! dit Ned Land. -- Ordre des Hydromeduses ! >> murmura Conseil. Soudain, le jour se fit de chaque cote du salon, a travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement eclairees par les effluences electriques. Deux plaques de cristal nous separaient de la mer. Je fremis, d'abord, a la pensee que cette fragile paroi pouvait se briser ; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une resistance presque infinie. La mer etait distinctement visible dans un rayon d'un mille autour du _Nautilus_. Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait decrire ! Qui saurait peindre les effets de la lumiere a travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses degradations successives jusqu'aux couches inferieures et superieures de l'Ocean ! On connait la diaphaneite de la mer. On sait que sa limpidite l'emporte sur celle de l'eau de roche. Les substances minerales et organiques, qu'elle tient en suspension, accroissent meme sa transparence. Dans certaines parties de l'Ocean, aux Antilles, cent quarante-cinq metres d'eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante nettete, et la force de penetration des rayons solaires ne parait s'arreter qu'a une profondeur de trois cents metres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le _Nautilus_, l'eclat electrique se produisait au sein meme des ondes. Ce n'etait plus de l'eau lumineuse, mais de la lumiere liquide. Si l'on admet l'hypothese d'Erhemberg, qui croit a une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement reserve pour les habitants de la mer l'un de ses plus prodigieux spectacles, et j'en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiere. De chaque cote, j'avais une fenetre ouverte sur ces abimes inexplores. L'obscurite du salon faisait valoir la clarte exterieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eut ete la vitre d'un immense aquarium. Le _Nautilus_ ne semblait pas bouger. C'est que les points de repere manquaient. Parfois, cependant, les lignes d'eau, divisees par son eperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive. Emerveilles, nous etions accoudes devant ces vitrines, et nul de nous n'avait encore rompu ce silence de stupefaction, quand Conseil dit : << Vous vouliez voir. ami Ned, eh bien, vous voyez ! -- Curieux ! curieux ! faisait le Canadien - qui oubliant ses coleres et ses projets d'evasion, subissait une attraction irresistible - et l'on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle ! -- Ah ! m'ecriai-je, je comprends la vie de cet homme ! Il s'est fait un monde a part qui lui reserve ses plus etonnantes merveilles ! -- Mais les poissons ? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons ! -- Que vous importe, ami Ned, repondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas. -- Moi ! un pecheur ! s'ecria Ned Land. Et sur ce sujet, une discussion s'eleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d'une facon tres differente. Tout le monde sait que les poissons forment la quatrieme et derniere classe de l'embranchement des vertebres. On les a tres justement definis : << des vertebres a circulation double et a sang froid, respirant par des branchies et destines a vivre dans l'eau >>. Ils composent deux series distinctes : la serie des poissons osseux. c'est-a-dire ceux dont l'epine dorsale est faite de vertebres osseuses, et les poissons cartilagineux. c'est-a-dire ceux dont l'epine dorsale est faite de vertebres cartilagineuses. Le Canadien connaissait peut-etre cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, lie d'amitie avec Ned. il ne pouvait admettre qu'il fut moins instruit que lui. Aussi lui dit-il : << Ami Ned, vous etes un tueur de poissons, un tres habile pecheur. Vous avez pris un grand nombre de ces interessants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe. -- Si. repondit serieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas ! -- Voila une distinction de gourmand, repondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la difference qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux ? -- Peut-etre bien, Conseil. -- Et la subdivision de ces deux grandes classes ? -- Je ne m'en doute pas, repondit le Canadien. -- Eh bien, ami Ned, ecoutez et retenez ! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres : Primo. Les acanthopterygiens, dont la machoire superieure est complete. mobile. et dont les branchies affectent la forme d'un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c'est-a-dire les trois quarts des poissons connus. Type : la perche commune. -- Assez bonne a manger, repondit Ned Land. -- Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l'abdomen et en arriere des pectorales, sans etre attachees aux os de l'epaule - ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d'eau douce. Type : la carpe, le brochet. -- Peuh ! fit le Canadien avec un certain mepris, des poissons d'eau douce ! -- Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachees sous les pectorales et immediatement suspendues aux os de l'epaule. Cet ordre contient quatre familles. Type : plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc. -- Excellent ! excellent ! s'ecriait le harponneur, qui ne voulait considerer les poissons qu'au point de vue comestible. -- Quarto, reprit Conseil, sans se demonter, les apodes, au corps allonge, depourvus de nageoires ventrales, et revetus d'une peau epaisse et souvent gluante ordre qui ne comprend qu'une famille. Type : l'anguille, le gymnote. -- Mediocre ! mediocre ! repondit Ned Land. -- Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les machoires completes et libres, mais dont les branchies sont formees de petites houppes. disposees par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu'une famille. Type : les hippocampes, les pegases dragons. -- Mauvais ! mauvais ! repliqua le harponneur. -- Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l'os maxillaire est attache fixement sur le cote de l'intermaxillaire qui forme la machoire, et dont l'arcade palatine s'engrene par suture avec le crane, ce qui la rend immobile ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types : les tetrodons, les poissons-lunes. -- Bons a deshonorer une chaudiere ! s'ecria le Canadien. -- Avez-vous compris, ami Ned ? demanda le savant Conseil. -- Pas le moins du monde, ami Conseil, repondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous etes tres interessant. -- Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres. -- Tant mieux, fit Ned. -- Primo, les cyclostomes, dont les machoires sont soudees en un anneau mobile, et dont les branchies s'ouvrent par des trous nombreux - ordre ne comprenant qu'une seule famille. Type : la lamproie. -- Faut l'aimer. repondit Ned Land. -- Secundo, les selaciens, avec branchies semblables a celles des cyclostomes, mais dont la machoire inferieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types : la raie et les squales. -- Quoi ! s'ecria Ned, des raies et des requins dans le meme ordre ! Eh bien, ami Conseil, dans l'interet des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le meme bocal ! -- Tertio, repondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme a l'ordinaire, par une seule fente garnie d'un opercule ordre qui comprend quatre genres. Type : l'esturgeon. -- Ah ! ami Conseil, vous avez garde le meilleur pour la fin a mon avis, du moins. Et c'est tout ? -- Oui, mon brave Ned, repondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore. car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres. en especes, en varietes... -- Eh bien. ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des varietes qui passent ! -- Oui ! des poissons, s'ecria Conseil. On se croirait devant un aquarium ! -- Non, repondis-je, car l'aquarium n'est qu'une cage, et ces poissons-la sont libres comme l'oiseau dans l'air. -- Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc ! disait Ned Land. -- Moi, repondit Conseil, je n'en suis pas capable ! Cela regarde mon maitre ! >> Et en effet, le digne garcon. classificateur enrage, n'etait point un naturaliste, et je ne sais pas s'il aurait distingue un thon d'une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hesiter. -- Un baliste, avais-je dit. -- Et un baliste chinois ! repondait Ned Land. -- Genre des balistes, famille des sclerodermes, ordre des plectognathes >>. murmurait Conseil. Decidement, a eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distingue. Le Canadien ne s'etait pas trompe. Une troupe de balistes, a corps comprime. a peau grenue, armes d'un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du _Nautilus_, et agitaient les quatre rangees de piquants qui herissent chaque cote de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d'or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnee aux vents. et parmi elles, j'apercus, a ma grande joie, cette raie chinoise, jaunatre a sa partie superieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arriere de son oeil : espece rare, et meme douteuse au temps de Lacepede, qui ne l'avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais. Pendant deux heures toute une armee aquatique fit escorte au _Nautilus_. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu'ils rivalisaient de beaute, d'eclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marque d'une double raie noire. Le gobie eleotre, a caudale arrondie, blanc de couleur et tachete de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et a la tete argentee, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description des spares rayes, aux nageoires variees de bleu et de jaune, des spares fasces, releves d'une bande noire sur leur caudale, des spares zonephores elegamment corsetes dans leurs six ceintures, des aulostones, veritables bouches en flute ou becasses de mer, dont quelques echantillons atteignaient une longueur d'un metre, des salamandres du Japon, des murenes echidnees, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et a la vaste bouche herissee de dents, etc. Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m'extasiais devant la vivacite de leurs allures et la beaute de leurs formes. Jamais il ne m'avait ete donne de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur element naturel. Je ne citerai pas toutes les varietes qui passerent ainsi devant nos yeux eblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, attires sans doute par l'eclatant foyer de lumiere electrique. Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tole se refermerent. L'enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je revai encore, jusqu'au moment ou mes regards se fixerent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manometre indiquait une pression de cinq atmospheres correspondant a une profondeur de cinquante metres, et le loch electrique donnait une marche de quinze milles a l'heure. J'attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L'horloge marquait cinq heures. Ned Land et Conseil retournerent a leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon diner s'y trouvait prepare. Il se composait d'une soupe a la tortue faite des carets les plus delicats, d'un surmulet a chair blanche. un peu feuilletee, dont le foie prepare a part fit un manger delicieux, et de filets de cette viande de l'holocante empereur, dont la saveur me parut superieure a celle du saumon. Je passai la soiree a lire, a ecrire, a penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m'etendis sur ma couche de zostere, et je m'endormis profondement, pendant que le _Nautilus_ se glissait a travers le rapide courant du Fleuve Noir. XV UNE INVITATION PAR LETTRE Le lendemain, 9 novembre, je ne me reveillai qu'apres un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir << comment monsieur avait passe la nuit >>. et lui offrir ses services. Il avait laisse son ami le Canadien dormant comme un homme qui n'aurait fait que cela toute sa vie. Je laissai le brave garcon babiller a sa fantaisie, sans trop lui repondre. J'etais preoccupe de l'absence du capitaine Nemo pendant notre seance de la veille, et j'esperais le revoir aujourd'hui. Bientot j'eus revetu mes vetements de byssus. Leur nature provoqua plus d'une fois les reflexions de Conseil. Je lui appris qu'ils etaient fabriques avec les filaments lustres et soyeux qui rattachent aux rochers les << jambonneaux >>, sortes de coquilles tres abondantes sur les rivages de la Mediterranee. Autrefois, on en faisait de belles etoffes, des bas, des gants, car ils etaient a la fois tres moelleux et tres chauds. L'equipage du _Nautilus_ pouvait donc se vetir a bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers a soie de la terre. Lorsque je fus habille, je me rendis au grand salon. Il etait desert. Je me plongeai dans l'etude de ces tresors de conchyliologie, entasses sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique dessechees, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces precieuses hydrophytes, je remarquai des cladostephes verticillees, des padines-paon, des caulerpes a feuilles de vigne, des callithamnes graniferes, de delicates ceramies a teintes ecarlates, des agares disposees en eventails, des acetabules, semblables a des chapeaux de champignons tres deprimes, et qui furent longtemps classees parmi les zoophytes, enfin toute une serie de varechs. La journee entiere se passa, sans que je fusse honore de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s'ouvrirent pas. Peut-etre ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses. La direction du _Nautilus_ se maintint a l'est-nord-est, sa vitesse a douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante metres. Le lendemain, 10 novembre, meme abandon, meme solitude. Je ne vis personne de l'equipage. Ned et Conseil passerent la plus grande partie de la journee avec moi. Ils s'etonnerent de l'inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier etait-il malade ? Voulait-il modifier ses projets a notre egard ? Apres tout, suivant la remarque de Conseil. nous jouissions d'une entiere liberte, nous etions delicatement et abondamment nourris. Notre hote se tenait dans les termes de son traite. Nous ne pouvions nous plaindre, et d'ailleurs, la singularite meme de notre destinee nous reservait de si belles compensations, que nous n'avions pas encore le droit de l'accuser. Ce jour-la, je commencai le journal de ces aventures, ce qui m'a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, detail curieux, je l'ecrivis sur un papier fabrique avec la zostere marine. Le 11 novembre, de grand matin, l'air frais repandu a l'interieur du _Nautilus_ m'apprit que nous etions revenus a la surface de l'Ocean, afin de renouveler les provisions d'oxygene. Je me dirigeai vers l'escalier central, et je montai sur la plate-forme. Il etait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. A peine de houle. Le capitaine Nemo, que j'esperais rencontrer la, viendrait-il ? Je n'apercus que le timonier, emprisonne dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j'aspirai avec delices les emanations salines. Peu a peu, la brume se dissipa sous l'action des rayons solaires. L'astre radieux debordait de l'horizon oriental. La mer s'enflamma sous son regard comme une trainee de poudre. Les nuages, eparpilles dans les hauteurs, se colorerent de tons vifs admirablement nuances, et de nombreuses << langues de chat >> annoncerent du vent pour toute la journee. Mais que faisait le vent a ce _Nautilus_ que les tempetes ne pouvaient effrayer ! J'admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque j'entendis quelqu'un monter vers la plate-forme. Je me preparais a saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second - que j'avais deja vu pendant la premiere visite du capitaine - qui apparut. Il s'avanca sur la plate-forme. et ne sembla pas s'apercevoir de ma presence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l'horizon avec une attention extreme. Puis, cet examen fait, il s'approcha du panneau, et prononca une phrase dont voici exactement les termes. Je l'ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle etait ainsi concue : << Nautron respoc lorni virch. >> Ce qu'elle signifiait, je ne saurais le dire. Ces mots prononces, le second redescendit. Je pensai que le _Nautilus_ allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, et par les coursives je revins a ma chambre. Cinq jours s'ecoulerent ainsi, sans que la situation se modifiat. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La meme phrase etait prononcee par le meme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas. J'avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentre dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet a mon adresse. Je l'ouvris d'une main impatiente. Il etait ecrit d'une ecriture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands. Ce billet etait libelle en ces termes : _Monsieur le professeur Aronnax, a bord du_ Nautilus. _16 novembre 1867._ _Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax a une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forets de l'ile Crespo. Il espere que rien n'empechera monsieur le professeur d'y assister, et il verra avec plaisir que ses compagnons se joignent a lui._ _Le commandant du_ Nautilus, _Capitaine NEMO._ >> << Une chasse ! s'ecria Ned. -- Et dans ses forets de l'ile Crespo ! ajouta Conseil. -- Mais il va donc a terre, ce particulier-la ? reprit Ned Land. -- Cela me parait clairement indique, dis-je en relisant la lettre. -- Eh bien ! il faut accepter, repliqua le Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous aviserons a prendre un parti. D'ailleurs, je ne serai pas fache de manger quelques morceaux de venaison fraiche. >> Sans chercher a concilier ce qu'il y avait de contradictoire entre l'horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les iles, et son invitation de chasser en foret, je me contentai de repondre : << Voyons d'abord ce que c'est que l'ile Crespo. >> Je consultai le planisphere, et, par 32deg.40' de latitude nord et 167deg.50' de longitude ouest, je trouvai un ilot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c'est-a-dire << Roche d'Argent >>. Nous etions donc a dix-huit cents milles environ de notre point de depart, et la direction un peu modifiee du _Nautilus_ le ramenait vers le sud-est. Je montrai a mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique nord. << Si le capitaine Nemo va quelquefois a terre, leur dis-je, il choisit du moins des iles absolument desertes ! >> Ned Land hocha la tete sans repondre, puis Conseil et lui me quitterent. Apres un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, je m'endormis, non sans quelque preoccupation. Le lendemain, 17 novembre, a mon reveil, je sentis que le _Nautilus_ etait absolument immobile. Je m'habillai lestement, et j'entrai dans le grand salon. Le capitaine Nemo etait la. Il m'attendait, se leva, salua, et me demanda s'il me convenait de l'accompagner. Comme il ne fit aucune allusion a son absence pendant ces huit jours, je m'abstins de lui en parler, et je repondis simplement que mes compagnons et moi nous etions prets a le suivre. << Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser une question. -- Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y repondre, j'y repondrai. -- Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute relation avec la terre, vous possediez des forets dans l'ile Crespo ? -- Monsieur le professeur, me repondit le capitaine, les forets que je possede ne demandent au soleil ni sa lumiere ni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les pantheres, ni aucun quadrupede ne les frequentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont point des forets terrestres, mais bien des forets sous-marines. -- Des forets sous-marines ! m'ecriai-je. -- Oui, monsieur le professeur. -- Et vous m'offrez de m'y conduire ? -- Precisement. -- A pied ? -- Et meme a pied sec. -- En chassant ? -- En chassant. -- Le fusil a la main ? -- Le fusil a la main. >> Je regardai le commandant du _Nautilus_ d'un air qui n'avait rien de flatteur pour sa personne. << Decidement, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un acces qui a dure huit jours, et meme qui dure encore. C'est dommage ! Je l'aimais mieux etrange que fou ! >> Cette pensee se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo se contenta de m'inviter a le suivre, et je le suivis en homme resigne a tout. Nous arrivames dans la salle a manger, ou le dejeuner se trouvait servi. << Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon dejeuner sans facon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade en foret, je ne me suis point engage a vous y faire rencontrer un restaurant. Dejeunez donc en homme qui ne dinera probablement que fort tard. >> Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranches d'holoturies, excellents zoophytes, releves d'algues tres aperitives, telles que la _Porphyria laciniata_ et la _Laurentia primafetida_. La boisson se composait d'eau limpide a laquelle, a l'exemple du capitaine, j'ajoutai quelques gouttes d'une liqueur fermentee, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l'algue connue sous le nom de << Rhodomenie palmee >>. Le capitaine Nemo mangea, d'abord, sans prononcer une seule parole. Puis, il me dit : << Monsieur le professeur, quand je vous ai propose de venir chasser dans mes forets de Crespo, vous m'avez cru en contradiction avec moi-meme. Quand je vous ai appris qu'il s'agissait de forets sous-marines, vous m'avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes a la legere. -- Mais, capitaine, croyez que... -- Veuillez m'ecouter, et vous verrez si vous devez m'accuser de folie ou de contradiction. -- Je vous ecoute. -- Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l'homme peut vivre sous l'eau a la condition d'emporter avec lui sa provision d'air respirable. Dans les travaux sous-marins, l'ouvrier, revetu d'un vetement impermeable et la tete emprisonnee dans une capsule de metal, recoit l'air de l'exterieur au moyen de pompes foulantes et de regulateurs d'ecoulement. -- C'est l'appareil des scaphandres, dis-je. -- En effet, mais dans ces conditions, l'homme n'est pas libre. Il est rattache a la pompe qui lui envoie l'air par un tuyau de caoutchouc, veritable chaine qui le rive a la terre, et si nous devions etre ainsi retenus au _Nautilus_, nous ne pourrions aller loin. -- Et le moyen d'etre libre ? demandai-je. -- C'est d'employer l'appareil Rouquayrol-Denayrouze, imagine par deux de vos compatriotes, mais que j'ai perfectionne pour mon usage, et qui vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d'un reservoir en tole epaisse, dans lequel j'emmagasine l'air sous une pression de cinquante atmospheres. Ce reservoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie superieure forme une boite d'ou l'air, maintenu par un mecanisme a soufflet, ne peut s'echapper qu'a sa tension normale. Dans l'appareil Rouquayrol, tel qu'il est employe, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boite, viennent aboutir a une sorte de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l'operateur ; l'un sert a l'introduction de l'air inspire, l'autre a l'issue de l'air expire, et la langue ferme celui-ci ou celui-la, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui affronte des pressions considerables au fond des mers, j'ai du enfermer ma tete, comme celle des scaphandres, dans une sphere de cuivre, et c'est a cette sphere qu'aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs. -- Parfaitement, capitaine Nemo, mais l'air que vous emportez doit s'user vite, et des qu'il ne contient plus que quinze pour cent d'oxygene, il devient irrespirable. Sans doute, mais je vous l'ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du _Nautilus_ me permettent de l'emmagasiner sous une pression considerable, et, dans ces conditions, le reservoir de l'appareil peut fournir de l'air respirable pendant neuf ou dix heures. -- Je n'ai plus d'objection a faire, repondis-je. Je vous demanderai seulement, capitaine, comment vous pouvez eclairer votre route au fond de l'Ocean ? -- Avec l'appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le second s'attache a la ceinture. Il se compose d'une pile de Bunzen que je mets en activite, non avec du bichromate de potasse, mais avec du sodium. Une bobine d'induction recueille l'electricite produite, et la dirige vers une lanterne d'une disposition particuliere. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre qui contient seulement un residu de gaz carbonique. Quand l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une lumiere blanchatre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois. -- Capitaine Nemo, a toutes mes objections vous faites de si ecrasantes reponses que je n'ose plus douter. Cependant, si je suis bien force d'admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande a faire des reserves pour le fusil dont vous voulez m'armer. -- Mais ce n'est point un fusil a poudre, repondit le capitaine. -- C'est donc un fusil a vent ? -- Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre a mon bord, n'ayant ni salpetre, ni soufre ni charbon ? -- D'ailleurs, dis-je, pour tirer sous l'eau, dans un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l'air il faudrait vaincre une resistance considerable. -- Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnes apres Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Francais Furcy, par l'Italien Landi, qui sont munis d'un systeme particulier de fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le repete, n'ayant pas de poudre, je l'ai remplacee par de l'air a haute pression, que les pompes du _Nautilus_ me fournissent abondamment. -- Mais cet air doit rapidement s'user. -- Eh bien, n'ai-je pas mon reservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin, m'en fournir. Il suffit pour cela d'un robinet _ad hoc_. D'ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-meme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande depense d'air ni de balles. -- Cependant, il me semble que dans cette demi-obscurite, et au milieu de ce liquide tres dense par rapport a l'atmosphere, les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels ? -- Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire, et des qu'un animal est touche, si legerement que ce soit, il tombe foudroye. -- Pourquoi ? -- Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais de petites capsules de verre - inventees par le chimiste autrichien Leniebroek - et dont j'ai un approvisionnement considerable. Ces capsules de verre, recouvertes d'une armature d'acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de veritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l'electricite est forcee a une tres haute tension. Au plus leger choc, elles se dechargent, et l'animal, si puissant qu'il soit, tombe mort. J'ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses que du numero quatre, et que la charge d'un fusil ordinaire pourrait en contenir dix. -- Je ne discute plus, repondis-je en me levant de table, et je n'ai plus qu'a prendre mon fusil. D'ailleurs, ou vous Irez, j'irai. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'arriere du _Nautilus_, et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j'appelai mes deux compagnons qui nous suivirent aussitot. Puis, nous arrivames a une cellule situee en abord pres de la chambre des machines, et dans laquelle nous devions revetir nos vetements de promenade. XVI PROMENADE EN PLAINE Cette cellule etait, a proprement parler, l'arsenal et le vestiaire du _Nautilus_. Une douzaine d'appareils de scaphandres, suspendus a la paroi, attendaient les promeneurs. Ned Land, en les voyant, manifesta une repugnance evidente a s'en revetir. << Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forets de l'ile de Crespo ne sont que des forets sous-marines ! -- Bon ! fit le harponneur desappointe, qui voyait s'evanouir ses reves de viande fraiche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dans ces habits-la ? -- Il le faut bien, maitre Ned. -- Libre a vous, monsieur, repondit le harponneur, haussant les epaules, mais quant a moi, a moins qu'on ne m'y force, je n'entrerai jamais la-dedans. -- On ne vous forcera pas, maitre Ned, dit le capitaine Nemo. -- Et Conseil va se risquer ? demanda Ned. -- Je suis monsieur partout ou va monsieur >>, repondit Conseil. Sur un appel du capitaine, deux hommes de l'equipage vinrent nous aider a revetir ces lourds vetements impermeables, faits en caoutchouc sans couture, et prepares de maniere a supporter des pressions considerables. On eut dit une armure a la fois souple et resistante. Ces vetements formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d'epaisses chaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste etait maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la defendaient contre la poussee des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement ; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main. Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnes aux vetements informes, tels que les cuirasses de liege, les soubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc., qui furent inventes et prones dans le XVIIIe siecle. Le capitaine Nemo, un de ses compagnons - sorte d'Hercule, qui devait etre d'une force prodigieuse - , Conseil et moi, nous eumes bientot revetu ces habits de scaphandres. Il ne s'agissait plus que d'emboiter notre tete dans sa sphere metallique. Mais, avant de proceder a cette operation, je demandai au capitaine la permission d'examiner les fusils qui nous etaient destines. L'un des hommes du _Nautilus_ me presenta un fusil simple dont la crosse, faite en tole d'acier et creuse a l'interieur, etait d'assez grande dimension. Elle servait de reservoir a l'air comprime, qu'une soupape, manoeuvree par une gachette, laissait echapper dans le tube de metal. Une boite a projectiles, evidee dans l'epaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de balles electriques, qui, au moyen d'un ressort, se placaient automatiquement dans le canon du fusil. Des qu'un coup etait tire, l'autre etait pret a partir. << Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d'un maniement facile. Je ne demande plus qu'a l'essayer. Mais comment allons-nous gagner le fond de la mer ? -- En ce moment, monsieur le professeur, le _Nautilus_ est echoue par dix metres d'eau, et nous n'avons plus qu'a partir. -- Mais comment sortirons-nous ? -- Vous l'allez voir. >> Le capitaine Nemo introduisit sa tete dans la calotte spherique. Conseil et moi, nous en fimes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancer un << bonne chasse >> ironique. Le haut de notre vetement etait termine par un collet de cuivre taraude, sur lequel se vissait ce casque de metal. Trois trous, proteges par des verres epais, permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu'en tournant la tete a l'interieur de cette sphere. Des qu'elle fut en place, les appareils Rouquayrol, places sur notre dos, commencerent a fonctionner, et, pour mon compte, je respirai a l'aise. La lampe Ruhmkorff suspendue a ma ceinture, le fusil a la main, j'etais pret a partir. Mais, pour etre franc, emprisonne dans ces lourds vetements et cloue au tillac par mes semelles de plomb, il m'eut ete impossible de faire un pas. Mais ce cas etait prevu, car je sentis que l'on me poussait dans une petite chambre contigue au vestiaire. Mes compagnons, egalement remorques, me suivaient. J'entendis une porte, munie d'obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscurite nous enveloppa. Apres quelques minutes, un vif sifflement parvint a mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds a ma poitrine. Evidemment, de l'interieur du bateau on avait, par un robinet, donne entree a l'eau exterieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientot remplie. Une seconde porte, percee dans le flanc du _Nautilus_, s'ouvrit alors. Un demi-jour nous eclaira. Un instant apres, nos pieds foulaient le fond de la mer. Et maintenant. comment pourrais-je retracer les impressions que m'a laissees cette promenade sous les eaux ? Les mots sont impuissants a raconter de telles merveilles ! Quand le pinceau lui-meme est inhabile a rendre les effets particuliers a l'element liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire ? Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait a quelques pas en arriere. Conseil et moi, nous restions l'un pres de l'autre, comme si un echange de paroles eut ete possible a travers nos carapaces metalliques. Je ne sentais deja plus la lourdeur de mes vetements, de mes chaussures, de mon reservoir d'air, ni le poids de cette epaisse sphere, au milieu de laquelle ma tete ballottait comme une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plonges dans l'eau, perdaient une partie de leur poids egale a celui du liquide deplace. et je me trouvais tres bien de cette loi physique reconnue par Archimede. Je n'etais plus une masse inerte, et j'avais une liberte de mouvement relativement grande. La lumiere, qui eclairait le sol jusqu'a trente pieds au-dessous de la surface de l'Ocean, m'etonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisement cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets a une distance de cent metres. Au-dela, les fonds se nuancaient des fines degradations de l'outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s'effacaient au milieu d'une vague obscurite. Veritablement, cette eau qui m'entourait n'etait qu'une sorte d'air, plus dense que l'atmosphere terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j'apercevais la calme surface de la mer. Nous marchions sur un sable fin, uni, non ride comme celui des plages qui conserve l'empreinte de la houle. Ce tapis eblouissant, veritable reflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensite. De la, cette immense reverberation qui penetrait toutes les molecules liquides. Serai-je cru si j'affirme, qu'a cette profondeur de trente pieds, j'y voyais comme en plein jour ? Pendant un quart d'heure, je foulai ce sable ardent, seme d'une impalpable poussiere de coquillages. La coque du _Nautilus_, dessinee comme un long ecueil, disparaissait peu a peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour a bord, en projetant ses rayons avec une nettete parfaite. Effet difficile a comprendre pour qui n'a vu que sur terre ces nappes blanchatres si vivement accusees. La, la poussiere dont l'air est sature leur donne l'apparence d'un brouillard lumineux ; mais sur mer, comme sous mer, ces traits electriques se transmettent avec une incomparable purete. Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait etre sans bornes. J'ecartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derriere moi, et la trace de mes pas s'effacait soudain sous la pression de l'eau. Bientot, quelques formes d'objets. a peine estompees dans l'eloignement, se dessinerent a mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapisses de zoophytes du plus bel echantillon, et je fus tout d'abord frappe d'un effet special a ce milieu. Il etait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiere decomposee par la refraction comme a travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuancaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C'etait une merveille, une fete des yeux, que cet enchevetrement de tons colores, une veritable kaleidoscopie de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d'un coloriste enrage ! Que ne pouvais-je communiquer a Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d'interjections admiratives ! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, echanger mes pensees au moyen de signes convenus ! Aussi, faute de mieux, je me parlais a moi-meme. je criais dans la boite de cuivre qui coiffait ma tete, depensant peut-etre en vaines paroles plus d'air qu'il ne convenait. Devant ce splendide spectacle, Conseil s'etait arrete comme moi. Evidemment, le digne garcon. en presence de ces echantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et echinodermes abondaient sur le sol. Les isis variees, les cornulaires qui vivent isolement, des touffes d'oculines vierges, designees autrefois sous le nom de << corail blanc >>, les fongies herissees en forme de champignons, les anemones adherant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, emaille de porpites parees de leur collerette de tentacules azures. d'etoiles de mer qui constellaient le sable, et d'asterophytons verruqueux, fines dentelles brodees par la main des naiades, dont les festons se balancaient aux faibles ondulations provoquees par notre marche. C'etait un veritable chagrin pour moi d'ecraser sous mes pas les brillants specimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, veritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d'ange, les aphysies, et tant d'autres produits de cet inepuisable Ocean. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos tetes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d'outre-mer flotter a la traine, des meduses dont l'ombrelle opaline ou rose tendre, festonnee d'un liston d'azur, nous abritait des rayons solaires, et des pelagies panopyres, qui, dans l'obscurite, eussent seme notre chemin de lueurs phosphorescentes ! Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l'espace d'un quart de mille, m'arretant a peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d'un geste. Bientot, la nature du sol se modifia. A la plaine de sable succeda une couche de vase visqueuse que les Americains nomment << oaze >>, uniquement composee de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourumes une prairie d'algues, plantes pelagiennes que les eaux n'avaient pas encore arrachees, et dont la vegetation etait fougueuse. Ces pelouses a tissu serre, douces au pied, eussent rivalise avec les plus moelleux tapis tisses par la main des hommes. Mais, en meme temps que la verdure s'etalait sous nos pas, elle n'abandonnait pas nos tetes. Un leger berceau de plantes marines, classees dans cette exuberante famille des algues, dont on connait plus de deux mille especes, se croisait a la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubules, des laurencies, des cladostephes, au feuillage si delie, des rhodymenes palmes, semblables a des eventails de cactus. J'observai que les plantes vertes se maintenaient plus pres de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculees de l'Ocean. Ces algues sont veritablement un prodige de la creation, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit a la fois les plus petits et les plus grands vegetaux du globe. Car de meme qu'on a compte quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimetres carres, de meme on a recueilli des fucus dont la longueur depassait cinq cents metres. Nous avions quitte le _Nautilus_ depuis une heure et demie environ. Il etait pres de midi. Je m'en apercus a la perpendicularite des rayons solaires qui ne se refractaient plus. La magie des couleurs disparut peu a peu, et les nuances de l'emeraude et du saphir s'effacerent de notre firmament. Nous marchions d'un pas regulier qui resonnait sur le sol avec une intensite etonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse a laquelle l'oreille n'est pas habituee sur la terre. En effet, l'eau est pour le son un meilleur vehicule que l'air, et il s'y propage avec une rapidite quadruple. En ce moment, le sol s'abaissa par une pente prononcee. La lumiere prit une teinte uniforme. Nous atteignimes une profondeur de cent metres, subissant alors une pression de dix atmospheres. Mais mon vetement de scaphandre etait etabli dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gene aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas a disparaitre. Quant a la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j'avais si peu l'habitude, elle etait nulle. Mes mouvements, aides par l'eau, se produisaient avec une surprenante facilite. Arrive a cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. A leur eclat intense avait succede un crepuscule rougeatre. moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment a nous conduire. et il n'etait pas encore necessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activite. En ce moment, le capitaine Nemo s'arreta. Il attendit que je l'eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s'accusaient dans l'ombre a une petite distance. << C'est la foret de l'ile Crespo >>, pensai-je, et je ne me trompais pas. XVII UNE FORET SOUS-MARINE Nous etions enfin arrives a la lisiere de cette foret, sans doute l'une des plus belles de l'immense domaine du capitaine Nemo. Il la considerait comme etant sienne, et s'attribuait sur elle les memes droits qu'avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde. D'ailleurs, qui lui eut dispute la possession de cette propriete sous-marine ? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache a la main, en defricher les sombres taillis ? Cette foret se composait de grandes plantes arborescentes, et, des que nous eumes penetre sous ses vastes arceaux. mes regards furent tout d'abord frappes d'une singuliere disposition de leurs ramures - disposition que je n'avais pas encore observee jusqu'alors. Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui herissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s'etendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l'Ocean. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu'ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se developpaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandee par la densite de l'element qui les avait produits. Immobiles, d'ailleurs, lorsque je les ecartais de la main, ces plantes reprenaient aussitot leur position premiere. C'etait ici le regne de la verticalite. Bientot, je m'habituai a cette disposition bizarre, ainsi qu'a l'obscurite relative qui nous enveloppait. Le sol de la foret etait seme de blocs aigus, difficiles a eviter. La flore sous-marine m'y parut etre assez complete, plus riche meme qu'elle ne l'eut ete sous les zones arctiques ou tropicales, ou ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les regnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s'y fut pas trompe ? La faune et la flore se touchent de si pres dans ce monde sous-marin ! J'observai que toutes ces productions du regne vegetal ne tenaient au sol que par un empatement superficiel. Depourvues de racines, indifferentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu'un point d'appui, non la vitalite. Ces plantes ne procedent que d'elles-memes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l'olivatre, le fauve et le brun. Je revis la, mais non plus dessechees comme les echantillons du _Nautilus_, des padines-paons, deployees en eventails qui semblaient solliciter la brise, des ceramies ecarlates, des laminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des nereocystees filiformes et fluxueuses, qui s'epanouissaient a une hauteur de quinze metres, des bouquets s'acetabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d'autres plantes pelagiennes, toutes depourvues de fleurs. << Curieuse anomalie, bizarre element, a dit un spirituel naturaliste, ou le regne animal fleurit, et ou le regne vegetal ne fleurit pas ! >> Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones temperees, et sous leur ombre humide, se massaient de veritables buissons a fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s'epanouissaient des meandrines zebrees de sillons tortueux, des cariophylles jaunatres a tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, et pour completer l'illusion -, les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lepisacanthes, a la machoire herissee, aux ecailles aigues, des dactylopteres et des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables a une troupe de becassines. Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J'en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nous etendimes sous un berceau d'alariees, dont les longues lanieres amincies se dressaient comme des fleches. Cet instant de repos me parut delicieux. Il ne nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de repondre. J'approchai seulement ma grosse tete de cuivre de la tete de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garcon briller de contentement, et en signe de satisfaction. il s'agita dans sa carapace de l'air le plus comique du monde. Apres quatre heures de cette promenade, je fus tres etonne de ne pas ressentir un violent besoin de manger. A quoi tenait cette disposition de l'estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j'eprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu'il arrive a tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermerent-ils bientot derriere leur epaisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu'alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, etendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l'exemple du sommeil. Combien de temps restai-je ainsi plonge dans cet assoupissement, je ne pus l'evaluer ; mais lorsque je me reveillai, il me sembla que le soleil s'abaissait vers l'horizon. Le capitaine Nemo s'etait deja releve, et je commencais a me detirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds. A quelques pas, une monstrueuse araignee de mer, haute d'un metre, me regardait de ses yeux louches, prete a s'elancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fut assez epais pour me defendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d'horreur. Conseil et le matelot du _Nautilus_ s'eveillerent en ce moment. Le capitaine Nemo montra a son compagnon le hideux crustace, qu'un coup de crosse abattit aussitot, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsions terribles. Cette rencontre me fit penser que d'autres animaux, plus redoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protegerait pas contre leurs attaques. Je n'y avais pas songe jusqu'alors, et je resolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d'ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade ; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au _Nautilus_, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion. Le sol se deprimait toujours, et sa pente, s'accusant davantage, nous conduisit a de plus grandes profondeurs. Il devait etre a peu pres trois heures, quand nous atteignimes une etroite vallee, creusee entre de hautes parois a pic, et situee par cent cinquante metres de fond. Grace a la perfection de nos appareils, nous depassions ainsi de quatre-vingt-dix metres la limite que la nature semblait avoir imposee jusqu'ici aux excursions sous-marines de l'homme. Je dis cent cinquante metres, bien qu'aucun instrument ne me permit d'evaluer cette distance. Mais je savais que, meme dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient penetrer plus avant. Or, precisement, l'obscurite devint profonde. Aucun objet n'etait visible a dix pas. Je marchais donc en tatonnant, quand je vis briller subitement une lumiere blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil electrique en activite. Son compagnon l'imita. Conseil et moi nous suivimes leur exemple. J'etablis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, eclairee par nos quatre lanternes, s'illumina dans un rayon de vingt-cinq metres. Le capitaine Nemo continua de s'enfoncer dans les obscures profondeurs de la foret dont les arbrisseaux se rarefiaient de plus en plus. J'observai que la vie vegetale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pelagiennes abandonnaient deja le sol devenu aride, qu'un nombre prodigieux d'animaux, zoophytes, articules, mollusques et poissons y pullulaient encore. Tout en marchant, je pensais que la lumiere de nos appareils Ruhmkorff devait necessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s'ils nous approcherent, ils se tinrent du moins a une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s'arreter et mettre son fusil en joue ; puis, apres quelques instants d'observation, il se relevait et reprenait sa marche. Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s'acheva. Un mur de rochers superbes et d'une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, enorme falaise de granit, creusee de grottes obscures, mais qui ne presentait aucune rampe praticable. C'etaient les accores de l'ile Crespo. C'etait la terre. Le capitaine Nemo s'arreta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si desireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m'arreter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les depasser. Au-dela, c'etait cette portion du globe qu'il ne devait plus fouler du pied. Le retour commenca. Le capitaine Nemo avait repris la tete de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hesiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le meme chemin pour revenir au _Nautilus_. Cette nouvelle route, tres raide, et par consequent tres penible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches superieures ne fut pas tellement subit que la decompression se fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des desordres graves, et determiner ces lesions internes si fatales aux plongeurs. Tres promptement, la lumiere reparut et grandit, et, le soleil etant deja bas sur l'horizon, la refraction borda de nouveau les divers objets d'un anneau spectral. A dix metres de profondeur, nous marchions au milieu d'un essaim de petits poissons de toute espece, plus nombreux que les oiseaux dans l'air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d'un coup de fusil. ne s'etait encore offert a nos regards. En ce moment, je vis l'arme du capitaine, vivement epaulee, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j'entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroye a quelques pas. C'etait une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupede qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d'un metre cinquante centimetres, devait avoir un tres grand prix. Sa peau, d'un brun marron en dessus, et argentee en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchees sur les marches russes et chinois ; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J'admirai fort ce curieux mammifere a la tete arrondie et ornee d'oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables a celles du chat, aux pieds palmes et unguicules, a la queue touffue. Ce precieux carnassier, chasse et traque par les pecheurs, devient extremement rare, et il s'est principalement refugie dans les portions boreales du Pacifique, ou vraisemblablement son espece ne tardera pas a s'eteindre. Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bete, la chargea sur son epaule, et l'on se remit en route. Pendant une heure, une plaine de sable se deroula devant nos pas. Elle remontait souvent a moins de deux metres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement refletee, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique. reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, a cela pres qu'elle marchait la tete en bas et les pieds en l'air. Autre effet a noter. C'etait le passage de nuages epais qui se formaient et s'evanouissaient rapidement ; mais en reflechissant, je compris que ces pretendus nuages n'etaient dus qu'a l'epaisseur variable des longues lames de fond, et j'apercevais meme les << moutons >> ecumeux que leur crete brisee multipliait sur les eaux. Il n'etait pas jusqu'a l'ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos tetes, dont je ne surprisse le rapide effleurement a la surface de la mer. En cette occasion, je fus temoin de l'un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d'un chasseur. Un grand oiseau, a large envergure, tres nettement visible, s'approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu'il fut a quelques metres seulement au-dessus des flots. L'animal tomba foudroye, et sa chute l'entraina jusqu'a la portee de l'adroit chasseur qui s'en empara. C'etait un albatros de la plus belle espece, admirable specimen des oiseaux pelagiens. Notre marche n'avait pas ete interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivimes tantot des plaines sableuses, tantot des prairies de varechs, fort penibles a traverser. Franchement, je n'en pouvais plus, quand j'apercus une vague lueur qui rompait, a un demi mille, l'obscurite des eaux. C'etait le fanal du _Nautilus_. Avant vingt minutes, nous devions etre a bord, et la, je respirerais a l'aise, car il me semblait que mon reservoir ne fournissait plus qu'un air tres pauvre en oxygene. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivee. J'etais reste d'une vingtaine de pas en arriere, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba a terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d'abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait pres de moi et demeurait immobile. J'etais donc etendu sur le sol, et precisement a l'abri d'un buisson de varechs, quand, relevant la tete, j'apercus d'enormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes. Mon sang se glaca dans mes veines ! J'avais reconnu les formidables squales qui nous menacaient. C'etait un couple de tintoreas, requins terribles, a la queue enorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matiere phosphorescente par des trous perces autour de leur museau. Monstrueuses mouches a feu, qui broient un homme tout entier dans leurs machoires de fer ! Je ne sais si Conseil s'occupait a les classer, mais pour mon compte, j'observais leur ventre argente, leur gueule formidable, herissee de dents, a un point de vue peu scientifique, et plutot en victime qu'en naturaliste. Tres heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passerent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunatres, et nous echappames, comme par miracle, a ce danger plus grand, a coup sur, que la rencontre d'un tigre en pleine foret. Une demi-heure apres, guides par la trainee electrique, nous atteignions le _Nautilus_. La porte exterieure etait restee ouverte, et le capitaine Nemo la referma, des que nous fumes rentres dans la premiere cellule. Puis, il pressa un bouton. J'entendis manoeuvrer les pompes au dedans du navire, je sentis l'eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule fut entierement videe. La porte interieure s'ouvrit alors, et nous passames dans le vestiaire. La, nos habits de scaphandre furent retires, non sans peine, et, tres harasse, tombant d'inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout emerveille de cette surprenante excursion au fond des mers. XVIII QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE Le lendemain matin, 18 novembre, j'etais parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment ou le second du _Nautilus_ prononcait sa phrase quotidienne. Il me vint alors a l'esprit qu'elle se rapportait a l'etat de la mer, ou plutot qu'elle signifiait : << Nous n'avons rien en vue. >> Et en effet, l'Ocean etait desert. Pas une voile a l'horizon. Les hauteurs de l'ile Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, a l'exception des rayons bleus, reflechissait ceux-ci dans toutes les directions et revetait une admirable teinte d'indigo. Une moire, a larges raies, se dessinait regulierement sur les flots onduleux. J'admirais ce magnifique aspect de l'Ocean, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s'apercevoir de ma presence, et commenca une serie d'observations astronomiques. Puis, son operation terminee, il alla s'accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent a la surface de l'Ocean. Cependant, une vingtaine de matelots du _Nautilus_, tous gens vigoureux et bien constitues, etaient montes sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient ete mis a la traine pendant la nuit. Ces marins appartenaient evidemment a des nations differentes, bien que le type europeen fut indique chez tous. Je reconnus, a ne pas me tromper, des Irlandais, des Francais, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes etaient sobres de paroles, et n'employaient entre eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas meme soupconner l'origine. Aussi, je dus renoncer a les interroger. Les filets furent hales a bord. C'etaient des especes de chaluts, semblables a ceux des cotes normandes, vastes poches qu'une vergue flottante et une chaine transfilee dans les mailles inferieures tiennent entr'ouvertes. Ces poches, ainsi trainees sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l'Ocean et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-la, ils ramenerent de curieux echantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d'histrions, des commercons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondules, entoures de bandelettes rouges, des tetrodons-croissants, dont le venin est extremement subtil, quelques lamproies olivatres, des macrorhinques, couverts d'ecailles argentees, des trichiures, dont la puissance electrique est egale a celle du gymnote et de la torpille, des notopteres ecailleux, a bandes brunes et transversales, des gades verdatres, plusieurs varietes de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx a tete proeminente, long d'un metre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarres de couleurs bleues et argentees, et trois magnifiques thons que la rapidite de leur marche n'avait pu sauver du chalut. J'estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C'etait une belle peche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent a la traine pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d'une excellente qualite, que la rapidite du _Nautilus_ et l'attraction de sa lumiere electrique pouvaient renouveler sans cesse. Ces divers produits de la mer furent immediatement affales par le panneau vers les cambuses, destines, les uns a etre manges frais, les autres a etre conserves. La peche finie, la provision d'air renouvelee, je pensais que le _Nautilus_ allait reprendre son excursion sous-marine, et je me preparais a regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre preambule : << Voyez cet ocean, monsieur le professeur, n'est-il pas doue d'une vie reelle ? N'a-t-il pas ses coleres et ses tendresses ? Hier, il s'est endormi comme nous, et le voila qui se reveille apres une nuit paisible ! >> Ni bonjour, ni bonsoir ! N'eut-on pas dit que cet etrange personnage continuait avec moi une conversation deja commencee ? << Regardez, reprit-il, il s'eveille sous les caresses du soleil ! Il va revivre de son existence diurne ! C'est une interessante etude que de suivre le jeu de son organisme. Il possede un pouls, des arteres, il a ses spasmes, et je donne raison a ce savant Maury, qui a decouvert en lui une circulation aussi reelle que la circulation sanguine chez les animaux. >> Il est certain que le capitaine Nemo n'attendait de moi aucune reponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les << Evidemment >>, les << A coup sur >>, et les << Vous avez raison >>. Il se parlait plutot a lui-meme, prenant de longs temps entre chaque phrase. C'etait une meditation a voix haute. << Oui, dit-il, l'Ocean possede une circulation veritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Createur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, cree des densites differentes, qui amenent les courants et les contre-courants. L'evaporation, nulle aux regions hyperboreennes, tres active dans les zones equatoriales, constitue un echange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j'ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l'Ocean. J'ai vu la molecule d'eau de mer, echauffee a la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densite a deux degres au-dessous de zero, puis se refroidissant encore, devenir plus legere et remonter. Vous verrez, aux poles, les consequences de ce phenomene, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prevoyante nature, la congelation ne peut jamais se produire qu'a la surface des eaux ! >> Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais : << Le pole ! Est-ce que cet audacieux personnage pretend nous conduire jusque-la ! >> Cependant, le capitaine s'etait tu, et regardait cet element si completement, si incessamment etudie par lui. Puis reprenant : << Les sels, dit-il, sont en quantite considerable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu'elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, etalee sur le globe, formerait une couche de plus de dix metres de hauteur. Et ne croyez pas que la presence de ces sels ne soit due qu'a un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins evaporables, et empechent les vents de leur enlever une trop grande quantite de vapeurs, qui, en se resolvant, submergeraient les zones temperees. Role immense, role de ponderateur dans l'economie generale du globe ! >> Le capitaine Nemo s'arreta, se leva meme, fit quelques pas sur la plate-forme, et revint vers moi : << Quant aux infusoires, reprit-il, quant a ces milliards d'animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur role n'est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ils s'assimilent les elements solides de l'eau, et, veritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrepores ! Et alors la goutte d'eau, privee de son aliment mineral, s'allege, remonte a la surface, y absorbe les sels abandonnes par l'evaporation, s'alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux elements a absorber. De la, un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie ! La vie, plus intense que sur les continents, plus exuberante, plus infinie, s'epanouissant dans toutes les parties de cet ocean, element de mort pour l'homme, a-t-on dit, element de vie pour des myriades d'animaux et pour moi ! >> Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire emotion. << Aussi, ajouta-t-il, la est la vraie existence ! Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d'agglomerations de maisons sous-marines, qui, comme le _Nautilus_ reviendraient respirer chaque matin a la surface des mers, villes libres, s'il en fut, cites independantes ! Et encore, qui sait si quelque despote... >> Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s'adressant directement a moi, comme pour chasser une pensee funeste : << Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l'Ocean ? -- Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris. -- Pourriez-vous me les citer, afin que je les controle au besoin ? -- En voici quelques-uns, repondis-je, qui me reviennent a la memoire. Si je ne me trompe, on a trouve une profondeur moyenne de huit mille deux cents metres dans l'Atlantique nord, et de deux mille cinq cents metres dans la Mediterranee. Les plus remarquables sondes ont ete faites dans l'Atlantique sud, pres du trente-cinquieme degre, et elles ont donne douze mille metres, quatorze mille quatre-vingt-onze metres, et quinze mille cent quarante-neuf metres. En somme, on estime que si le fond de la mer etait nivele, sa profondeur moyenne serait de sept kilometres environ. -- Bien, monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l'espere. Quant a la profondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu'elle est seulement de quatre mille metres. >> Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par l'echelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L'helice se mit aussitot en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles a l'heure. Pendant les jours, pendant les semaines qui s'ecoulerent, le capitaine Nemo fut tres sobre de visites. Je ne le vis qu'a de rares intervalles. Son second faisait regulierement le point que je trouvais reporte sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du _Nautilus_. Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait raconte a son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnes. Mais j'esperais que l'occasion se representerait de visiter les forets oceaniennes. Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s'ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de penetrer les mysteres du monde sous-marin. La direction generale du _Nautilus_ etait sud-est, et il se maintenait entre cent metres et cent cinquante metres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraine diagonalement au moyen de ses plans inclines, il atteignit les couches d'eau situees par deux mille metres. Le thermometre indiquait une temperature de 4,25 centigrades, temperature qui, sous cette profondeur, parait etre commune a toutes les latitudes. Le 26 novembre, a trois heures du matin le _Nautilus_ franchit le tropique du Cancer par 172deg. de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, ou l'illustre Cook trouva la mort, le 14 fevrier 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de depart. Le matin, lorsque j'arrivai sur la plate-forme, j'apercus, a deux milles sous le vent, Haouai, la plus considerable des sept iles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisiere cultivee, les diverses chaines de montagnes qui courent parallelement a la cote, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, eleve de cinq mille metres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres echantillons de ces parages, les filets rapporterent des flabellaires pavonees, polypes comprimes de forme gracieuse, et qui sont particuliers a cette partie de l'Ocean. La direction du _Nautilus_ se maintint au sud-est. Il coupa l'Equateur, le 1er decembre, par 142deg. de longitude, et le 4 du meme mois, apres une rapide traversee que ne signala aucun incident, nous eumes connaissance du groupe des Marquises. J'apercus a trois milles, par 8deg.57' de latitude sud et 139deg.32' de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient a la France. Je vis seulement les montagnes boisees qui se dessinaient a l'horizon, car le capitaine Nemo n'aimait pas a rallier les terres. La, les filets rapporterent de beaux specimens de poissons, des choryphenes aux nageoires azurees et a la queue d'or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses a peu pres depourvus d'ecailles, mais d'un gout exquis, des ostorhinques a machoire osseuse, des thasards jaunatres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d'etre classes a l'office du bord. Apres avoir quitte ces iles charmantes protegees par le pavillon francais, du 4 au 11 decembre, le _Nautilus_ parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquee par la rencontre d'une immense troupe de calmars, curieux mollusques, tres voisins de la seiche. Les pecheurs francais les designent sous le nom d'encornets, et ils appartiennent a la classe des cephalopodes et a la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particulierement etudies par les naturalistes de l'antiquite, et ils fournissaient de nombreuses metaphores aux orateurs de l'Agora, en meme temps qu'un plat excellent a la table des riches citoyens, s'il faut en croire Athenee, medecin grec, qui vivait avant Gallien. Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 decembre, que le _Nautilus_ rencontra cette armee de mollusques qui sont particulierement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils emigraient des zones temperees vers les zones plus chaudes, en suivant l'itineraire des harengs et des sardines. Nous les regardions a travers les epaisses vitres de cristal, nageant a reculons avec une extreme rapidite, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, manges des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantes sur la tete, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgre sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d'animaux. et ses filets en ramenerent une innombrable quantite, ou je reconnus les neuf especes que d'Orbigny a classees pour l'ocean Pacifique. On le voit, pendant cette traversee, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait a l'infini. Elle changeait son decor et sa mise en scene pour le plaisir de nos yeux, et nous etions appeles non seulement a contempler les oeuvres du Createur au milieu de l'element liquide, mais encore a penetrer les plus redoutables mysteres de l'Ocean. Pendant la journee du 11 decembre, j'etais occupe a lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr'ouverts. Le _Nautilus_ etait immobile. Ses reservoirs remplis, il se tenait a une profondeur de mille metres, region peut habitee des Oceans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions. Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Mace, _les Serviteurs de l'estomac_, et j'en savourais les lecons ingenieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture. << Monsieur veut-il venir un instant ? me dit-il d'une voix singuliere. -- Qu'y a-t-il donc, Conseil ? -- Que monsieur regarde. >> Je me levai, j'allai m'accouder devant la vitre, et je regardai. En pleine lumiere electrique, une enorme masse noiratre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l'observai attentivement, cherchant a reconnaitre la nature de ce gigantesque cetace. Mais une pensee traversa subitement mon esprit. << Un navire ! m'ecriai-je. -- Oui, repondit le Canadien, un batiment desempare qui a coule a pic ! >> Ned Land ne se trompait pas. Nous etions en presence d'un navire, dont les haubans coupes pendaient encore a leurs cadenes. Sa coque paraissait etre en bon etat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois troncons de mats, rases a deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engage avait du sacrifier sa mature. Mais, couche sur le flanc, il s'etait rempli, et il donnait encore la bande a babord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont ou quelques cadavres, amarres par des cordes, gisaient encore ! J'en comptai quatre - quatre hommes, dont l'un se tenait debout, au gouvernail - puis une femme, a demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme etait jeune. Je pus reconnaitre, vivement eclaires par les feux du _Nautilus_, ses traits que l'eau n'avait pas encore decomposes. Dans un supreme effort, elle avait eleve au-dessus de sa tete son enfant, pauvre petit etre dont les bras enlacaient le cou de sa mere ! L'attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu'ils etaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s'arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants colles a son front, la main crispee a la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mats naufrage a travers les profondeurs de l'Ocean ! Quelle scene ! Nous etions muets, le coeur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographie a sa derniere minute ! Et je voyais deja s'avancer, l'oeil en feu, d'enormes squales, attires par cet appat de chair humaine ! Cependant le _Nautilus_, evoluant, tourna autour du navire submerge, et, un instant, je pus lire sur son tableau d'arriere : _Florida, Sunderland._ XIX VANIKORO Ce terrible spectacle inaugurait la serie des catastrophes maritimes, que le _Nautilus_ devait renconter sur sa route. Depuis qu'il suivait des mers plus frequentees, nous apercevions souvent des coques naufragees qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondement, des canons, des boulets, des ancres, des chaines, et mille autres objets de fer, que la rouille devorait. Cependant, toujours entraines par ce _Nautilus_, ou nous vivions comme isoles, le 11 decembre, nous eumes connaissance de l'archipel des Pomotou, ancien << groupe dangereux >> de Bougainville, qui s'etend sur un espace de cinq cents lieues de l'est-sud-est a l'ouest-nord-ouest. entre 13deg.30' et 23deg.50' de latitude sud, et 125deg.30' et 151deg.30' de longitude ouest, depuis l'ile Ducie jusqu'a l'ile Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrees, et il est forme d'une soixantaine de groupes d'iles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a impose son protectorat. Ces iles sont coralligenes. Un soulevement lent, mais continu, provoque par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle ile se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquieme continent s'etendra depuis la Nouvelle-Zelande et la Nouvelle-Caledonie jusqu'aux Marquises. Le jour ou je developpai cette theorie devant le capitaine Nemo, il me repondit froidement : << Ce ne sont pas de nouveaux continents qu'il faut a la terre, mais de nouveaux hommes ! >> Les hasards de sa navigation avaient precisement conduit le _Nautilus_ vers l'ile Clermont-Tonnerre, l'une des plus curieuses du groupe, qui fut decouvert en 1822, par le capitaine Bell, de _la Minerve_. Je pus alors etudier ce systeme madreporique auquel sont dues les iles de cet Ocean. Les madrepores, qu'il faut se garder de confondre avec les coraux, ont un tissu revetu d'un encroutement calcaire, et les modifications de sa structure ont amene M. Milne-Edwards, mon illustre maitre, a les classer en cinq sections. Les petits animalcules qui secretent ce polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs depots calcaires qui deviennent rochers, recifs, ilots, iles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac interieur, que des breches mettent en communication avec la mer. La, ils figurent des barrieres de recifs semblables a celles qui existent sur les cotes de la Nouvelle-Caledonie et de diverses iles des Pomotou. En d'autres endroits, comme a la Reunion et a Maurice, ils elevent des recifs franges, hautes murailles droites, pres desquelles les profondeurs de l'Ocean sont considerables. En prolongeant a quelques encablures seulement les accores de l'ile Clermont-Tonnerre, j'admirai l'ouvrage gigantesque, accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces murailles etaient specialement l'oeuvre des madreporaires designes par les noms de millepores, de porites, d'astrees et de meandrines. Ces polypes se developpent particulierement dans les couches agitees de la surface de la mer, et par consequent, c'est par leur partie superieure qu'ils commencent ces substructions, lesquelles s'enfoncent peu a peu avec les debris de secretions qui les supportent. Telle est, du moins, la theorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls - theorie superieure, selon moi, a celle qui donne pour base aux travaux madreporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immerges a quelques pieds au-dessous du niveau de la mer. Je pus observer de tres pres ces curieuses murailles, car, a leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents metres de profondeur, et nos nappes electriques faisaient etinceler ce brillant calcaire. Repondant a une question que me posa Conseil, sur la duree d'accroissement de ces barrieres colossales, je l'etonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement a un huitieme de pouce par siecle. << Donc, pour elever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?... -- Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge singulierement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la houille, c'est-a-dire la mineralisation des forets enlisees par les deluges, a exige un temps beaucoup plus considerable. Mais j'ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des epoques et non l'intervalle qui s'ecoule entre deux levers de soleil, car, d'apres la Bible elle-meme. Le soleil ne date pas du premier jour de la creation. >> Lorsque le _Nautilus_ revint a la surface de l'Ocean, je pus embrasser dans tout son developpement cette ile de Clermont-Tonnerre, basse et boisee. Ses roches madreporiques furent evidemment fertilisees par les trombes et les tempetes. Un jour, quelque graine, enlevee par l'ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, melees des detritus decomposes de poissons et de plantes marines qui formerent l'humus vegetal. Une noix de coco, poussee par les lames, arriva sur cette cote nouvelle. Le germe prit racine. L'arbre, grandissant, arreta la vapeur d'eau. Le ruisseau naquit. La vegetation gagna peu a peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, aborderent sur des troncs arraches aux iles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs oeufs. Les oiseaux nicherent dans les jeunes arbres. De cette facon, la vie animale se developpa, et, attire par la verdure et la fertilite, l'homme apparut. Ainsi se formerent ces iles, oeuvres immenses d'animaux microscopiques. Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l'eloignement, et la route du _Nautilus_ se modifia d'une maniere sensible. Apres avoir touche le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquieme degre de longitude, il se dirigea vers l'ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l'ete fut prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car a trente ou quarante metres au-dessous de l'eau, la temperature ne s'elevait pas au-dessus de dix a douze degres. Le 15 decembre, nous laissions dans l'est le seduisant archipel de la Societe. et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique. J'apercus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets eleves de cette ile. Ses eaux fournirent aux tables du bord d'excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des varietes d'un serpent de mer nomme munerophis. Le _Nautilus_ avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles etaient releves au loch, lorsqu'il passa entre l'archipel de Tonga-Tabou, ou perirent les equipages de l'_Argo_, du _Port-au-Prince_ et du _Duke-of-Portland_, et l'archipel des Navigateurs, ou fut tue le capitaine de Langle, l'ami de La Perouse. Puis, il eut connaissance de l'archipel Viti, ou les sauvages massacrerent les matelots de l'_Union_ et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l'_Aimable-Josephine_. Cet archipel qui se prolonge sur une etendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l'est a l'ouest, est compris entre 60 et 20 de latitude sud, et 174deg. et 179deg. de longitude ouest. Il se compose d'un certain nombre d'iles, d'ilots et d'ecueils, parmi lesquels on remarque les iles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon. Ce fut Tasman qui decouvrit ce groupe en 1643, l'annee meme ou Toricelli inventait le barometre, et ou Louis XIV montait sur le trone. Je laisse a penser lequel de ces faits fut le plus utile a l'humanite. Vinrent ensuite Cook en 1714, d'Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d'Urville, en 1827, debrouilla tout le chaos geographique de cet archipel. Le _Nautilus_ s'approcha de la baie de Wailea, theatre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, eclaira le mystere du naufrage de La Perouse. Cette baie, draguee a plusieurs reprises, fournit abondamment des huitres excellentes. Nous en mangeames immoderement, apres les avoir ouvertes sur notre table meme, suivant le precepte de Seneque. Ces mollusques appartenaient a l'espece connue sous le nom d'_ostrea lamellosa_, qui est tres commune en Corse. Ce banc de Wailea devait etre considerable, et certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomerations finiraient par combler les baies, puisque l'on compte jusqu'a deux millions d'oeufs dans un seul individu. Et si maitre Ned Land n'eut pas a se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c'est que l'huitre est le seul mets qui ne provoque jamais d'indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acephales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotee, necessaires a la nourriture quotidienne d'un seul homme. Le 25 decembre, le _Nautilus_ naviguait au milieu de l'archipel des Nouvelles-Hebrides, que Quiros decouvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes iles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15deg. et 2deg. de latitude sud, et entre 164deg. et 168deg. de longitude. Nous passames assez pres de l'ile d'Aurou, qui, au moment des observations de midi, m'apparut comme une masse de bois verts, dominee par un pic d'une grande hauteur. Ce jour-la, c'etait Noel, et Ned Land me sembla regretter vivement la celebration du << Christmas >>, la veritable fete de la famille, dont les protestants sont fanatiques. Je n'avais pas apercu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l'air d'un homme qui vous a quitte depuis cinq minutes. J'etais occupe a reconnaitre sur le planisphere la route du _Nautilus_. Le capitaine s'approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononca ce seul mot : << Vanikoro. >> Ce nom fut magique. C'etait le nom des ilots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La Perouse. Je me relevai subitement. << Le _Nautilus_ nous porte a Vanikoro ? demandai-je. -- Oui, monsieur le professeur, repondit le capitaine. -- Et je pourrai visiter ces iles celebres ou se briserent la _Boussole_ et l'_Astrolabe_ ? -- Si cela vous plait, monsieur le professeur. -- Quand serons-nous a Vanikoro ? -- Nous y sommes, monsieur le professeur. >> Suivi du capitaine Nemo, je montait sur la plate-forme, et de la, mes regards parcoururent avidement l'horizon. Dans le nord-est emergeaient deux iles volcaniques d'inegale grandeur, entourees d'un recif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous etions en presence de l'ile de Vanikoro proprement dite, a laquelle Dumont d'Urville imposa le nom d'ile de la _Recherche_, et precisement devant le petit havre de Vanou, situe par 16deg.4' de latitude sud, et 164deg.32' de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu'aux sommets de l'interieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises. Le _Nautilus_, apres avoir franchi la ceinture exterieure de roches par une etroite passe, se trouva en dedans des brisants, ou la mer avait une profondeur de trente a quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des paletuviers, j'apercus quelques sauvages qui montrerent une extreme surprise a notre approche. Dans ce long corps noiratre, s'avancant a fleur d'eau, ne voyaient-ils pas quelque cetace formidable dont ils devaient se defier ? En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Perouse. << Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui repondis-je. -- Et pourriez-vous m'apprendre ce que tout le monde en sait ? me demanda-t-il d'un ton un peu ironique. -- Tres facilement. >> Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont d'Urville avaient fait connaitre, travaux dont voici le resume tres succinct. La Perouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyes par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la _Boussole_ et l'_Astrolabe_, qui ne reparurent plus. En 1791, le gouvernement francais, justement inquiet du sort des deux corvettes. arma deux grandes flutes, la _Recherche_ et l'_Esperance_, qui quitterent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d'Entrecasteaux. Deux mois apres, on apprenait par la deposition d'un certain Bowen, commandant l'_Albermale_, que des debris de navires naufrages avaient ete vus sur les cotes de la Nouvelle-Georgie. Mais d'Entrecasteaux, ignorant cette communication, - assez incertaine, d'ailleurs - se dirigea vers les iles de l'Amiraute, designees dans un rapport du capitaine Hunter comme etant le lieu du naufrage de La Perouse. Ses recherches furent vaines. L'_Esperance_ et la _Recherche_ passerent meme devant Vanikoro sans s'y arreter, et, en somme, ce voyage fut tres malheureux, car il couta la vie a d'Entrecasteaux, a deux de ses seconds et a plusieurs marins de son equipage. Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufrages. Le 15 mai 1824, son navire, le _Saint-Patrick_, passa pres de l'ile de Tikopia, l'une des Nouvelles-Hebrides. La, un lascar, l'ayant accoste dans une pirogue, lui vendit une poignee d'epee en argent qui portait l'empreinte de caracteres graves au burin. Ce lascar pretendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un sejour a Vanikoro, il avait vu deux Europeens qui appartenaient a des navires echoues depuis de longues annees sur les recifs de l'ile. Dillon devina qu'il s'agissait des navires de La Perouse, dont la disparition avait emu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, ou, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux debris du naufrage ; mais les vents et les courants l'en empecherent. Dillon revint a Calcutta. La, il sut interesser a sa decouverte la Societe Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la _Recherche_, fut mis a sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagne d'un agent francais. La _Recherche_, apres avoir relache sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce meme havre de Vanou, ou le _Nautilus_ flottait en ce moment. La, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des debris d'instruments d'astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription : << _Bazin m'a fait_ >>, marque de la fonderie de l'Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n'etait donc plus possible. Dillon, completant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu'au mois d'octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zelande, mouilla a Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, ou il fut tres sympathiquement accueilli par Charles X. Mais, a ce moment, Dumont d'Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, etait deja parti pour chercher ailleurs le theatre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d'un baleinier que des medailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Caledonie. Dumont d'Urville, commandant l'_Astrolabe_, avait donc pris la mer, et, deux mois apres que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. La, il avait connaissance des resultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu'un certain James Hobbs, second de l'_Union_, de Calcutta, ayant pris terre sur une ile situee par 8deg.18' de latitude sud et 156deg.30' de longitude est, avait remarque des barres de fer et des etoffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages. Dumont d'Urville, assez perplexe, et ne sachant s'il devait ajouter foi a ces recits rapportes par des journaux peu dignes de confiance, se decida cependant a se lancer sur les traces de Dillon. Le 10 fevrier 1828, I '_Astrolabe_ se presenta devant Tikopia, prit pour guide et interprete un deserteur fixe sur cette ile, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 fevrier, prolongea ses recifs jusqu'au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barriere, dans le havre de Vanou. Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l'ile, et rapporterent quelques debris peu importants. Les naturels, adoptant un systeme de denegations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, tres louche, laissa croire qu'ils avaient maltraite les naufrages, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d'Urville ne fut venu venger La Perouse et ses infortunes compagnons. Cependant, le 26, decides par des presents, et comprenant qu'ils n'avaient a craindre aucune represaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le theatre du naufrage. La, par trois ou quatre brasses d'eau, entre les recifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empates dans les concretions calcaires. La chaloupe et la baleiniere de l'_Astrolabe_ furent dirigees vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs equipages parvinrent a retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre. Dumont d'Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Perouse, apres avoir perdu ses deux navires sur les recifs de l'ile, avait construit un batiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois... Ou ? On ne savait. Le commandant de l'_Astrolabe_ fit alors elever, sous une touffe de mangliers, un cenotaphe a la memoire du celebre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n'entra aucune ferrure qui put tenter la cupidite des naturels. Puis, Dumont d'Urville voulut partir ; mais ses equipages etaient mines par les fievres de ces cotes malsaines, et, tres malade lui-meme, il ne put appareiller que le 17 mars. Cependant, le gouvernement francais, craignant que Dumont d'Urville ne fut pas au courant des travaux de Dillon, avait envoye a Vanikoro la corvette la _Bayonnaise_, commandee par Legoarant de Tromelin, qui etait en station sur la cote ouest de l'Amerique. La _Bayonnaise_ mouilla devant Vanikoro, quelques mois apres le depart de l'_Astrolabe_, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respecte le mausolee de La Perouse. Telle est la substance du recit que je fis au capitaine Nemo. << Ainsi, me dit-il, on ne sait encore ou est alle perir ce troisieme navire construit par les naufrages sur l'ile de Vanikoro ? -- On ne sait. >> Le capitaine Nemo ne repondit rien, et me fit signe de le suivre au grand salon. Le _Nautilus_ s'enfonca de quelques metres au-dessous des flots, et les panneaux s'ouvrirent. Je me precipitai vers la vitre, et sous les empatements de coraux, revetus de fongies, de syphonules, d'alcyons, de cariophyllees, a travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pompherides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains debris que les dragues n'avaient pu arracher, des etriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une etrave, tous objets provenant des navires naufrages et maintenant tapisses de fleurs vivantes. Et pendant que je regardais ces epaves desolees, le capitaine Nemo me dit d'une voix grave : << Le commandant La Perouse partit le 7 decembre 1785 avec ses navires la _Boussole_ et l'_Astrolabe_. Il mouilla d'abord a Botany-Bay, visita l'archipel des Amis, la Nouvelle-Caledonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relacha a Namouka, l'une des iles du groupe Hapai. Puis, ses navires arriverent sur les recifs inconnus de Vanikoro. La _Boussole_, qui marchait en avant, s'engagea sur la cote meridionale. L'_Astrolabe_ vint a son secours et s'echoua de meme. Le premier navire se detruisit presque immediatement. Le second, engrave sous le vent, resista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufrages. Ceux-ci s'installerent dans l'ile, et construisirent un batiment plus petit avec les debris des deux grands. Quelques matelots resterent volontairement a Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Perouse. Ils se dirigerent vers les iles Salomon, et ils perirent, corps et biens, sur la cote occidentale de l'ile principale du groupe, entre les caps Deception et Satisfaction ! -- Et comment le savez-vous ? m'ecriai-je. -- Voici ce que j'ai trouve sur le lieu meme de ce dernier naufrage ! >> Le capitaine Nemo me montra une boite de ferblanc, estampillee aux armes de France, et toute corrodee par les eaux salines. Il l'ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles. C'etaient les instructions meme du ministre de la Marine au commandant La Perouse, annotees en marge de la main de Louis XVI ! << Ah ! c'est une belle mort pour un marin ! dit alors le capitaine Nemo. C'est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n'en ayons jamais d'autre ! >> XX LE DETROIT DE TORRES Pendant la nuit du 27 au 28 decembre, le _Nautilus_ abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction etait sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui separent le groupe de La Perouse de la pointe sud-est de la Papouasie. Le ler janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme. << Monsieur, me dit ce brave garcon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne annee ? -- Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j'etais a Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J'accepte tes voeux et je t'en remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par << une bonne annee >>, dans les circonstances ou nous nous trouvons. Est-ce l'annee qui amenera la fin de notre emprisonnement, ou l'annee qui verra se continuer cet etrange voyage ? -- Ma foi, repondit Conseil, je ne sais trop que dire a monsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous n'avons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniere merveille est toujours la plus etonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment cela finira. M'est avis que nous ne retrouverons jamais une occasion semblable. -- Jamais, Conseil. -- En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n'est pas plus genant que s'il n'existait pas. -- Comme tu le dis, Conseil. -- Je pense donc, n'en deplaise a monsieur, qu'une bonne annee serait une annee qui nous permettrait de tout voir... -- De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-etre long. Mais qu'en pense Ned Land ? -- Ned Land pense exactement le contraire de moi, repondit Conseil. C'est un esprit positif et un estomac imperieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guere a un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion moderee, n'effrayent guere ! -- Pour mon compte, Conseil, ce n'est point la ce qui me tourmente, et je m'accommode tres bien du regime du bord. -- Moi de meme, repondit Conseil. Aussi je pense autant a rester que maitre Land a prendre la fuite. Donc, si l'annee qui commence n'est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et reciproquement. De cette facon, il y aura toujours quelqu'un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite a monsieur ce qui fera plaisir a monsieur. -- Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre a plus tard la question des etrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne poignee de main. Je n'ai que cela sur moi. -- Monsieur n'a jamais ete si genereux >>, repondit Conseil. Et la-dessus, le brave garcon s'en alla. Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de depart dans les mers du Japon. Devant l'eperon du _Nautilus_ s'etendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la cote nord-est de l'Australie. Notre bateau prolongeait a une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le batiment que montait Cook donna sur un roc, et s'il ne coula pas, ce fut grace a cette circonstance que le morceau de corail, detache au choc, resta engage dans la coque entr'ouverte. J'aurais vivement souhaite de visiter ce recif long de trois cent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensite formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclines du _Nautilus_ nous entrainaient a une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligenes. Je dus me contenter des divers echantillons de poissons rapportes par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, especes de scombres grands comme des thons. aux flancs bleuatres et rayes de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l'animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent a notre table une chair excessivement delicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d'un demi-decimetre, ayant le gout de la dorade, et des pyrapedes volants, veritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses especes d'alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des eperons, des. cadrans, des cerites, des hyalles. La flore etait representee par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, impregnees du mucilage qui transsudait a travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable _Nemastoma Geliniaroide_, qui fut classee parmi les curiosites naturelles du musee. Deux jours apres avoir traverse la mer de Corail, le 4 janvier, nous eumes connaissance des cotes de la Papouasie. A cette occasion, le capitaine Nemo m'apprit que son intention etait de gagner l'ocean Indien par le detroit de Torres. Sa communication se borna la. Ned vit avec plaisir que cette route le rapprochait des mers europeennes. Ce detroit de Torres est regarde comme non moins dangereux par les ecueils qui le herissent que par les sauvages habitants qui frequentent ses cotes. Il separe de la Nouvelle-Hollande la grande ile de la Papouasie, nommee aussi Nouvelle-Guinee. La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, et une superficie de quarante mille lieues geographiques. Elle est situee, en latitude, entre 0deg.l9' et 10deg.2' sud, et en longitude, entre 128deg.23' et 146deg.15'. A midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j'apercus les sommets des monts Arfalxs, eleves par plans et termines par des pitons aigus. Cette terre, decouverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitee successivement par don Jose de Meneses en 1526, par Grijalva en 1527, par le general espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par d'Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d'Urville en 1827. << C'est le foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie >>. a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guere que les hasards de cette navigation allaient me mettre en presence des redoutables Andamenes. Le _Nautilus_ se presenta donc a l'entree du plus dangereux detroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent a peine franchir, detroit que Louis Paz de Torres affronta en revenant des mers du Sud dans la Melanesie, et dans lequel, en 1840, les corvettes echouees de Dumont d'Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-meme, superieur a tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire connaissance avec les recifs coralliens. Le detroit de Torres a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstrue par une innombrable quantite d'iles, d'ilots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En consequence, le capitaine Nemo prit toutes les precautions voulues pour le traverser. Le _Nautilus_, flottant a fleur d'eau, s'avancait sous une allure moderee. Son helice, comme une queue de cetace, battait les flots avec lenteur. Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plate-forme toujours deserte. Devant nous s'elevait la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait etre la, dirigeant lui-meme son _Nautilus_. J'avais sous les yeux les excellentes cartes du detroit de Torres levees et dressees par l'ingenieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l'enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois - maintenant amiral qui faisaient partie de l'etat-major de Dumont d'Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui debrouillent l'imbroglio de cet etroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention. Autour du _Nautilus_ la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tete emergeait ca et la. << Voila une mauvaise mer ! me dit Ned Land. -- Detestable, en effet, repondis-je, et qui ne convient guere a un batiment comme le _Nautilus_. -- Il faut, reprit le Canadien, que ce damne capitaine soit bien certain de sa route, car je vois la des pates de coraux qui mettraient sa coque en mille pieces, si elle les effleurait seulement ! >> En effet, la situation etait perilleuse, mais le _Nautilus_ semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux ecueils. Il ne suivait pas exactement la route de l'_Astrolabe_ et de la _Zelee_ qui fut fatale a Dumont d'Urville. Il prit plus au nord, rangea l'ile Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu'il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, a travers une grande quantite d'iles et d'ilots peu connus, vers l'ile Tound et le canal Mauvais. Je me demandais deja si le capitaine Nemo, imprudent jusqu'a la folie, voulait engager son navire dans cette passe ou toucherent les deux corvettes de Dumont d'Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit a l'ouest, il se dirigea vers l'ile Gueboroar. Il etait alors trois heures apres-midi. Le flot se cassait, la maree etant presque pleine. Le _Nautilus_ s'approcha de cette ile que je vois encore avec sa remarquable lisiere de pendanus. Nous la rangions a moins de deux milles. Soudain, un choc me renversa. Le _Nautilus_ venait de toucher contre un ecueil, et il demeura immobile, donnant une legere gite sur babord. Quand je me relevai, j'apercus sur la plate-forme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, echangeant quelques mots dans leur incomprehensible idiome. Voici quelle etait cette situation. A deux milles, par tribord, apparaissait l'ile Gueboroar dont la cote s'arrondissait du nord a l'ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l'est se montraient deja quelques tetes de coraux que le jusant laissait a decouvert. Nous nous etions echoues au plein. et dans une de ces mers ou les marees sont mediocres, circonstance facheuse pour le renflouage du _Nautilus_. Cependant. Le navire n'avait aucunement souffert, tant sa coque etait solidement liee. Mais s'il ne pouvait ni couler, ni s'ouvrir, il risquait fort d'etre a jamais attache sur ces ecueils, et alors c'en etait fait de l'appareil sous-marin du capitaine Nemo. Je reflechissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maitre de lui, ne paraissant ni emu ni contrarie, s'approcha : << Un accident ? lui dis-je. -- Non, un incident, me repondit-il. -- Mais un incident, repliquai-je, qui vous obligera peut-etre a redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez ! >> Le capitaine Nemo me regarda d'un air singulier. et fit un geste negatif. C'etait me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais a remettre les pieds sur un continent. Puis il dit : << D'ailleurs, monsieur Aronnax, le _Nautilus_ n'est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l'Ocean. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne desire pas me priver si vite de l'honneur de votre compagnie. -- Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironique de cette phrase, le _Nautilus_ s'est echoue au moment de la pleine mer. Or, les marees ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez delester le Nautilus - ce qui me parait impossible je ne vois pas comment il sera renfloue. -- Les marees ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo, mais, au detroit de Torres, on trouve encore une difference d'un metre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C'est aujourd'hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien etonne si ce complaisant satellite ne souleve pas suffisamment ces masses d'eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu'a lui seul. >> Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit a l'interieur du _Nautilus_. Quant au batiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile. comme si les polypes coralliens l'eussent deja maconne dans leur indestructible ciment. << Eh bien, monsieur ? me dit Ned Land, qui vint a moi apres le depart du capitaine. Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la maree du 9, car il parait que la lune aura la complaisance de nous remettre a flot. -- Tout simplement ? -- Tout simplement. -- Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaines, et tout faire pour se dehaler ? Puisque la maree suffira ! >> repondit simplement Conseil. Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les epaules. C'etait le marin qui parlait en lui. << Monsieur, repliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n'est bon qu'a vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo. -- Ami Ned, repondis-je, je ne desespere pas comme vous de ce vaillant _Nautilus_, et dans quatre jours nous saurons a quoi nous en tenir sur les marees du Pacifique. D'ailleurs, le conseil de fuir pourrait etre opportun si nous etions en vue des cotes de l'Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c'est autre chose, et il sera toujours temps d'en venir a cette extremite, si le Nautilus ne parvient pas a se relever, ce que je regarderais comme un evenement grave. -- Mais ne saurait-on tater, au moins, de ce terrain ? reprit Ned Land. Voila une ile. Sur cette ile, il y a des arbres. Sous ces arbres. des animaux terrestres, des porteurs de cotelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents. -- Ici, l'ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range a son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter a terre, ne fut-ce que pour ne pas perdre l'habitude de fouler du pied les parties solides de notre planete ? -- Je peux le lui demander, repondis-je, mais il refusera. -- Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons a quoi nous en tenir sur l'amabilite du capitaine. >> A ma grande surprise, le capitaine Nemo m'accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grace et d'empressement, sans meme avoir exige de moi la promesse de revenir a bord. Mais une fuite a travers les terres de la Nouvelle-Guinee eut ete tres perilleuse, et je n'aurais pas conseille a Ned Land de la tenter. Mieux valait etre prisonnier a bord du _Nautilus_, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie. Le canot fut mis a notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas a savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai meme qu'aucun homme de l'equipage ne nous serait donne, et que Ned Land serait seul charge de diriger l'embarcation. D'ailleurs, la terre se trouvait a deux milles au plus, et ce n'etait qu'un jeu pour le Canadien de conduire ce leger canot entre les lignes de recifs si fatales aux grands navires. Le lendemain, 5 janvier, le canot, deponte, fut arrache de son alveole et lance a la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent a cette operation. Les avirons etaient dans l'embarcation, et nous n'avions plus qu'a y prendre place. A huit heures, armes de fusils et de haches, nous debordions du _Nautilus_. La mer etait assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, places aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les etroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement. Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C'etait un prisonnier echappe de sa prison, et il ne songeait guere qu'il lui faudrait y rentrer. << De la viande ! repetait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande ! Du veritable gibier ! Pas de pain, par exemple ! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraiche venaison, grille sur des charbons ardents, variera agreablement notre ordinaire. -- Gourmand ! repondait Conseil, il m'en fait venir l'eau a la bouche. -- Il reste a savoir, dis-je, si ces forets sont giboyeuses, et si le gibier n'y est pas de telle taille qu'il puisse lui-meme chasser le chasseur. -- Bon ! monsieur Aronnax, repondit le Canadien, dont les dents semblaient etre affutees comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l'aloyau de tigre, s'il n'y a pas d'autre quadrupede dans cette ile. -- L'ami Ned est inquietant, repondit Conseil. -- Quel qu'il soit, reprit Ned Land, tout animal a quatre pattes sans plumes, ou a deux pattes avec plumes, sera salue de mon premier coup de fusil. -- Bon ! repondis-je, voila les imprudences de maitre Land qui vont recommencer ! -- N'ayez pas peur, monsieur Aronnax, repondit le Canadien, et nagez ferme ! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma facon. >> A huit heures et demie, le canot du _Nautilus_ venait s'echouer doucement sur une greve de sable, apres avoir heureusement franchi l'anneau coralligene qui entourait l'ile de Gueboroar. XXI QUELQUES JOURS A TERRE Je fus assez vivement impressionne en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n'y avait pourtant que deux mois que nous etions, suivant l'expression du capitaine Nemo, les << passagers du _Nautilus_ >>. c'est-a-dire. en realite, les prisonniers de son commandant. En quelques minutes. nous fumes a une portee de fusil de la cote. Le sol etait presque entierement madreporique, mais certains lits de torrents desseches. semes de debris granitiques, demontraient que cette ile etait due a une formation primordiale. Tout l'horizon se cachait derriere un rideau de forets admirables. Des arbres enormes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l'un a l'autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que bercait une brise legere. C'etaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, melanges a profusion, et sous l'abri de leur voute verdoyante, au pied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidees des legumineuses et des fougeres. Mais, sans remarquer tous ces beaux echantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l'agreable pour l'utile. Il apercut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bumes leur lait, nous mangeames leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l'ordinaire du _Nautilus_. << Excellent ! disait Ned Land. -- Exquis ! repondait Conseil. -- Et je ne pense pas, dit le Canadien. que votre Nemo s'oppose a ce que nous introduisions une cargaison de cocos a son bord ? -- Je ne le crois pas, repondis-je, mais il n'y voudra pas gouter ! -- Tant pis pour lui ! dit Conseil. -- Et tant mieux pour nous ! riposta Ned Land. Il en restera davantage. -- Un mot seulement, maitre Land, dis-je au harponneur qui se disposait a ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d'en remplir le canot, il me parait sage de reconnaitre si l'ile ne produit pas quelque substance non moins utile. Des legumes frais seraient bien recus a l'office du _Nautilus_. -- Monsieur a raison, repondit Conseil, et je propose de reserver trois places dans notre embarcation, l'une pour les fruits, l'autre pour les legumes, et la troisieme pour la venaison, dont je n'ai pas encore entrevu le plus mince echantillon. -- Conseil, il ne faut desesperer de rien, repondit le Canadien. -- Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l'oeil aux aguets. Quoique l'ile paraisse inhabitee, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier ! -- He ! he ! fit Ned Land, avec un mouvement de machoire tres significatif. -- Eh bien ! Ned ! s'ecria Conseil. -- Ma foi, riposta le Canadien, je commence a comprendre les charmes de l'anthropophagie ! -- Ned ! Ned ! que dites-vous la ! repliqua Conseil. Vous, anthropophage ! Mais je ne serai plus en surete pres de vous, moi qui partage votre cabine ! Devrai-je donc me reveiller un jour a demi devore ? -- Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans necessite. -- Je ne m'y fie pas, repondit Conseil. En chasse ! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l'un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. >> Tandis que s'echangeaient ces divers propos, nous penetrions sous les sombres voutes de la foret, et pendant deux heures, nous la parcourumes en tous sens. Le hasard servit a souhait cette recherche de vegetaux comestibles, et l'un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment precieux qui manquait a bord. Je veux parler de l'arbre a pain, tres abondant dans l'ile Gueboroar, et j'y remarquai principalement cette variete depourvue de graines, qui porte en malais le nom de << Rima >>. Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formee de grandes feuilles multilobees, designait suffisamment aux yeux d'un naturaliste cet << artocarpus >> qui a ete tres heureusement naturalise aux iles Mascareignes. De sa masse de verdure se detachaient de gros fruits globuleux, larges d'un decimetre, et pourvus exterieurement de rugosites qui prenaient une disposition hexagonale. Utile vegetal dont la nature a gratifie les regions auxquelles le ble manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l'annee. Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait deja mange pendant ses nombreux voyages, et il savait preparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses desirs, et il n'y put tenir plus longtemps. << Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goute pas un peu de cette pate de l'arbre a pain ! -- Goutez, ami Ned, goutez a votre aise. Nous sommes ici pour faire des experiences, faisons-les. -- Ce ne sera pas long >>, repondit le Canadien. Et, arme d'une lentille, il alluma un feu de bois mort qui petilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l'artocarpus. Quelques-uns n'avaient pas encore atteint un degre suffisant de maturite, et leur peau epaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D'autres, en tres grand nombre, jaunatres et gelatineux, n'attendaient que le moment d'etre cueillis. Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine a Ned Land, qui les placa sur un feu de charbons, apres les avoir coupes en tranches epaisses, et ce faisant, il repetait toujours : << Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon ! -- Surtout quand on en est prive depuis longtemps, dit Conseil. -- Ce n'est meme plus du pain, ajouta le Canadien. C'est une patisserie delicate. Vous n'en avez jamais mange, monsieur ? -- Non, Ned. -- Eh bien, preparez-vous a absorber une chose succulente. Si vous n'y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs ! >> Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposee au feu fut completement charbonnee. A l'interieur apparaissait une pate blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l'artichaut. Il faut l'avouer, ce pain etait excellent, et j'en mangeai avec grand plaisir. << Malheureusement, dis-je, une telle pate ne peut se garder fraiche, et il me parait inutile d'en faire une provision pour le bord. -- Par exemple, monsieur ! s'ecria Ned Land. Vous parlez la comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une recolte de ces fruits que nous reprendrons a notre retour. -- Et comment les preparerez-vous ? demandai-je au Canadien. -- En fabriquant avec leur pulpe une pate fermentee qui se gardera indefiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l'employer, je la ferai cuire a la cuisine du bord, et malgre sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente. -- Alors, maitre Ned, je vois qu'il ne manque rien a ce pain... -- Si, monsieur le professeur, repondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques legumes ! Cherchons les fruits et les legumes. >> Lorsque notre recolte fut terminee, nous nous mimes en route pour completer ce diner << terrestre >>. Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits delicieux de la zone torride murissent pendant toute l'annee, et les Malais, qui leur ont donne le nom de << pisang >>, les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillimes des jaks enormes dont le gout est tres accuse, des mangues savoureuses, et des ananas d'un grosseur invraisemblable. Mais cette recolte prit une grande partie de notre temps, que, d'ailleurs, il n'y avait pas lieu de regretter. Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade a travers la foret, il glanait d'une main sure d'excellents fruits qui devaient completer sa provision. << Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned ? -- Hum ! fit le Canadien. -- Quoi ! vous vous plaignez ? -- Tous ces vegetaux ne peuvent constituer un repas, repondit Ned. C'est la fin d'un repas, c'est un dessert. Mais le potage ? mais le roti ? -- En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cotelettes qui me semblent fort problematiques. -- Monsieur, repondit le Canadien, non seulement la chasse n'est pas finie, mais elle n'est meme pas commencee. Patience ! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n'est pas en cet endroit, ce sera dans un autre... -- Et si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s'eloigner. Je propose meme de revenir au canot. -- Quoi ! deja ! s'ecria Ned. -- Nous devons etre de retour avant la nuit, dis-je. -- Mais quelle heure est-il donc ? demanda le Canadien. -- Deux heures, au moins, repondit Conseil. -- Comme le temps passe sur ce sol ferme ! s'ecria maitre Ned Land avec un soupir de regret. -- En route >>, repondit Conseil. Nous revinmes donc a travers la foret, et nous completames notre recolte en faisant une razzia de chouxpalmistes qu'il fallut cueillir a la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour etre les << abrou >> des Malais, et d'ignames d'une qualite superieure. Nous etions surcharges quand nous arrivames au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s'embarquer, il apercut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq a trente pieds, qui appartenaient a l'espece des palmiers. Ces arbres, aussi precieux que l'artocarpus, sont justement comptes parmi les plus utiles produits de la Malaisie. C'etaient des sagoutiers, vegetaux qui croissent sans culture, se reproduisant, comme les muriers, par leurs rejetons et leurs graines. Ned Land connaissait la maniere de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientot couche sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturite se reconnaissait a la poussiere blanche qui saupoudrait leurs palmes. Je le regardai faire plutot avec les yeux d'un naturaliste qu'avec les yeux d'un homme affame. Il commenca par enlever a chaque tronc une bande d'ecorce, epaisse d'un pouce, qui recouvrait un reseau de fibres allongees formant d'inextricables noeuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette farine, c'etait le sagou, substance comestible qui sert principalement a l'alimentation des populations melanesiennes. Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux, comme il eut fait de bois a bruler, se reservant d'en extraire plus tard la farine, de la passer dans une etoffe afin de la separer de ses ligaments fibreux, d'en faire evaporer l'humidite au soleil, et de la laisser durcir dans des moules. Enfin, a cinq heures du soir, charges de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l'ile, et, une demi-heure apres, nous accostions le _Nautilus_. Personne ne parut a notre arrivee. L'enorme cylindre de tole semblait desert. Les provisions embarquees, je descendis a ma chambre. J'y trouvai mon souper pret. Je mangeai, puis je m'endormis. Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau a bord. Pas un bruit a l'interieur, pas un signe de vie. Le canot etait reste le long du bord, a la place meme ou nous l'avions laisse. Nous resolumes de retourner a l'ile Gueboroar. Ned Land esperait etre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, et desirait visiter une autre partie de la foret. Au lever du soleil, nous etions en route. L'embarcation, enlevee par le flot qui portait a terre, atteignit l'ile en peu d'instants. Nous debarquames, et, pensant qu'il valait mieux s'en rapporter a l'instinct du Canadien, nous suivimes Ned Land dont les longues jambes menacaient de nous distancer. Ned Land remonta la cote vers l'ouest, puis, passant a gue quelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d'admirables forets. Quelques martins-pecheurs rodaient le long des cours d'eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient a quoi s'en tenir sur des bipedes de notre espece, et j'en conclus que, si l'ile n'etait pas habitee, du moins, des etres humains la frequentaient. Apres avoir traverse une assez grasse prairie, nous arrivames a la lisiere d'un petit bois qu'animaient le chant et le vol d'un grand nombre d'oiseaux. << Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil. -- Mais il y en a qui se mangent ! repondit le harponneur. -- Point, ami Ned, repliqua Conseil, car je ne vois la que de simples perroquets. -- Ami Conseil, repondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n'ont pas autre chose a manger. -- Et j'ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement prepare, vaut son coup de fourchette. >> En effet, sous l'epais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n'attendant qu'une education plus soignee pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient mediter quelque probleme philosophique, tandis que des loris d'un rouge eclatant passaient comme un morceau d'etamine emporte par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l'azur, et de toute une variete de volatiles charmants, mais generalement peu comestibles. Cependant, un oiseau particulier a ces terres, et qui n'a jamais depasse la limite des iles d'Arrou et des iles des Papouas, manquait a cette collection. Mais le sort me reservait de l'admirer avant peu. Apres avoir traverse un taillis de mediocre epaisseur, nous avions retrouve une plaine obstruee de buissons. Je vis alors s'enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait a se diriger contre le vent. Leur vol ondule, la grace de leurs courbes aeriennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n'eus pas de peine a les reconnaitre. << Des oiseaux de paradis ! m'ecriai-je. -- Ordre des passereaux, section des clystomores, repondit Conseil. -- Famille des perdreaux ? demanda Ned Land. -- Je ne crois pas, maitre Land. Neanmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale ! -- On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habitue a manier le harpon que le fusil. >> Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. Tantot ils disposent des lacets au sommet des arbres eleves que les paradisiers habitent de preference. Tantot ils s'en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont meme jusqu'a empoisonner les fontaines ou ces oiseaux ont l'habitude de boire. Quant a nous, nous etions reduits a les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous epuisames vainement une partie de nos munitions. Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l'ile etait franchi, et nous n'avions encore rien tue. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s'etaient fies au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Tres heureusement, Conseil, a sa grande surprise, fit un coup double et assura le dejeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumes et suspendus a une brochette, rotirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces interessants animaux cuisaient, Ned prepara des fruits de l'artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent devores jusqu'aux os et declares excellents. La muscade, dont ils ont l'habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger delicieux. << C'est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil. -- Et maintenant, Ned. que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien. -- Un gibier a quatre pattes, monsieur Aronnax, repondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d'oeuvre et amusettes de la bouche. Aussi, tant que je n'aurai pas tue un animal a cotelettes, je ne serai pas content ! -- Ni moi, Ned, si je n'attrape pas un paradisier. -- Continuons donc la chasse, repondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrives aux premieres pentes des montagnes, et je pense qu'il vaut mieux regagner la region des forets. >> C'etait un avis sense, et il fut suivi. Apres une heure de marche, nous avions atteint une veritable foret de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se derobaient a notre approche, et veritablement, je desesperais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint a moi, rapportant un magnifique paradisier. << Ah ! bravo ! Conseil, m'ecriai-je. -- Monsieur est bien bon, repondit Conseil. -- Mais non, mon garcon. Tu as fait la un coup de maitre. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre a la main ! -- Si monsieur veut l'examiner de pres, il verra que je n'ai pas eu grand merite. -- Et pourquoi, Conseil ? -- Parce que cet oiseau est ivre comme une caille. -- Ivre ? -- Oui, monsieur, ivre des muscades qu'il devorait sous le muscadier ou je l'ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l'intemperance ! -- Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j'ai bu de gin depuis deux mois, ce n'est pas la peine de me le reprocher ! >> Cependant, j'examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivre par le suc capiteux, etait reduit a l'impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait a peine. Mais cela m'inquieta peu, et je le laissai cuver ses muscades. Cet oiseau appartenait a la plus belle des huit especes que l'on compte en Papouasie et dans les iles voisines. C'etait le paradisier << grand-emeraude >>, l'un des plus rares. Il mesurait trois decimetres de longueur. Sa tete etait relativement petite, ses yeux places pres de l'ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable reunion de nuances. etant jaune de bec, brun de pieds et d'ongles, noisette aux ailes empourprees a leurs extremites, jaune pale a la tete et sur le derriere du cou, couleur d'emeraude a la gorge, brun marron au ventre et a la poitrine. Deux filets cornes et duveteux s'elevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes tres legeres, d'une finesse admirable, et ils completaient l'ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigenes ont poetiquement appele 1'<< oiseau du soleil >>. Je souhaitais vivement de pouvoir ramener a Paris ce superbe specimen des paradisiers, afin d'en faire don au Jardin des Plantes, qui n'en possede pas un seul vivant. << C'est donc bien rare ? demanda le Canadien, du ton d'un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l'art. -- Tres rare, mon brave compagnon, et surtout tres difficile a prendre vivant. Et meme morts, ces oiseaux sont encore l'objet d'un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imagine d'en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants. -- Quoi ! s'ecria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis ? -- Oui, Conseil. -- Et monsieur connait-il le procede des indigenes ? -- Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d'est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelees plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu'ils adaptent adroitement a quelque pauvre perruche prealablement mutilee. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l'oiseau, et ils expedient aux museums et aux amateurs d'Europe ces produits de leur singuliere industrie. -- Bon ! fit Ned Land, si ce n'est pas l'oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l'objet n'est pas destine a etre mange. je n'y vois pas grand mal ! >> Mais si mes desirs etaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l'etaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent << bari-outang >>. L'animal venait a propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupede, et il fut bien recu. Ned Land se montra tres glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touche par la balle electrique, etait tombe raide mort. Le Canadien le depouilla et le vida proprement, apres en avoir retire une demi-douzaine de cotelettes destinees a fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore etre marquee par les exploits de Ned et de Conseil. En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangaroos, qui s'enfuirent en bondissant sur leurs pattes elastiques. Mais ces animaux ne s'enfuirent pas si rapidement que la capsule electrique ne put les arreter dans leur course. << Ah ! monsieur le professeur, s'ecria Ned Land que la rage du chasseur prenait a la tete, quel gibier excellent, cuit a l'etuvee surtout ! Quel approvisionnement pour le _Nautilus_ ! Deux ! trois ! cinq a terre ! Et quand je pense que nous devorerons toute cette chair, et que ces imbeciles du bord n'en auront pas miette ! >> Je crois que, dans l'exces de sa joie, le Canadien, s'il n'avait pas tant parle, aurait massacre toute la bande ! Mais il se contenta d'une douzaine de ces interessants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammiferes aplacentaires - nous dit Conseil. Ces animaux etaient de petite taille. C'etait une espece de ces << kangaroos-lapins >>, qui gitent habituellement dans le creux des arbres, et dont la velocite est extreme ; mais s'ils sont de mediocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimee. Nous etions tres satisfaits des resultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain a cette ile enchantee, qu'il voulait depeupler de tous ses quadrupedes comestibles. Mais il comptait sans les evenements. A six heures du soir, nous avions regagne la plage. Notre canot etait echoue a sa place habituelle. Le _Nautilus_, semblable a un long ecueil, emergeait des flots a deux milles du rivage. Ned Land, sans plus tarder, s'occupa de la grande affaire du diner. Il s'entendait admirablement a toute cette cuisine. Les cotelettes de << bari-outang >>, grillees sur des charbons, repandirent bientot une delicieuse odeur qui parfuma l'atmosphere !... Mais je m'apercois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais ! Que l'on me pardonne, comme j'ai pardonne a maitre Land, et pour les memes motifs ! Enfin, le diner fut excellent. Deux ramiers completerent ce menu extraordinaire. La pate de sagou, le pain de l'artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d'ananas, et la liqueur fermentee de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois meme que les idees de mes dignes compagnons n'avaient pas toute la nettete desirable. << Si nous ne retournions pas ce soir au _Nautilus_ ? dit Conseil. Si nous n'y retournions jamais ? >> ajouta Ned Land. En ce moment une pierre vint tomber a nos pieds, et coupa court a la proposition du harponneur. XXII LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO Nous avions regarde du cote de la foret, sans nous lever, ma main s'arretant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office. << Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle merite le nom d'aerolithe. >> Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids a son observation. Leves tous les trois, le fusil a l'epaule, nous etions prets a repondre a toute attaque. << Sont-ce des singes ? s'ecria Ned Land. -- A peu pres, repondit Conseil, ce sont des sauvages. -- Au canot ! >> dis-je en me dirigeant vers la mer. Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armes d'arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiere d'un taillis, qui masquait l'horizon de droite, a cent pas a peine. Notre canot etait echoue a dix toises de nous. Les sauvages s'approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les demonstrations les plus hostiles. Les pierres et les fleches pleuvaient. Ned Land n'avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgre l'imminence du danger, son cochon d'un cote, ses kangaroos de l'autre, il detalait avec une certaine rapidite. En deux minutes, nous etions sur la greve. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser a la mer, armer les deux avirons, ce fut l'affaire d'un instant. Nous n'avions pas gagne deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrerent dans l'eau jusqu'a la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du _Nautilus_. Mais non. L'enorme engin, couche au large, demeurait absolument desert. Vingt minutes plus tard, nous montions a bord. Les panneaux etaient ouverts. Apres avoir amarre le canot, nous rentrames a l'interieur du _Nautilus_. Je descendis au salon, d'ou s'echappaient quelques accords. Le capitaine Nemo etait la, courbe sur son orgue et plonge dans une extase musicale. << Capitaine ! >> lui dis-je. Il ne m'entendit pas. << Capitaine ! >> repris-je en le touchant de la main. Il frissonna, et se retournant : << Ah ! c'est vous, monsieur le professeur ? me dit-il. Eh bien ! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborise avec succes ? -- Oui, capitaine, repondis-je, mais nous avons malheureusement ramene une troupe de bipedes dont le voisinage me parait inquietant. -- Quels bipedes ? -- Des sauvages. -- Des sauvages ! repondit le capitaine Nemo d'un ton ironique. Et vous vous etonnez, monsieur le professeur, qu'ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages ? Des sauvages, ou n'y en a-t-il pas ? Et d'ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages ? -- Mais, capitaine... -- Pour mon compte, monsieur, j'en ai rencontre partout. -- Eh bien, repondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir a bord du _Nautilus_, vous ferez bien de prendre quelques precautions. -- Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n'y a pas la de quoi se preoccuper. -- Mais ces naturels sont nombreux. -- Combien en avez-vous compte ? -- Une centaine, au moins. -- Monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo, dont les doigts s'etaient replaces sur les touches de l'orgue, quand tous les indigenes de la Papouasie seraient reunis sur cette plage, le _Nautilus_ n'aurait rien a craindre de leurs attaques ! >> Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l'instrument, et je remarquai qu'il n'en frappait que les touches noires, ce qui donnait a ses melodies une couleur essentiellement ecossaise. Bientot, il eut oublie ma presence, et fut plonge dans une reverie que je ne cherchai plus a dissiper. Je remontai sur la plate-forme. La nuit etait deja venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crepuscule. Je n'apercus plus que confusement l'Ile Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumes sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas a la quitter. Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantot songeant ces indigenes mais sans les redouter autrement, car l'imperturbable confiance du capitaine me gagnait - tantot les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s'envolait vers la France, a la suite de ces etoiles zodiacales qui devaient l'eclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zenith. Je pensai alors que ce fidele et complaisant satellite reviendrait apres-demain, a cette meme place, pour soulever ces ondes et arracher le _Nautilus_ a son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout etait tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m'endormis paisiblement. La nuit s'ecoula sans mesaventure. Les Papouas s'effrayaient, sans doute, a la seule vue du monstre echoue dans la baie, car, les panneaux, restes ouverts, leur eussent offert un acces facile a l'interieur du _Nautilus_. A six heures du matin - 8 janvier je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L'ile montra bientot, a travers les brumes dissipees, ses plages d'abord, ses sommets ensuite. Les indigenes etaient toujours la, plus nombreux que la veille - cinq ou six cents peut-etre. Quelques-uns, profitant de la maree basse, s'etaient avances sur les tetes de coraux, a moins de deux encablures du _Nautilus_. Je les distinguai facilement. C'etaient bien de veritables Papouas, a taille athletique, hommes de belle race, au front large et eleve, au nez gros mais non epate, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupe et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages etaient generalement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillees, des hanches au genou, d'une veritable crinoline d'herbes que soutenait une ceinture vegetale. Certains chefs avaient orne leur cou d'un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armes d'arcs, de fleches et de boucliers, portaient a leur epaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse. Un de ces chefs, assez rapproche du _Nautilus_, l'examinait avec attention. Ce devait etre un << mado >> de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelee sur ses bords et relevee d'eclatantes couleurs. J'aurais pu facilement abattre cet indigene, qui se trouvait a petite portee ; mais je crus qu'il valait mieux attendre des demonstrations veritablement hostiles. Entre Europeens et sauvages, il convient que les Europeens ripostent et n'attaquent pas. Pendant tout le temps de la maree basse, ces indigenes roderent pres du _Nautilus_, mais ils ne se montrerent pas bruyants. Je les entendais repeter frequemment le mot << assai >>, et a leurs gestes je compris qu'ils m'invitaient a aller a terre, invitation que je crus devoir decliner. Donc, ce jour-la, le canot ne quitta pas le bord, au grand deplaisir de maitre Land qui ne put completer ses provisions. Cet adroit Canadien employa son temps a preparer les viandes et farines qu'il avait rapportees de l'ile Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnerent la terre vers onze heures du matin, des que les tetes de corail commencerent a disparaitre sous le flot de la maree montante. Mais je vis leur nombre s'accroitre considerablement sur la plage. Il etait probable qu'ils venaient des iles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n'avais pas apercu une seule pirogue indigene. N'ayant rien de mieux a faire, je songeai a draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient voir a profusion des coquilles, des zoophytes et des plantes pelagiennes. C'etait, d'ailleurs, la derniere journee que le _Nautilus_ allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait a la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo. J'appelai donc Conseil qui m'apporta une petite drague le gere, a peu pres semblable a celles qui servent a pecher les huitres. << Et ces sauvages ? me demanda Conseil. N'en deplaise a monsieur, ils ne me semblent pas tres mechants ! -- Ce sont pourtant des anthropophages, mon garcon. -- On peut etre anthropophage et brave homme, repondit Conseil, comme on peut etre gourmand et honnete. L'un n'exclut pas l'autre. -- Bon ! Conseil, je t'accorde que ce sont d'honnetes anthropophages, et qu'ils devorent honnetement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas a etre devore, meme honnetement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du _Nautilus_ ne parait prendre aucune precaution. Et maintenant a l'ouvrage. >> Pendant deux heures, notre peche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune rarete. La drague s'emplissait d'oreilles de Midas, de harpes, de melanies, et particulierement des plus beaux marteaux que j'eusse vu jusqu'a ce jour. Nous primes aussi quelques holoturies, des huitres perlieres, et une douzaine de petites tortues qui furent reservees pour l'office du bord. Mais, au moment ou je m'y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformite naturelle, tres rare a rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait charge de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d'un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c'est-a-dire le cri le plus percant que puisse produire un gosier humain. << Eh ! qu'a donc monsieur ? demanda Conseil, tres surpris. Monsieur a-t-il ete mordu ? -- Non, mon garcon, et cependant, j'eusse volontiers paye d'un doigt ma decouverte ! -- Quelle decouverte ? -- Cette coquille, dis-je en montrant l'objet de mon triomphe. -- Mais c'est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches, classe des gasteropodes, embranchement des mollusques... -- Oui, Conseil, mais au lieu d'etre enroulee de droite a gauche, cette olive tourne de gauche a droite ! -- Est-il possible ! s'ecria Conseil. -- Oui, mon garcon, c'est une coquille senestre ! -- Une coquille senestre ! repetait Conseil, le coeur palpitant. -- Regarde sa spire ! -- Ah ! monsieur peut m'en croire, dit Conseil en prenant la precieuse coquille d'une main tremblante, mais je n'ai jamais eprouve une emotion pareille ! >> Et il y avait de quoi etre emu ! On sait, en effet, comme l'ont fait observer les naturalistes, que la dextrosite est une loi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite a gauche. L'homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, consequemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combines de maniere a etre employes de droite a gauche. Or, la nature a generalement suivi cette loi pour l'enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, a de rares exceptions, et quand, par hasard, leur spire est senestre, les amateurs les payent au poids de l'or. Conseil et moi, nous etions donc plonges dans la contemplation de notre tresor, et je me promettais bien d'en enrichir le Museum, quand une pierre, malencontreusement lancee par un indigene, vint briser le precieux objet dans la main de Conseil. Je poussai un cri de desespoir ! Conseil se jeta sur mon fusil, et visa un sauvage qui balancait sa fronde a dix metres de lui. Je voulus l'arreter, mais son coup partit et brisa le bracelet d'amulettes qui pendait au bras de l'indigene. << Conseil, m'ecriai-je, Conseil ! -- Eh quoi ! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commence l'attaque ? -- Une coquille ne vaut pas la vie d'un homme ! lui dis-je. -- Ah ! le gueux ! s'ecria Conseil, j'aurais mieux aime qu'il m'eut casse l'epaule ! >> Conseil etait sincere, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situation avait change depuis quelques instants, et nous ne nous en etions pas apercus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Naulilus. Ces pirogues, creusees dans des troncs d'arbre, longues, etroites, bien combinees pour la marche, s'equilibraient au moyen d'un double balancier en bambous qui flottait a la surface de l'eau. Elles etaient manoeuvrees par d'adroits pagayeurs a demi nus, et je ne les vis pas s'avancer sans inquietude. C'etait evident que ces Papouas avaient eu deja des relations avec les Europeens, et qu'ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allonge dans la baie, sans mats, sans cheminee, que devaient-ils en penser ? Rien de bon, car ils s'en etaient d'abord tenus a distance respectueuse. Cependant. Le voyant immobile, ils reprenaient peu a peu confiance, et cherchaient a se familiariser avec lui. Or, c'etait precisement cette familiarite qu'il fallait empecher. Nos armes, auxquelles la detonation manquait, ne pouvaient produire qu'un effet mediocre sur ces indigenes. qui n'ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l'eclair, non dans le bruit. En ce moment, les pirogues s'approcherent plus pres du _Nautilus_, et une nuee de fleches s'abattit sur lui. << Diable ! il grele ! dit Conseil, et peut-etre une grele empoisonnee ! -- Il faut prevenir le capitaine Nemo >>, dis-je en rentrant par le panneau. Je descendis au salon. Je n'y trouvai personne. Je me hasardai a frapper a la porte qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. Un << entrez >> me repondit. J'entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plonge dans un calcul ou les x et autres signes algebriques ne manquaient pas. << Je vous derange ? dis-je par politesse. -- En effet, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons serieuses de me voir ? -- Tres serieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages. -- Ah ! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs pirogues ? -- Oui, monsieur. -- Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux. -- Precisement, et je venais vous dire... -- Rien n'est plus facile >>, dit le capitaine Nemo. Et, pressant un bouton electrique, il transmit un ordre au poste de l'equipage. << Voila qui est fait, monsieur, me dit-il, apres quelques instants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermes. Vous ne craignez pas, j'imagine, que ces messieurs defoncent des murailles que les boulets de votre fregate n'ont pu entamer ? -- Non, capitaine, mais il existe encore un danger. -- Lequel, monsieur ? -- C'est que demain, a pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler l'air du _Nautilus_... -- Sans contredit, monsieur, puisque notre batiment respire a la maniere des cetaces. -- Or, si a ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empecher d'entrer. -- Alors, monsieur, vous supposez qu'ils monteront a bord ? -- J'en suis certain. -- Eh bien, monsieur, qu'ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en empecher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite a l'ile Gueboroar coute la vie a un seul de ces malheureux ! >> Cela dit, j'allais me retirer ; mais le capitaine Nemo me retint et m'invita a m'asseoir pres de lui. Il me questionna avec interet sur nos excursions a terre, sur nos chasses, et n'eut pas l'air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans etre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable. Entre autres choses, nous en vinmes a parler de la situation du _Nautilus_, precisement echoue dans ce detroit, ou Dumont d'Urville fut sur le point de se perdre. Puis a ce propos : << Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs que ce d'Urville ! C'est votre capitaine Cook, a vous autres, Francais. Infortune savant ! Avoir brave les banquises du pole Sud, les coraux de l'Oceanie, les cannibales du Pacifique, pour perir miserablement dans un train de chemin de fer ! Si cet homme energique a pu reflechir pendant les dernieres secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont du etre ses supremes pensees ! >> En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait emu, et je porte cette emotion a son actif. Puis, la carte a la main, nous revimes les travaux du navigateur francais, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pole Sud qui amena la decouverte des terres Adelie et Louis-Philippe, enfin ses leves hydrographiques des principales iles de l'Oceanie. << Ce que votre d'Urville a fait a la surface des mers, me dit le capitaine Nemo, je l'ai fait a l'interieur de l'Ocean, et plus facilement, plus completement que lui. L'_Astrolabe_ et la _Zelee_, incessamment ballottees par les ouragans, ne pouvaient valoir le _Nautilus_, tranquille cabinet de travail, et veritablement sedentaire au milieu des eaux ! -- Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les corvettes de Dumont d'Urville et le _Nautilus_. -- Lequel, monsieur ? -- C'est que le _Nautilus_ s'est echoue comme elles ! -- Le _Nautilus_ ne s'est pas echoue, monsieur, me repondit froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les penibles travaux, les manoeuvres qu'imposa a d'Urville le renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L'_Astrolabe_ et la _Zelee_ ont failli perir, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, a l'heure dite, la maree le soulevera paisiblement, et il reprendra sa navigation a travers les mers. -- Capitaine, dis-je, je ne doute pas.... -- Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, a deux heures quarante minutes du soir, le _Nautilus_ flottera et quittera sans avarie le detroit de Torres. >> Ces paroles prononcees d'un ton tres bref, le capitaine Nemo s'inclina legerement. C'etait me donner conge, et je rentrai dans ma chambre. La, je trouvai Conseil, qui desirait connaitre le resultat de mon entrevue avec le capitaine. << Mon garcon, repondis-je, lorsque j'ai eu l'air de croire que son _Nautilus_ etait menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine m'a repondu tres ironiquement. Je n'ai donc qu'une chose a dire : Aie confiance en lui, et va dormir en paix. -- Monsieur n'a pas besoin de mes services ? -- Non, mon ami. Que fait Ned Land ? -- Que monsieur m'excuse, repondit Conseil, mais l'ami Ned confectionne un pate de kangaroo qui sera une merveille ! >> Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J'entendais le bruit des sauvages qui pietinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l'equipage sortit de son inertie habituelle. Il ne s'inquietait pas plus de la presence de ces cannibales que les soldats d'un fort blinde ne se preoccupent des fourmis qui courent sur son blindage. A six heures du matin, je me levai... Les panneaux n'avaient pas ete ouverts. L'air ne fut donc pas renouvele a l'interieur, mais les reservoirs, charges a toute occurrence, fonctionnerent a propos et lancerent quelques metres cubes d'oxygene dans l'atmosphere appauvrie du _Nautilus_. Je travaillai dans ma chambre jusqu'a midi, sans avoir vu, meme un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire a bord aucun preparatif de depart. J'attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n'avait point fait une promesse temeraire, le _Nautilus_ serait immediatement degage. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu'il put quitter son lit de corail. Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientot sentir dans la coque du bateau. J'entendis grincer sur son bordage les asperites calcaires du fond corallien. A deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon. << Nous allons partir, dit-il. -- Ah ! fis-je. -- J'ai donne l'ordre d'ouvrir les panneaux. -- Et les Papouas ? -- Les Papouas ? repondit le capitaine Nemo, haussant legerement les epaules. -- Ne vont-ils pas penetrer a l'interieur du _Nautilus_ ? -- Et comment ? -- En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir. -- Monsieur Aronnax, repondit tranquillement le capitaine Nemo, on n'entre pas ainsi par les panneaux du _Nautilus_, meme quand ils sont ouverts. >> Je regardai le capitaine. << Vous ne comprenez pas ? me dit-il. -- Aucunement. -- Eh bien ! venez et vous verrez. >> Je me dirigeai vers l'escalier central. La, Ned Land et Conseil, tres intrigues, regardaient quelques hommes de l'equipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d'epouvantables vociferations resonnaient au-dehors. Les mantelets furent rabattus exterieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigenes qui mit la main sur la rampe de l'escalier, rejete en arriere par je ne sais quelle force invisible, s'enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes. Dix de ses compagnons lui succederent. Dix eurent le meme sort. Conseil etait dans l'extase. Ned Land, emporte par ses instincts violents, s'elanca sur l'escalier. Mais, des qu'il eut saisi la rampe a deux mains, il fut renverse a son tour. << Mille diables ! s'ecria-t-il. Je suis foudroye ! >> Ce mot m'expliqua tout. Ce n'etait plus une rampe, mais un cable de metal, tout charge de l'electricite du bord, qui aboutissait a la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse , et cette secousse eut ete mortelle, si le capitaine Nemo eut lance dans ce conducteur tout le courant de ses appareils ! On peut reellement dire, qu'entre ses assaillants et lui, il avait tendu un reseau electrique que nul ne pouvait impunement franchir. Cependant, les Papouas epouvantes avaient battu en retraite, affoles de terreur. Nous, moitie riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possede. Mais, en ce moment, le _Nautilus_, souleve par les dernieres ondulations du flot, quitta son lit de corail a cette quarantieme minute exactement fixee par le capitaine. Son helice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s'accrut peu a peu, et, naviguant a la surface de l'Ocean, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du detroit de Torres. XXIII _AEGRI SOMNIA_ Le jour suivant, 10 janvier, le _Nautilus_ reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer a moins de trente-cinq milles a l'heure. La rapidite de son helice etait telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter. Quand je songeais que ce merveilleux agent electrique, apres avoir donne le mouvement, la chaleur, la lumiere au _Nautilus_, le protegeait encore contre les attaques exterieures, et le transformait en une arche sainte a laquelle nul profanateur ne touchait sans etre foudroye, mon admiration n'avait plus de bornes, et de l'appareil, elle remontait aussitot a l'ingenieur qui l'avait cree. Nous marchions directement vers l'ouest, et, le 11 janvier, nous doublames ce cap Wessel, situe par 135deg. de longitude et l0deg. de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les recifs etaient encore nombreux, mais plus clairsemes, et releves sur la carte avec une extreme precision. Le _Nautilus_ evita facilement les brisants de Money a babord, et les recifs Victoria a tribord, places par 1300 de longitude, et sur ce dixieme parallele que nous suivions rigoureusement. Le 13 janvier, le capitaine Nemo. arrive dans la mer de Timor, avait connaissance de l'ile de ce nom par 1220 de longitude. Cette ile dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrees est gouvernee par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c'est-a-dire issus de la plus haute origine a laquelle un etre humain puisse pretendre. Aussi, ces ancetres ecailleux foisonnent dans les rivieres de l'ile, et sont l'objet d'une veneration particuliere. On les protege, on les gate, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pature, et malheur a l'etranger qui porte la main sur ces lezards sacres. Mais le _Nautilus_ n'eut rien a demeler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu'un instant, a midi, pendant que le second relevait sa position. Egalement, je ne fis qu'entrevoir cette petite ile Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une reputation de beaute tres etablie sur les marches malais. A partir de ce point, la direction du _Nautilus_, en latitude, s'inflechit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l'ocean Indien. Ou la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entrainer ? Remontrait-il vers les cotes de l'Asie ? Se rapprocherait-il des rivages de l'Europe ? Resolutions peu probables de la part d'un homme qui fuyait les continents habites ? Descendrait-il donc vers le sud ? Irait-il doubler le cap de Bonne-Esperance, puis le cap Horn, et pousser au pole antarctique ? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, ou son Nautilus trouvait une navigation facile et independante ? L'avenir devait nous l'apprendre. Apres avoir prolonge les ecueils de Cartier, d'Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l'element solide contre l'element liquide, le 14 janvier, nous etions au-dela de toutes terres. La vitesse du _Nautilus_ fut singulierement ralentie, et, tres capricieux dans ses allures, tantot il nageait au milieu des eaux, et tantot il flottait a leur surface. Pendant cette periode du voyage, le capitaine Nemo fit d'interessantes experiences sur les diverses temperatures de la mer a des couches differentes. Dans les conditions ordinaires, ces releves s'obtiennent au moyen d'instruments assez compliques. dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermometriques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils bases sur la variation de resistance de metaux aux courants electriques. Ces resultats ainsi obtenus ne peuvent etre suffisamment controles. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-meme chercher cette temperature dans les profondeurs de la mer, et son thermometre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immediatement et surement le degre recherche. C'est ainsi que, soit en surchargeant ses reservoirs, soit en descendant obliquement au moyen de ses plans inclines, le _Nautilus_ atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille metres, et le resultat definitif de ces experiences fut que la mer presentait une temperature permanente de quatre degres et demi, a une profondeur de mille metres, sous toutes les latitudes. Je suivais ces experiences avec le plus vif interet. Le capitaine Nemo y apportait une veritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Etait-ce au profit de ces semblables ? Ce n'etait pas probable, car, un jour ou l'autre, ses travaux devaient perir avec lui dans quelque mer ignoree ! A moins qu'il ne me destinat le resultat de ses experiences. Mais c'etait admettre que mon etrange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l'apercevais pas encore. Quoi qu'il en soit, le capitaine Nemo me fit egalement connaitre divers chiffres obtenus par lui et qui etablissaient le rapport des densites de l'eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n'avait rien de scientifique. C'etait pendant la matinee du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les differentes densites que presentent les eaux de la mer. Je lui repondis negativement, et j'ajoutai que la science manquait d'observations rigoureuses a ce sujet. << Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer la certitude. -- Bien, repondis-je, mais le _Nautilus_ est un monde a part, et les secrets de ses savants n'arrivent pas jusqu'a la terre. -- Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, apres quelques instants de silence. C'est un monde a part. Il est aussi etranger a la terre que les planetes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l'on ne connaitra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a lie nos deux existences, je puis vous communiquer le resultat de mes observations. -- Je vous ecoute, capitaine. -- Vous savez, monsieur le professeur, que l'eau de mer est plus dense que l'eau douce, mais cette densite n'est pas uniforme. En effet, si je represente par un la densite de l'eau douce, je trouve un vingt-huit millieme pour les eaux de l'Atlantique, un vingt-six millieme pour les eaux du Pacifique, un trente-millieme pour les eaux de la Mediterranee... -- Ah ! pensai-je, il s'aventure dans la Mediterranee ? -- Un dix-huit millieme pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-neuf millieme pour les eaux de l'Adriatique. >> Decidement, le _Nautilus_ ne fuyait pas les mers frequentees de l'Europe, et j'en conclus qu'il nous ramenerait - peut-etre avant peu vers des continents plus civilises. Je pensai que Ned Land apprendrait cette particularite avec une satisfaction tres naturelle. Pendant plusieurs jours, nos journees se passerent en experiences de toutes sortes, qui porterent sur les degres de salure des eaux a differentes profondeurs, sur leur electrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo deploya une ingeniosite qui ne fut egalee que par sa bonne grace envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme isole a son bord. Le 16 janvier, le _Nautilus_ parut s'endormir a quelques metres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils electriques ne fonctionnaient pas, et son helice immobile le laissait errer au gre des courants. Je supposai que l'equipage s'occupait de reparations interieures, necessitees par la violence des mouvements mecaniques de la machine. Mes compagnons et moi, nous fumes alors temoins d'un curieux spectacle. Les panneaux du salon etaient ouverts, et comme le fanal du _Nautilus_ n'etait pas en activite, une vague obscurite regnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et couvert d'epais nuages ne donnait aux premieres couches de l'Ocean qu'une insuffisante clarte. J'observais l'etat de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons ne m'apparaissaient plus que comme des ombres a peine figurees, quand le _Nautilus_ se trouva subitement transporte en pleine lumiere. Je crus d'abord que le fanal avait ete rallume, et qu'il projetait son eclat electrique dans la masse liquide. Je me trompais, et apres une rapide observation, je reconnus mon erreur. Le _Nautilus_ flottait au milieu d'une couche phosphorescente, qui dans cette obscurite devenait eblouissante. Elle etait produite par des myriades d'animalcules lumineux, dont l'etincellement s'accroissait en glissant sur la coque metallique de l'appareil. Je surprenais alors des eclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent ete des coulees de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses metalliques portees au rouge blanc ; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igne, dont toute ombre semblait devoir etre bannie. Non ! ce n'etait plus l'irradiation calme de notre eclairage habituel ! Il y avait la une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumiere, on la sentait vivante ! En effet, c'etait une agglomeration infinie d'infusoires pelagiens, de noctiluques miliaires, veritables globules de gelee diaphane, pourvus d'un tentacule filiforme, et dont on a compte jusqu'a vingt-cinq mille dans trente centimetres cubes d'eau. Et leur lumiere etait encore doublee par ces lueurs particulieres aux meduses, aux asteries, aux aurelies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, impregnes du graissin des matieres organiques decomposees par la mer, et peut-etre du mucus secrete par les poissons. Pendant plusieurs heures, le _Nautilus_ flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s'accrut a voir les gros animaux marins s'y jouer comme des salamandres. Je vis la, au milieu de ce feu qui ne brule pas, des marsouins elegants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de trois metres, intelligents precurseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes varies, des scomberoides-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zebraient dans leur course la lumineuse atmosphere. Ce fut un enchantement que cet eblouissant spectacle ! Peut-etre quelque condition atmospherique augmentait-elle l'intensite de ce phenomene ? Peut-etre quelque orage se dechainait-il a la surface des flots ? Mais, a cette profondeur de quelques metres, le _Nautilus_ ne ressentait pas sa fureur, et il se balancait paisiblement au milieu des eaux tranquilles. Ainsi nous marchions, incessamment charmes par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articules, ses mollusques, ses poissons. Les journees s'ecoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait a varier l'ordinaire du bord. Veritables colimacons, nous etions faits a notre coquille, et j'affirme qu'il est facile de devenir un parfait colimacon. Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n'imaginions plus qu'il existat une vie differente a la surface du globe terrestre, quand un evenement vint nous rappeler a l'etrangete de notre situation. Le 18 janvier, le _Nautilus_ se trouvait par 105deg. de longitude et 15deg. de latitude meridionale. Le temps etait menacant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l'est en grande brise. Le barometre, qui baissait depuis quelques jours, annoncait une prochaine lutte des elements. J'etais monte sur la plate-forme au moment ou le second prenait ses mesures d'angles horaires. J'attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fut prononcee. Mais, ce jour-la, elle fut remplacee par une autre phrase non moins incomprehensible. Presque aussitot, je vis apparaitre le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d'une lunette, se dirigerent vers l'horizon. Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enferme dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et echangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait etre en proie a une emotion qu'il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maitre de lui, demeurait froid. Il paraissait, d'ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second repondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, a la difference de leur ton et de leurs gestes. Quant a moi, j'avais soigneusement regarde dans la direction observee, sans rien apercevoir. Le ciel et l'eau se confondaient sur une ligne d'horizon d'une parfaite nettete. Cependant, le capitaine Nemo se promenait d'une extremite a l'autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-etre sans me voir. Son pas etait assure, mais moins regulier que d'habitude. 11 s'arretait parfois, et les bras croises sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace ? Le _Nautilus_ se trouvait alors a quelques centaines de milles de la cote la plus rapprochee. Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinement l'horizon, allant et venant, frappant du pied. contrastant avec son chef par son agitation nerveuse. D'ailleurs, ce mystere allait necessairement s'eclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima a l'helice une rotation plus rapide. En ce moment, le second attira de nouveau l'attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indique. Il l'observa longtemps. De mon cote, tres serieusement intrigue, je descendis au salon, et j'en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l'appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie a l'avant de la plate-forme, je me disposai a parcourir toute la ligne du ciel et de la mer. Mais, mon oeil ne s'etait pas encore applique a l'oculaire, que l'instrument me fut vivement arrache des mains. Je me retournai. Le capitaine Nemo etait devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie etait transfiguree. Son oeil, brillant d'un feu sombre, se derobait sous son sourcil fronce. Ses dents se decouvraient a demi. Son corps raide, ses poings fermes, sa tete retiree entre les epaules, temoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette tombee de sa main, avait roule a ses pieds. Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colere ? S'imaginait-il, cet incomprehensible personnage, que j'avais surpris quelque secret interdit aux hotes du _Nautilus_ ? Non ! cette haine, je n'en etais pas l'objet, car il ne me regardait pas, et son oeil restait obstinement fixe sur l'impenetrable point de l'horizon. Enfin, le capitaine Nemo redevint maitre de lui. Sa physionomie, si profondement alteree, reprit son calme habituel. Il adressa a son second quelques mots en langue etrangere, puis il se retourna vers moi. << Monsieur Aronnax, me dit-il d'un ton assez imperieux, je reclame de vous l'observation de l'un des engagements qui vous lient a moi. -- De quoi s'agit-il, capitaine ? -- Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu'au moment ou je jugerai convenable de vous rendre la liberte. -- Vous etes le maitre, lui repondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question ? -- Aucune, monsieur. >> Sur ce mot, je n'avais pas a discuter, mais a obeir, puisque toute resistance eut ete impossible. Je descendis a la cabine qu'occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la determination du capitaine. Je laisse a penser comment cette communication fut recue par le Canadien. D'ailleurs, le temps manqua a toute explication. Quatre hommes de l'equipage attendaient a la porte, et ils nous conduisirent a cette cellule ou nous avions passe notre premiere nuit a bord du _Nautilus_. Ned Land voulut reclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute reponse. << Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie ? >> me demanda Conseil. Je racontai a mes compagnons ce qui s'etait passe. Ils furent aussi etonnes que moi, mais aussi peu avances. Cependant, j'etais plonge dans un abime de reflexions, et l'etrange apprehension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensee. J'etais incapable d'accoupler deux idees logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypotheses, quand je fus tire de ma contention d'esprit par ces paroles de Ned Land : << Tiens ! le dejeuner est servi ! >> En effet, la table etait preparee. Il etait evident que le capitaine Nemo avait donne cet ordre en meme temps qu'il faisait hater la marche du _Nautilus_. << Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation ? me demanda Conseil. -- Oui, mon garcon, repondis-je. -- Eh bien ! que monsieur dejeune. C'est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver. -- Tu as raison, Conseil. -- Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donne que le menu du bord. -- Ami Ned, repliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le dejeuner avait manque totalement ! >> Cette raison coupa net aux recriminations du harponneur. Nous nous mimes a table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil << se forca >>, toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu'il en eut, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dejeuner termine, chacun de nous s'accota dans son coin. En ce moment, le globe lumineux qui eclairait la cellule s'eteignit et nous laissa dans une obscurite profonde. Ned Land ne tarda pas a s'endormir, et, ce qui m'etonna, Conseil se laissa aller aussi a un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet imperieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s'impregner d'une epaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermerent malgre moi. J'etais en proie a une hallucination douloureuse. Evidemment, des substances soporifiques avaient ete melees aux aliments que nous venions de prendre ! Ce n'etait donc pas assez de la prison pour nous derober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil ! J'entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un leger mouvement de roulis, cesserent. Le _Nautilus_ avait-il donc quitte la surface de l'Ocean ? Etait-il rentre dans la couche immobile des eaux ? Je voulus resister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s'affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralyses. Mes paupieres, veritables calottes de plomb, tomberent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d'hallucinations, s'empara de tout mon etre. Puis, les visions disparurent, et me laisserent dans un complet aneantissement. XXIV LE ROYAUME DU CORAIL Le lendemain, je me reveillai la tete singulierement degagee. A ma grande surprise, j'etais dans ma chambre. Mes compagnons. sans doute, avaient ete reintegres dans leur cabine, sans qu'ils s'en fussent apercus plus que moi. Ce qui s'etait passe pendant cette nuit, ils l'ignoraient comme je l'ignorais moi-meme, et pour devoiler ce mystere, je ne comptais que sur les hasards de l'avenir. Je songeai alors a quitter ma chambre. Etais-je encore une fois libre ou prisonnier ? Libre entierement. J'ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l'escalier central. Les panneaux, fermes la veille, etaient ouverts. J'arrivai sur la plate-forme. Ned Land et Conseil m'y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d'un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient ete tres surpris de se retrouver dans leur cabine. Quant au _Nautilus_, il nous parut tranquille et mysterieux comme toujours. Il flottait a la surface des flots sous une allure moderee. Rien ne semblait change a bord. Ned Land, de ses yeux penetrants, observa la mer. Elle etait deserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau a l'horizon, ni voile, ni terre. Une brise d'ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, echevelees par le vent, imprimaient a l'appareil un tres sensible roulis. Le _Nautilus_, apres avoir renouvele son air, se maintint a une profondeur moyenne de quinze metres, de maniere a pouvoir revenir promptement a la surface des flots. Operation qui, contre l'habitude, fut pratiquee plusieurs fois, pendant cette journee du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumee retentissait a l'interieur du navire. Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l'impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires. Vers deux heures, j'etais au salon. occupe a classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m'adresser la parole. Je me remis a mon travail, esperant qu'il me donnerait peut-etre des explications sur les evenements qui avaient marque la nuit precedente. Il n'en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguee ; ses yeux rougis n'avaient pas ete rafraichis par le sommeil ; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un reel chagrin. Il allait et venait, s'asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l'abandonnait aussitot. consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place. Enfin, il vint vers moi et me dit : << Etes-vous medecin, monsieur Aronnax ? >> Je m'attendais si peu a cette demande, que je le regardai quelque temps sans repondre. << Etes-vous medecin ? repeta-t-il. Plusieurs de vos collegues ont fait leurs etudes de medecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres. -- En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hopitaux. J'ai pratique pendant plusieurs annees avant d'entrer au Museum. -- Bien, monsieur. >> Ma reponse avait evidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant ou il en voulait venir, j'attendis de nouvelles questions, me reservant de repondre suivant les circonstances. << Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous a donner vos soins a l'un de mes hommes ? -- Vous avez un malade ? -- Oui. -- Je suis pret a vous suivre. -- Venez. >> J'avouerai que mon coeur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexite entre cette maladie d'un homme de l'equipage et les evenements de la veille, et ce mystere me preoccupait au moins autant que le malade. Le capitaine Nemo me conduisit a l'arriere du _Nautilus_, et me fit entrer dans une cabine situee pres du poste des matelots. La, sur un lit, reposait un homme d'une quarantaine d'annees, a figure energique, vrai type de l'Anglo-Saxon. Je me penchai sur lui. Ce n'etait pas seulement un malade, c'etait un blesse. Sa tete, emmaillotee de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je detachai ces linges, et le blesse, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans proferer une seule plainte. La blessure etait horrible. Le crane, fracasse par un instrument contondant, montrait la cervelle a nu, et la substance cerebrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s'etaient formes dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu a la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du malade etait lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasie cerebrale etait complete et entrainait la paralysie du sentiment et du mouvement. Je pris le pouls du blesse. Il etait intermittent. Les extremites du corps se refroidissaient deja, et je vis que la mort s'approchait, sans qu'il me parut possible de l'enrayer. Apres avoir panse ce malheureux, je rajustai les linges de sa tete, et je me retournai vers le capitaine Nemo. << D'ou vient cette blessure ? Lui demandai-je. -- Qu'importe ! repondit evasivement le capitaine. Un choc du _Nautilus_ a brise un des leviers de la machine, qui a frappe cet homme. Mais votre avis sur son etat ? >> J'hesitais a me prononcer. << Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n'entend pas le francais. >> Je regardai une derniere fois le blesse, puis je repondis : << Cet homme sera mort dans deux heures. -- Rien ne peut le sauver ? -- Rien. >> La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glisserent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer. Pendant quelques instants, j'observai encore ce mourant dont la vie se retirait peu a peu. Sa paleur s'accroissait encore sous l'eclat electrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tete intelligente. sillonnee de rides prematurees, que le malheur, la misere peut-etre. avaient creusees depuis longtemps. Je cherchais a surprendre le secret de sa vie dans les dernieres paroles echappees a ses levres ! << Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax >>, me dit le capitaine Nemo. Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre. tres emu de cette scene. Pendant toute la journee, je fus agite de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes frequemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funebre. Etait-ce la priere des morts, murmuree dans cette langue que je ne savais comprendre ? Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m'y avait precede. Des qu'il m'apercut. il vint a moi. << Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire aujourd'hui une excursion sous-marine ? -- Avec mes compagnons ? demandai-je. -- Si cela leur plait. -- Nous sommes a vos ordres, capitaine. -- Veuillez donc aller revetir vos scaphandres. >> Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis connaitre la proposition du capitaine Nemo. Conseil s'empressa d'accepter, et, cette fois, le Canadien se montra tres dispose a nous suivre. Il etait huit heures du matin. A huit heures et demie, nous etions vetus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d'eclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnes du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d'hommes de l'equipage, nous prenions pied a une profondeur de dix metres sur le sol ferme ou reposait le _Nautilus_. Une legere pente aboutissait a un fond accidente. par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond differait completement de celui que j'avais visite pendant ma premiere excursion sous les eaux de l'Ocean Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle foret pelagienne. Je reconnus immediatement cette region merveilleuse dont, ce jour-la, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C'etait le royaume du corail. Dans l'embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l'ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C'est a ce dernier qu'appartient le corail, curieuse substance qui fut tour a tour classee dans les regnes mineral, vegetal et animal. Remede chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea definitivement dans le regne animal. Le corail est un ensemble d'animalcules, reunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un generateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possedent une existence propre, tout en participant a la vie commune. C'est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se mineralise tout en s'arborisant, suivant la tres juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait etre plus interessant pour moi que de visiter l'une de ces forets petrifiees que la nature a plantees au fond des mers. Les appareils Rumhkorff furent mis en activite, et nous suivimes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l'ocean indien. La route etait bordee d'inextricables buissons formes par l'enchevetrement d'arbrisseaux que couvraient de petites fleurs etoilees a rayons blancs. Seulement, a l'inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixees aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas. La lumiere produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorees. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l'ondulation des eaux. J'etais tente de cueillir leurs fraiches corolles ornees de delicats tentacules, les unes nouvellement epanouies, les autres naissant a peine, pendant que de legers poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volees d'oiseaux. Mais, si ma main s'approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animees, aussitot l'alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs etuis rouges, les fleurs s'evanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux. Le hasard m'avait mis la en presence des plus precieux echantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se peche dans la Mediterranee, sur les cotes de France, d'Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poetiques de _fleur de sang_ et d'_ecume de sang_ que le commerce donne a ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu'a cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette precieuse matiere, souvent melangee avec d'autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appeles << macciota >>, et sur lesquels je remarquai d'admirables specimens de corail rose. Mais bientot les buissons se resserrerent, les arborisations grandirent. De veritables taillis petrifies et de longues travees d'une architecture fantaisiste s'ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s'engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit a une profondeur de cent metres. La lumiere de nos serpentins produisait parfois des effets magiques, en s'accrochant aux rugueuses asperites de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposes comme des lustres, qu'elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j'observai d'autres polypes non moins curieux, des melites, des iris aux ramifications articulees, puis quelques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, veritables algues encroutees dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, apres longues discussions, ont definitivement rangees dans le regne vegetal. Mais, suivant la remarque d'un penseur, << c'est peut-etre la le point reel ou la vie obscurement se souleve du sommeil de pierre, sans se detacher encore de ce rude point de depart >>. Enfin, apres deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents metres environ, c'est-a-dire la limite extreme sur laquelle le corail commence a se former. Mais la, ce n'etait plus le buisson isole, ni le modeste taillis de basse futaie. C'etait la foret immense, les grandes vegetations minerales, les enormes arbres petrifies, reunis par des guirlandes d'elegantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parees de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l'ombre des flots, tandis qu'a nos pieds, les tubipores, les meandrines, les astrees, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, seme de gemmes eblouissantes. Quel indescriptible spectacle ! Ah ! que ne pouvions-nous communiquer nos sensations ! Pourquoi etions-nous emprisonnes sous ce masque de metal et de verre ! Pourquoi les paroles nous etaient-elles interdites de l'un a l'autre ! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide element, ou plutot encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au gre de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux ! Cependant, le capitaine Nemo s'etait arrete. Mes compagnons et mol nous suspendimes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d'attention, j'observai que quatre d'entre eux portaient sur leurs epaules un objet de forme oblongue. Nous occupions, en cet endroit. Le centre d'une vaste clairiere, entouree par les hautes arborisations de la foret sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte de clarte crepusculaire qui allongeait demesurement les ombres sur le sol. A la limite de la clairiere, l'obscurite redevenait profonde, et ne recueillait que de petites etincelles retenues par les vives aretes du corail. Ned Land et Conseil etaient pres de moi. Nous regardions, et il me vint a la pensee que j'allais assister a une scene etrange. En observant le sol, je vis qu'il etait gonfle, en de certains points, par de legeres extumescences encroutees de depots calcaires, et disposees avec une regularite qui trahissait la main de l'homme. Au milieu de la clairiere, sur un piedestal de rocs grossierement entasses, se dressait une croix de corail, qui etendait ses longs bras qu'on eut dit faits d'un sang petrifie. Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s'avanca, et a quelques pieds de la croix, il commenca a creuser un trou avec une pioche qu'il detacha de sa ceinture. Je compris tout ! Cette clairiere c'etait un cimetiere, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l'homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Ocean ! Non ! jamais mon esprit ne fut surexcite a ce point ! Jamais idees plus impressionnantes n'envahirent mon cerceau ! Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux ! Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient ca et la leur retraite troublee. J'entendais resonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui etincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s'allongeait, s'elargissait, et bientot il fut assez profond pour recevoir le corps. Alors, les porteurs s'approcherent. Le corps, enveloppe dans un tissu de byssus blanc, descendit dans sa humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croises sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimes s'agenouillerent dans l'attitude de la priere... Mes deux compagnons et moi, nous nous etions religieusement inclines. La tombe fut alors recouverte des debris arraches au sol, qui formerent un leger renflement. Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redresserent ; puis, se rapprochant de la tombe, tous flechirent encore le genou, et tous etendirent leur main en signe de supreme adieu... Alors, la funebre troupe reprit le chemin du _Nautilus_, repassant sous les arceaux de la foret, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant. Enfin, les feux du bord apparurent. Leur trainee lumineuse nous guida jusqu'au _Nautilus_. A une heure, nous etions de retour. Des que mes vetements furent changes, je remontai sur la plate-forme, et, en proie a une terrible obsession d'idees, j'allai m'asseoir pres du fanal. Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis : << Ainsi, suivant mes previsions, cet homme est mort dans la nuit ? -- Oui, monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo. -- Et il repose maintenant pres de ses compagnons, dans ce cimetiere de corail ? -- Oui, oublies de tous, mais non de nous ! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d'y sceller nos morts pour l'eternite ! >> Et cachant d'un geste brusque son visage dans ses mains crispees, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta : << C'est la notre paisible cimetiere, a quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots ! -- Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l'atteinte des requins ! -- Oui, monsieur, repondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes ! >> FIN DE LA PREMIERE PARTIE 20000 Lieues sous les mers:Pt2 JULES VERNE VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS ILLUSTRE DE 111 DESSINS PAR DE NEUVILLI BIBLIOTHEQUE D'EDUCATION ET DE RECREATION J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB PARIS ------------------------------------------------------------------------ TABLE DES MATIERES DEUXIEME PARTIE I L'ocean Indien II Une nouvelle proposition du capitaine Nemo III Une perle de dix millions IV La mer Rouge V Arabian-Tunnel VI L'Archipel grec VII La Mediterranee en quarante-huit heures VIII La baie de Vigo IX Un continent disparu X Les houilleres sous-marines XI La mer de Sargasses XII Cachalots et baleines XIII La banquise XIV Le pole Sud XV Accident ou incident ? XVI Faute d'air XVII Du cap Horn a l'Amazone XVIII Les poulpes XIX Le Gulf-Stream XX Par 47deg.24' de latitude et de 17deg.28' de longitude XXI Une hecatombe XXII Les dernieres paroles du capitaine Nemo XXIII Conclusion ------------------------------------------------------------------------ VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS DEUXIEME PARTIE I L'OCEAN INDIEN Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiere s'est terminee sur cette emouvante scene du cimetiere de corail qui a laisse dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se deroulait tout entiere, et il n'etait pas jusqu'a sa tombe qu'il n'eut preparee dans le plus impenetrable de ses abimes. La, pas un des monstres de l'Ocean ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hotes du _Nautilus_, de ces amis, rives les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie ! << Nul homme, non plus ! >> avait ajoute le capitaine. Toujours cette meme defiance, farouche, implacable, envers les societes humaines ! Pour moi, je ne me contentais plus des hypotheses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garcon persistait a ne voir dans le commandant du _Nautilus_ qu'un de ces savants meconnus qui rendent a l'humanite mepris pour indifference. C'etait encore pour lui un genie incompris qui, las des deceptions de la terre, avait du se refugier dans cet inaccessible milieu ou ses instincts s'exercaient librement. Mais, a mon avis, cette hypothese n'expliquait qu'un des cotes du capitaine Nemo. En effet, le mystere de cette derniere nuit pendant laquelle nous avions ete enchaines dans la prison et le sommeil, la precaution si violemment prise par le capitaine d'arracher de mes yeux la lunette prete a parcourir l'horizon, la blessure mortelle de cet homme due a un choc inexplicable du _Nautilus_, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non ! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes ! Son formidable appareil servait non seulement ses instincts de liberte, mais peut-etre aussi les interets de je ne sais quelles terribles represailles. En ce moment, rien n'est evident pour moi, je n'entrevois encore dans ces tenebres que des lueurs, et je dois me borner a ecrire, pour ainsi dire, sous la dictee des evenements. D'ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s'echapper du _Nautilus_ est impossible. Nous ne sommes pas meme prisonniers sur parole. Aucun engagement d'honneur ne nous enchaine. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers deguises sous le nom d'hotes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n'a pas renonce a l'espoir de recouvrer sa liberte. Il est certain qu'il profitera de la premiere occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j'emporterai ce que la generosite du capitaine nous aura laisse penetrer des mysteres du Nautilus ! Car enfin, faut-il hair cet homme ou l'admirer ? Est-ce une victime ou un bourreau ? Et puis, pour etre franc, je voudrais. avant de l'abandonner a jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les debuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observe la complete serie des merveilles entassees sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n'a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d'apprendre ! Qu'ai-je decouvert jusqu'ici ? Rien, ou presque rien, puisque nous n'avons encore parcouru que six mille lieues a travers le Pacifique ! Pourtant je sais bien que le _Nautilus_ se rapproche des terres habitees, et que, si quelque chance de salut s'offre a nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons a ma passion pour l'inconnu. Il faudra les suivre, peut-etre meme les guider. Mais cette occasion se presentera-t-elle jamais ? L'homme prive par la force de son libre arbitre la desire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute. Ce jour-la, 21 janvier 1868, a midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j'allumai un cigare, et je suivis l'operation. Il me parut evident que cet homme ne comprenait pas le francais, car plusieurs fois je fis a voix haute des reflexions qui auraient du lui arracher quelque signe involontaire d'attention, s'il les eut comprises, mais il resta impassible et muet. Pendant qu'il observait au moyen du sextant. un des matelots du _Nautilus_ cet homme vigoureux qui nous avait accompagnes lors de notre premiere excursion sous-marine a l'ile Crespo vint nettoyer les vitres du fanal. J'examinai alors l'installation de cet appareil dont la puissance etait centuplee par des anneaux lenticulaires disposes comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumiere dans le plan utile. La lampe electrique etait combinee de maniere a donner tout son pouvoir eclairant. Sa lumiere, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait a la fois sa regularite et son intensite. Ce vide economisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se developpe l'arc lumineux. Economie importante pour le capitaine Nemo, qui n'aurait pu les renouveler aisement. Mais, dans ces conditions, leur usure etait presque insensible. Lorsque le _Nautilus_ se prepara a reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermerent, et la route fut donnee directement a l'ouest. Nous sillonnions alors les flots de l'ocean Indien, vaste plaine liquide d'une contenance de cinq cent cinquante millions d'hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu'elles donnent le vertige a qui se penche a leur surface. Le _Nautilus_ y flottait generalement entre cent et deux cents metres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. A tout autre que moi, pris d'un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones ; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme ou je me retrempais dans l'air vivifiant de l'Ocean, le spectacle de ces riches eaux a travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliotheque, la redaction de mes memoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d'ennui. Notre sante a tous se maintenait dans un etat tres satisfaisant. Le regime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passe des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s'ingeniait a y apporter. De plus, dans cette temperature constante, il n'y avait pas meme un rhume a craindre. D'ailleurs, ce madreporaire Dendrophyllee, connu en Provence sous le nom de << Fenouil de mer >>, et dont il existait une certaine reserve a bord, eut fourni avec la chair fondante de ses polypes une pate excellente contre la toux. Pendant quelques jours, nous vimes une grande quantite d'oiseaux aquatiques, palmipedes, mouettes ou goelands. Quelques-uns furent adroitement tues, et, prepares d'une certaine facon, ils fournirent un gibier d'eau tres acceptable. Parmi les grands voiliers, emportes a de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j'apercus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d'ane, oiseaux qui appartiennent a la famille des longipennes. La famille des totipalmes etait representee par des fregates rapides qui pechaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaetons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaeton a brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuance de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes. Les filets du _Nautilus_ rapporterent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, a dos bombe, et dont l'ecaille est tres estimee. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l'eau en fermant la soupape charnue situee a l'orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu'on les prit, dormaient encore dans leur carapace, a l'abri des animaux marins. La chair de ces tortues etait generalement mediocre, mais leurs oeufs formaient un regal excellent. Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions a travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs especes qu'il ne m'avait pas ete donne d'observer jusqu'alors. Je citerai principalement des ostracions particuliers a la mer Rouge, a la mer des Indes et a cette partie de l'Ocean qui baigne les cotes de l'Amerique equinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustaces, sont proteges par une cuirasse qui n'est ni cretacee, ni pierreuse, mais veritablement osseuse. Tantot, elle affecte la forme d'un solide triangulaire, tantot la forme d'un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j'en notai quelques-uns d'une longueur d'un demi-decimetre, d'une chair salubre, d'un gout exquis, bruns a la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l'acclimatation meme dans les eaux douces, auxquelles d'ailleurs un certain nombre de poissons de mer s'accoutument aisement. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires. surmontes sur le dos de quatre gros tubercules : des ostracions mouchetes de points blancs sous la partie inferieure du corps, qui s'apprivoisent comme des oiseaux ; des trigones, pourvus d'aiguillons formes par la prolongation de leur croute osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de << cochons de mer >> ; puis des dromadaires a grosses bosses en forme de cone, dont la chair est dure et coriace. Je releve encore sur les notes quotidiennes tenues par maitre Conseil certains poissons du genre tetrodons, particuliers a ces mers, des spengleriens au dos rouge, a la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangees longitudinales de filaments, et des electriques, longs de sept pouces, pares des plus vives couleurs. Puis, comme echantillons d'autres genres, des ovoides semblables a un oeuf d'un brun noir, sillonnes de bandelettes blanches et depourvus de queue ; des diodons. veritables porcs-epics de la mer, munis d'aiguillons et pouvant se gonfler de maniere a former une pelote herissee de dards ; des hippocampes communs a tous les oceans ; des pegases volants, a museau allonge, auxquels leurs nageoires pectorales, tres etendues et disposees en forme d'ailes, permettent sinon de voler, du moins de s'elancer dans les airs ; des pigeons spatules, dont la queue est couverte de nombreux anneaux ecailleux ; des macrognathes a longue machoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimetres et brillants des plus agreables couleurs ; des calliomores livides, dont la tete est rugueuse ; des myriades de blennies-sauteurs, rayes de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant a la surface des eaux avec une prodigieuse velocite ; de delicieux veliferes, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles deployees aux courants favorables ; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodigue le jaune, le bleu celeste, l'argent et l'or ; des trichopteres, dont les ailes sont formees de filaments ; des cottes, toujours maculees de limon, qui produisent un certain bruissement ; des trygles, dont le foie est considere comme poison ; des bodians, qui portent sur les yeux une oeillere mobile ; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, veritables gobe-mouches de l'Ocean, armes d'un fusil que n'ont prevu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d'une simple goutte d'eau. Dans le quatre-vingt-neuvieme genre des poissons classes par Lacepede, qui appartient a la seconde sous-classe des osseux, caracterises par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpene, dont la tete est garnie d'aiguillons et qui ne possede qu'une seule nageoire dorsale ; ces animaux sont revetus ou prives de petites ecailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des echantillons de dydactyles longs de trois a quatre decimetres, rayes de jaune, mais dont la tete est d'un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs specimens de ce poisson bizarre justement surnomme << crapaud de mer >>, poisson a tete grande, tantot creusee de sinus profonds, tantot boursouflee de protuberances ; herisse d'aiguillons et parseme de tubercules, il porte des cornes irregulieres et hideuses ; son corps et sa queue sont garnis de callosites ; ses piquants font des blessures dangereuses ; il est repugnant et horrible. Du 21 au 23 janvier, le _Nautilus_ marcha a raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles a l'heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses varietes de poissons, c'est que ceux-ci, attires par l'eclat electrique, cherchaient a nous accompagner ; la plupart, distances par cette vitesse, restaient bientot en arriere ; quelques-uns cependant parvenaient a se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du _Nautilus_. Le 24 au matin, par 12deg.5' de latitude sud et 94deg.33' de longitude, nous eumes connaissance de l'ile Keeling, soulevement madreporique plante de magnifiques cocos, et qui fut visitee par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le _Nautilus_ prolongea a peu de distance les accores de cette ile deserte. Ses dragues rapporterent de nombreux echantillons de polypes et d'echinodermes, et des tests curieux de l'embranchement des mollusques. Quelques precieux produits de l'espece des dauphinules accrurent les tresors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astree punctifere, sorte de polypier parasite souvent fixe sur une coquille. Bientot l'ile Keeling disparut sous l'horizon, et la route fut donnee au nord-ouest vers la pointe de la peninsule indienne. << Des terres civilisees, me dit ce jour-la Ned Land. Cela vaudra mieux que ces iles de la Papouasie, ou l'on rencontre plus de sauvages que de chevreuils ! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, francaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein ! est-ce que le moment n'est pas venu de bruler la politesse au capitaine Nemo ? -- Non. Ned, non, repondis-je d'un ton tres determine. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le _Nautilus_ se rapproche des continents habites. Il revient vers l'Europe, qu'il nous y conduise. Une fois arrives dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D'ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d'aller chasser sur les cotes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forets de la Nouvelle-Guinee. -- Eh bien ! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission ? >> Je ne repondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j'avais a coeur d'epuiser jusqu'au bout les hasards de la destinee qui m'avait jete a bord du _Nautilus_. A partir de l'ile Keeling, notre marche se ralentit generalement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraina souvent a de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclines que des leviers interieurs pouvaient placer obliquement a la ligne de flottaison. Nous allames ainsi jusqu'a deux et trois kilometres, mais sans jamais avoir verifie les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille metres n'ont pas pu atteindre. Quant a la temperature des basses couches, le thermometre indiqua toujours invariablement quatre degres au-dessus de zero. J'observai seulement que, dans les nappes superieures, l'eau etait toujours plus froide sur les hauts fonds qu'en pleine mer. Le 25 janvier, l'Ocean etant absolument desert, le _Nautilus_ passa la journee a sa surface, battant les flots de sa puissante helice et les faisant rejaillir a une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l'eut-on pas pris pour un cetace gigantesque ? Je passai les trois quarts de cette journee sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien a l'horizon, si ce n'est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l'ouest a contrebord. Sa mature fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l'eau. Je pensai que ce bateau a vapeur appartenait a la ligne peninsulaire et orientale qui fait le service de l'ile de Ceyland a Sydney, en touchant a la pointe du roi George et a Melbourne. A cinq heures du soir. avant ce rapide crepuscule qui lie le jour a la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fumes emerveilles par un curieux spectacle. Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, presageait des chances heureuses. Aristote, Athenee, Pline, Oppien, avaient etudie ses gouts et epuise a son egard toute la poetique des savants de la Grece et de l'Italie. Ils l'appelerent _Nautilus_ et _Pompylius_. Mais la science moderne n'a pas ratifie leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d'Argonaute. Qui eut consulte Conseil eut appris de ce brave garcon que l'embranchement des mollusques se divise en cinq classes ; que la premiere classe, celle des cephalopodes dont les sujets sont tantot nus, tantot testaces, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tetrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches : que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l'argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tetrabranchiaux n'en contient qu'un seul, le nautile. Si apres cette nomenclature. un esprit rebelle eut confondu l'argonaute, qui est _acetabulifere_, c'est-a-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est _tentaculifere_, c'est-a-dire porteur de tentacules, il aurait ete sans excuse. Or, c'etait une troupe de ces argonautes qui voyageait alors a la surface de l'Ocean. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient a l'espece des argonautes tubercules qui est speciale aux mers de l'Inde. Ces gracieux mollusques se mouvaient a reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l'eau qu'ils avaient aspiree. De leurs huit tentacules. six. allonges et amincis. flottaient sur l'eau, tandis que les deux autres. arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile legere. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulee que Cuvier compare justement a une elegante chaloupe. Veritable bateau en effet. Il transporte l'animal qui l'a secrete, sans que l'animal y adhere. << L'argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je a Conseil, mais il ne la quitte jamais. -- Ainsi fait le capitaine Nemo. repondit judicieusement Conseil. C'est pourquoi il eut mieux fait d'appeler son navire l'Argonaute. >> Pendant une heure environ. Le _Nautilus_ flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme a un signal, toutes les voiles furent subitement amenees ; les bras se replierent, les corps se contracterent. Les coquilles se renversant changerent leur centre de gravite, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantane, et jamais navires d'une escadre ne manoeuvrerent avec plus d'ensemble. En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, a peine soulevees par la brise, s'allongerent paisiblement sous les precintes du _Nautilus_. Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l'Equateur sur le quatre-vingt-deuxieme meridien, et nous rentrions dans l'hemisphere boreal. Pendant cette journee, une formidable troupe de squales nous fit cortege. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C'etaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchatre armes de onze rangees de dents, des squales oeilles dont le cou est marque d'une grande tache noire cerclee de blanc qui ressemble a un oeil. des squales isabelle a museau arrondi et seme de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se precipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possedait plus alors. Il voulait remonter a la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales emissoles dont la gueule est pavee de dents disposees comme une mosaique, et de grands squales tigres, longs de cinq metres, qui le provoquaient avec une insistance toute particuliere. Mais bientot le _Nautilus_, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arriere les plus rapides de ces requins. Le 27 janvier, a l'ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrames a plusieurs reprises, spectacle sinistre ! des cadavres qui flottaient a la surface des flots. C'etaient les morts des villes indiennes. charries par le Gange jusqu'a la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n'avaient pas acheve de devorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funebre besogne. Vers sept heures du soir, le _Nautilus_ a demi immerge navigua au milieu d'une mer de lait. A perte de vue l'Ocean semblait etre lactifie. Etait-ce l'effet des rayons lunaires ? Non, car la lune, ayant deux jours a peine, etait encore perdue au-dessous de l'horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique eclaire par le rayonnement sideral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux. Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m'interrogeait sur les causes de ce singulier phenomene. Heureusement, j'etais en mesure de lui repondre. << C'est ce qu'on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste etendue de flots blancs qui se voit frequemment sur les cotes d'Amboine et dans ces parages. -- Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m'apprendre quelle cause produit un pareil effet. car cette eau ne s'est pas changee en lait, je suppose ! -- Non, mon garcon, et cette blancheur qui te surprend n'est due qu'a la presence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d'un aspect gelatineux et incolore, de l'epaisseur d'un cheveu, et dont la longueur ne depasse pas un cinquieme de millimetre. Quelques-unes de ces bestioles adherent entre elles pendant l'espace de plusieurs lieues. -- Plusieurs lieues ! s'ecria Conseil. -- Oui, mon garcon, et ne cherche pas a supputer le nombre de ces infusoires ! Tu n'y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flotte sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. >> Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des reflexions profondes, cherchant sans doute a evaluer combien quarante milles carres contiennent de cinquiemes de millimetres. Pour moi, je continuai d'observer le phenomene. Pendant plusieurs heures, le _Nautilus_ trancha de son eperon ces flots blanchatres, et je remarquai qu'il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s'il eut flotte dans ces remous d'ecume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux. Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriere nous. jusqu'aux limites de l'horizon. Le ciel. reflechissant la blancheur des flots. sembla longtemps impregne des vagues lueurs d'une aurore boreale. II UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO Le 28 fevrier, lorsque le _Nautilus_ revint a midi a la surface de la mer, par 9deg.4' de latitude nord, il se trouvait en vue d'une terre qui lui restait a huit milles dans l'ouest. J'observai tout d'abord une agglomeration de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient tres capricieusement. Le point termine, je rentrai dans le salon, et lorsque le relevement eut ete reporte sur la carte, je reconnus que nous etions en presence de l'ile de Ceylan, cette perle qui pend au lobe inferieur de la peninsule indienne. J'allai chercher dans la bibliotheque quelque livre relatif a cette ile, l'une des plus fertiles du globe. Je trouvai precisement un volume de Sirr H. C., esq., intitule _Ceylan and the Cingalese_. Rentre au salon, je notai d'abord les relevements de Ceyland, a laquelle l'antiquite avait prodigue tant de noms divers. Sa situation etait entre 5deg.55' et 9deg.49' de latitude nord, et entre 79deg.42' et 82deg.4' de longitude a l'est du meridien de Greenwich ; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles ; sa largeur maximum, cent cinquante milles ; sa circonference. neuf cents milles ; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c'est-a-dire un peu inferieure a celle de l'Irlande. Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment. Le capitaine jeta un coup d'oeil sur la carte. Puis, se retournant vers moi : << L'ile de Ceylan, dit-il, une terre celebre par ses pecheries de perles. Vous serait-il agreable, monsieur Aronnax, de visiter l'une de ses pecheries ? -- Sans aucun doute, capitaine. -- Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pecheries, nous ne verrons pas les pecheurs. L'exploitation annuelle n'est pas encore commencee. N'importe. Je vais donner l'ordre de rallier le golfe de Manaar, ou nous arriverons dans la nuit. >> Le capitaine dit quelques mots a son second qui sortit aussitot. Bientot le _Nautilus_ rentra dans son liquide element, et le manometre indiqua qu'il s'y tenait a une profondeur de trente pieds. La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuvieme parallele, sur la cote nord-ouest de Ceylan. Il etait forme par une ligne allongee de la petite ile Manaar. Pour l'atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan. << Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on peche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l'Amerique, au golfe de Panama, au golfe de Californie ; mais c'est a Ceylan que cette peche obtient les plus beaux resultats. Nous arrivons un peu tot, sans doute. Les pecheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et la, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent a cette lucrative exploitation des tresors de la mer. Chaque bateau est monte par dix rameurs et par dix pecheurs. Ceux-ci, divises en deux groupes, plongent alternativement et descendent a une profondeur de douze metres au moyen d'une lourde pierre qu'ils saisissent entre leurs pieds et qu'une corde rattache au bateau. -- Ainsi, dis-je, c'est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage ? -- Toujours, me repondit le capitaine Nemo, bien que ces pecheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traite d'Amiens les a cedees en 1802. -- Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l'employez, rendrait de grands services dans une telle operation. -- Oui, car ces pauvres pecheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l'eau. L'Anglais Perceval, dans son voyage a Ceylan, parle bien d'un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter a la surface, mais le fait me parait peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu'a cinquante-sept secondes, et de tres habiles jusqu'a quatre-vingt-sept ; toutefois ils sont rares, et, revenus a bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l'eau teintee de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pecheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hatent d'entasser dans un petit filet toutes les huitres perlieres qu'ils arrachent ; mais, generalement, ces pecheurs ne vivent pas vieux ; leur vue s'affaiblit ; des ulcerations se declarent a leurs yeux ; des plaies se forment sur leur corps, et souvent meme ils sont frappes d'apoplexie au fond de la mer. -- Oui, dis-je, c'est un triste metier, et qui ne sert qu'a la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantite d'huitres peut pecher un bateau dans sa Journee ? -- Quarante a cinquante mille environ. On dit meme qu'en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pecher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journees de travail, rapporterent soixante-seize millions d'huitres. -- Au moins, demandai-je, ces pecheurs sont-ils suffisamment retribues ? -- A peine, monsieur le professeur. A Panama, ils ne gagnent qu'un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huitre qui renferme une perle, et combien en ramenent-ils qui n'en contiennent pas ! -- Un sol a ces pauvres gens qui enrichissent leurs maitres ! C'est odieux. -- Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pecheur hatif s'y trouve deja, eh bien, nous le verrons operer. -- C'est convenu, capitaine. -- A propos, monsieur Aronnax, vous n'avez pas peur des requins ? -- Des requins ? >> m'ecriai-je. Cette question me parut, pour le moins, tres oiseuse. << Eh bien ? reprit le capitaine Nemo. -- Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore tres familiarise avec ce genre de poissons. -- Nous y sommes habitues, nous autres, repliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D'ailleurs, nous serons armes, et, chemin faisant, nous pourrons peut-etre chasser quelque squale. C'est une chasse interessante. Ainsi donc, a demain, monsieur le professeur, et de grand matin. >> Cela dit d'un ton degage, le capitaine Nemo quitta le salon. On vous inviterait a chasser l'ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez : << Tres bien ! demain nous irons chasser l'ours. >> On vous inviterait a chasser le lion dans les plaines de l'Atlas, ou le tigre dans les jungles de l'Inde, que vous diriez : << Ah ! ah ! il parait que nous allons chasser le tigre ou le lion ! >> Mais on vous inviterait a chasser le requin dans son element naturel, que vous demanderiez peut-etre a reflechir avant d'accepter cette invitation. Pour moi, je passai ma main sur mon front ou perlaient quelques gouttes de sueur froide. << Reflechissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forets sous-marines, comme nous l'avons fait dans les forets de l'ile Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est a peu pres certain d'y rencontrer des squales, c'est autre chose ! Je sais bien que dans certains pays, aux iles Andamenes particulierement, les negres n'hesitent pas a attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l'autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants ! D'ailleurs, je ne suis pas un negre, et quand je serais un negre, je crois que, dans ce cas, une legere hesitation de ma part ne serait pas deplacee. >> Et me voila revant de requins, songeant a ces vastes machoires armees de multiples rangees de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais deja une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digerer le sans-facon avec lequel le capitaine avait fait cette deplorable invitation ! N'eut-on pas dit qu'il s'agissait d'aller traquer sous bois quelque renard inoffensif ? << Bon ! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d'accompagner le capitaine. >> Quant a Ned Land, j'avoue que je ne me sentais pas aussi sur de sa sagesse. Un peril, si grand qu'il fut, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse. Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des machoires formidablement ouvertes. En ce moment, Conseil et le Canadien entrerent, l'air tranquille et meme joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait. << Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo que le diable emporte ! - vient de nous faire une tres aimable proposition. -- Ah ! dis-je, vous savez... -- N'en deplaise a monsieur, repondit Conseil, le commandant du _Nautilus_ nous a invites a visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pecheries de Ceyland. Il l'a fait en termes excellents et s'est conduit en veritable gentleman. -- Il ne vous a rien dit de plus ? -- Rien, monsieur, repondit le Canadien, si ce n'est qu'il vous avait parle de cette petite promenade. -- En effet, dis-je. Et il ne vous a donne aucun detail sur... -- Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n'est-il pas vrai ? -- Moi... sans doute ! Je vois que vous y prenez gout, maitre Land. -- Oui ! c'est curieux, tres curieux. -- Dangereux peut-etre ! ajoutai-je d'un ton insinuant. -- Dangereux, repondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d'huitres ! >> Decidement le capitaine Nemo avait juge inutile d'eveiller l'idee de requins dans l'esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d'un oeil trouble, et comme s'il leur manquait deja quelque membre. Devais-je les prevenir ? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m'y prendre. << Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des details sur la peche des perles ? -- Sur la peche elle-meme, demandai-je, ou sur les incidents qui... -- Sur la peche, repondit le Canadien. Avant de s'engager sur le terrain, il est bon de le connaitre. -- Eh bien ! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l'Anglais Sirr vient de m'apprendre a moi-meme. >> Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d'abord le Canadien me dit : << Monsieur, qu'est-ce que c'est qu'une perle ? -- Mon brave Ned, repondis-je, pour le poete, la perle est une larme de la mer ; pour les Orientaux, c'est une goutte de rosee solidifiee ; pour les dames, c'est un bijou de forme oblongue, d'un eclat hyalin, d'une matiere nacree, qu'elles portent au doigt, au cou ou a l'oreille ; pour le chimiste, c'est un melange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gelatine, et enfin, pour les naturalistes, c'est une simple secretion maladive de l'organe qui produit la nacre chez certains bivalves. -- Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acephales, ordre des testaces. -- Precisement, savant Conseil. Or, parmi ces testaces, l'oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnesmarines, en un mot tous ceux qui secretent la nacre c'est-a-dire cette substance bleue, bleuatre, violette ou blanche, qui tapisse l'interieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles. -- Les moules aussi ? demanda le Canadien. -- Oui ! les moules de certains cours d'eau de l'Ecosse, du pays de Galles, de l'Irlande, de la Saxe, de la Boheme, de la France. -- Bon ! on y fera attention, desormais, repondit le Canadien. -- Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c'est l'huitre perliere, la _meleagrina-Margaritifera_ la precieuse pintadine. La perle n'est qu'une concretion nacree qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhere a la coquille de l'huitre, ou elle s'incruste dans les plis de l'animal. Sur les valves, la perle est adherente ; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule sterile, soit un grain de sable, autour duquel la matiere nacree se depose en plusieurs annees, successivement et par couches minces et concentriques. -- Trouve-t-on plusieurs perles dans une meme huitre ? demanda Conseil. -- Oui, mon garcon. Il y a de certaines pintadines qui forment un veritable ecrin. On a meme cite une huitre, mais je me permets d'en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins. -- Cent cinquante requins ! s'ecria Ned Land. -- Ai-je dit requins ? m'ecriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n'aurait aucun sens. -- En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles ? -- On procede de plusieurs facons, et souvent meme, quand les perles adherent aux valves, les pecheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communement, les pintadines sont etendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi a l'air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un etat satisfaisant de putrefaction. On les plonge alors dans de vastes reservoirs d'eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C'est a ce moment que commence le double travail des rogueurs. D'abord, ils separent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de _franche argentee_, de _batarde blanche_ et de _batarde noire_, qui sont livrees par caisses de cent vingt-cinq a cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlevent le parenchyme de l'huitre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d'en extraire jusqu'aux plus petites perles. -- Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur ? demanda Conseil. -- Non seulement selon leur grosseur, repondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur _eau_, c'est-a-dire leur couleur, et selon leur _orient_, c'est-a-dire cet eclat chatoyant et diapre qui les rend si charmantes a l'oeil. Les plus belles perles sont appelees perles vierges ou paragons ; elles se forment isolement dans le tissu du mollusque ; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d'une transparence opaline, et le plus communement spheriques ou piriformes. Spheriques, elles forment les bracelets ; piriformes, des pendeloques, et, etant les plus precieuses, elles se vendent a la piece. Les autres perles adherent a la coquille de l'huitre, et, plus irregulieres, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre inferieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences ; elles se vendent a la mesure et servent plus particulierement a executer des broderies sur les ornements d'eglise. -- Mais ce travail, qui consiste a separer les perles selon leur grosseur, doit etre long et difficile, dit le Canadien. -- Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles perces d'un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt a quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s'echappent pas des cribles perces de cent a huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l'on emploie les tamis perces de neuf cents a mille trous forment la semence. -- C'est ingenieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s'opere mecaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l'exploitation des bancs d'huitres perlieres ? -- A s'en tenir au livre de Sirr, repondis-je, les pecheries de Ceylan sont affermees annuellement pour la somme de trois millions de squales. -- De francs ! reprit Conseil. -- Oui, de francs ! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pecheries ne rapportent plus ce qu'elles rapportaient autrefois. Il en est de meme des pecheries americaines, qui, sous le regne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, presentement reduits aux deux tiers. En somme, on peut evaluer a neuf millions de francs le rendement general de l'exploitation des perles. -- Mais, demanda Conseil, est-ce que l'on ne cite pas quelques perles celebres qui ont ete cotees a un tres haut prix ? -- Oui, mon garcon. On dit que Cesar offrit a Servillia une perle estimee cent vingt mille francs de notre monnaie. -- J'ai meme entendu raconter, dit le Canadien, qu'une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre. -- Cleopatre, riposta Conseil. -- Ca devait etre mauvais, ajouta Ned Land. -- Detestable, ami Ned, repondit Conseil ; mais un petit verre de vinaigre qui coute quinze cents mille francs, c'est d'un joli prix. -- Je regrette de ne pas avoir epouse cette dame, dit le Canadien en manoeuvrant son bras d'un air peu rassurant. -- Ned Land l'epoux de Cleopatre ! s'ecria Conseil. -- Mais j'ai du me marier, Conseil, repondit serieusement le Canadien, et ce n'est pas ma faute si l'affaire n'a pas reussi. J'avais meme achete un collier de perles a Kat Tender, ma fiancee, qui, d'ailleurs, en a epouse un autre. Eh bien, ce collier ne m'avait pas coute plus d'un dollar et demi, et cependant - monsieur le professeur voudra bien me croire les perles qui le composaient n'auraient pas passe par le tamis de vingt trous. -- Mon brave Ned, repondis-je en riant, c'etaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits a l'interieur d'essence d'Orient. -- Si peu que rien ! Ce n'est autre chose que la substance argentee de l'ecaille de l'ablette, recueillie dans l'eau et conservee dans l'ammoniaque. Elle n'a aucune valeur. -- C'est peut-etre pour cela que Kat Tender en a epouse un autre, repondit philosophiquement maitre Land. -- Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possede une superieure a celle du capitaine Nemo. -- Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enferme sous sa vitrine. -- Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de... -- Francs ! dit vivement Conseil. -- Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n'aura coute au capitaine que la peine de la ramasser. -- Eh ! s'ecria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille ! -- Bah ! fit Conseil. -- Et pourquoi pas ? -- A quoi des millions nous serviraient-ils a bord du _Nautilus_ ? -- A bord, non, dit Ned Land, mais... ailleurs. -- Oh ! ailleurs ! fit Conseil en secouant la tete. -- Au fait, dis-je, maitre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amerique une perle de quelques millions, voila du moins qui donnera une grande authenticite, et, en meme temps, un grand prix au recit de nos aventures. -- Je le crois, dit le Canadien. -- Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cote instructif des choses, est-ce que cette peche des perles est dangereuse ? -- Non, repondis-je vivement, surtout si l'on prend certaines precautions. -- Que risque-t-on dans ce metier ? dit Ned Land : d'avaler quelques gorgees d'eau de mer ! -- Comme vous dites, Ned. A propos, dis-je, en essayant de prendre le ton degage du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned ? -- Moi, repondit le Canadien, un harponneur de profession ! C'est mon metier de me moquer d'eux ! -- Il ne s'agit pas, dis-je, de les pecher avec un emerillon, de les hisser sur le pont d'un navire, de leur couper la queue a coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le coeur et de le jeter a la mer ! -- Alors, il s'agit de... ? -- Oui, precisement. -- Dans l'eau ? -- Dans l'eau. -- Ma foi, avec un bon harpon ! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des betes assez mal faconnees. Il faut qu'elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps... >> Ned Land avait une maniere de prononcer le mot << happer >> qui donnait froid dans le dos. << Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales ? -- Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur. -- A la bonne heure, pensai-je. -- Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidele domestique ne les affronterait pas avec lui ! >> III UNE PERLE DE DIX MILLIONS La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouerent un role important dans mes reves, et je trouvai tres juste et tres injuste a la fois cette etymologie qui fait venir le mot requin du mot << requiem >>. Le lendemain, a quatre heures du matin, je fus reveille par le stewart que le capitaine Nemo avait specialement mis a mon service. Je me levai rapidement, je m'habillai et je passai dans le salon. Le capitaine Nemo m'y attendait. << Monsieur Aronnax, me dit-il, etes-vous pret a partir ? -- Je suis pret. -- Veuillez me suivre. -- Et mes compagnons, capitaine ? -- Ils sont prevenus et nous attendent. -- N'allons-nous pas revetir nos scaphandres ? demandai-je. -- Pas encore. Je n'ai pas laisse le _Nautilus_ approcher de trop pres cette cote, et nous sommes assez au large du banc de Manaar ; mais j'ai fait parer le canot qui nous conduira au point precis de debarquement et nous epargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revetirons au moment ou commencera cette exploration sous-marine. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central, dont les marches aboutissaient a la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient la, enchantes de la << partie de plaisir << qui se preparait. Cinq matelots du _Nautilus_, les avirons armes, nous attendaient dans le canot qui avait ete bosse contre le bord. La nuit etait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares etoiles. Je portai mes yeux du cote de la terre, mais je ne vis qu'une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l'horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le _Nautilus_, ayant remonte pendant la nuit la cote occidentale de Ceylan, se trouvait a l'ouest de la baie, ou plutot de ce golfe forme par cette terre et l'ile de Manaar. La, sous les sombres eaux, s'etendait le banc de pintadines, inepuisable champ de perles dont la longueur depasse vingt milles. Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi. nous primes place a l'arriere du canot. Le patron de l'embarcation se mit a la barre ; ses quatre compagnons appuyerent sur leurs avirons ; la bosse fut larguee et nous debordames. Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J'observai que leurs coups d'aviron, vigoureusement engages sous l'eau, ne se succedaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la methode generalement usitee dans les marines de guerre. Tandis que l'embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crepitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un leger roulis, et quelques cretes de lames clapotaient a son avant. Nous etions silencieux. A quoi songeait le capitaine Nemo ? Peut-etre a cette terre dont il s'approchait. et qu'il trouvait trop pres de lui, contrairement a l'opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop eloignee. Quant a Conseil, il etait la en simple curieux. Vers cinq heures et demie, les premieres teintes de l'horizon accuserent plus nettement la ligne superieure de la cote. Assez plate dans l'est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la separaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer etait deserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pecheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l'avait fait observer, nous arrivions un mois trop tot dans ces parages. A six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapidite particuliere aux regions tropicales, qui ne connaissent ni l'aurore ni le crepuscule. Les rayons solaires percerent le rideau de nuages amonceles sur l'horizon oriental, et l'astre radieux s'eleva rapidement. Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres epars ca et la. Le canot s'avanca vers l'ile de Manaar, qui s'arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s'etait leve de son banc et observait la mer. Sur un signe de lui, l'ancre fut mouillee, et la chaine courut a peine, car le fond n'etait pas a plus d'un metre, et il formait en cet endroit l'un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot evita aussitot sous la poussee du jusant qui portait au large. << Nous voici arrives, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserree. C'est ici meme que dans un mois se reuniront les nombreux bateaux de peche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposee pour ce genre de peche. Elle est abritee des vents les plus forts, et la mer n'y est jamais tres houleuse, circonstance tres favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revetir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. >> Je ne repondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aide des matelots de l'embarcation, je commencai a revetir mon lourd vetement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s'habillaient aussi. Aucun des hommes du _Nautilus_ ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion. Bientot nous fumes emprisonnes jusqu'au cou dans le vetement de caoutchouc, et des bretelles fixerent sur notre dos les appareils a air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n'en etait pas question. Avant d'introduire ma tete dans sa capsule de cuivre, j'en fis l'observation au capitaine. << Ces appareils nous seraient inutiles, me repondit le capitaine. Nous n'irons pas a de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront a eclairer notre marche. D'ailleurs, il n'est pas prudent d'emporter sous ces eaux une lanterne electrique. Son eclat pourrait attirer inopinement quelque dangereux habitant de ces parages. >> Pendant que le capitaine Nemo prononcait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient deja emboite leur tete dans la calotte metallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni repondre. Une derniere question me restait a adresser au capitaine Nemo : << Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils ? -- Des fusils ! a quoi bon ? Vos montagnards n'attaquent-ils pas l'ours un poignard a la main, et l'acier n'est-il pas plus sur que le plomb ? Voici une lame solide. Passez-la a votre ceinture et partons. >> Je regardai mes compagnons. Ils etaient armes comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un enorme harpon qu'il avait depose dans le canot avant de quitter le _Nautilus_. Puis, suivant l'exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphere de cuivre, et nos reservoirs a air furent immediatement mis en activite. Un instant apres, les matelots de l'embarcation nous debarquaient les uns apres les autres, et, par un metre et demi d'eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivimes, et par une pente douce nous disparumes sous les flots. La, les idees qui obsedaient mon cerveau m'abandonnerent. Je redevins etonnamment calme. La facilite de mes mouvements accrut ma confiance, et l'etrangete du spectacle captiva mon imagination. Le soleil envoyait deja sous les eaux une clarte suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Apres dix minutes de marche, nous etions par cinq metres d'eau, et le terrain devenait a peu pres plat. Sur nos pas, comme des compagnies de becassines dans un marais, se levaient des volees de poissons curieux du genre des monopteres, dont les sujets n'ont d'autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, veritable serpent long de huit decimetres, au ventre livide, que l'on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d'or de ses flancs. Dans le genre des stromatees, dont le corps est tres comprime et ovale, j'observai des parus aux couleurs eclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, seches et marines, forment un mets excellent connu sous le nom de _karawade_ puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroides, dont le corps est recouvert d'une cuirasse ecailleuse a huit pans longitudinaux. Cependant l'elevation progressive du soleil eclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu a peu. Au sable fin succedait une veritable chaussee de rochers arrondis, revetus d'un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les echantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placenes a valves minces et inegales, sortes d'ostracees particulieres a la mer Rouge et a l'ocean Indien, des lucines orangees a coquille orbiculaire, des tarieres subulees, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au _Nautilus_ une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimetres, qui se dressaient sous les flots comme des mains pretes a vous saisir, des turbinelles cornigeres, toutes herissees d'epines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marches de l'Hindoustan, des pelagies panopyres, legerement lumineuses, et enfin d'admirables oculines flabelliformes, magnifiques eventails qui forment l'une des plus riches arborisations de ces mers. Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d'hydrophytes couraient de gauches legions d'articules, particulierement des ranines dentees, dont la carapace represente un triangle un peu arrondi, des birgues speciales a ces parages, des parthenopes horribles, dont l'aspect repugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe enorme observe par M. Darwin, auquel la nature a donne l'instinct et la force necessaires pour se nourrir de noix de coco ; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l'ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilite sans pareille, tandis que des chelonees franches, de cette espece qui frequente les cotes du Malabar, se deplacaient lentement entre les roches ebranlees. Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huitres perlieres se reproduisent par millions. Ces mollusques precieux adheraient aux rocs et y etaient fortement attaches par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se deplacer. En quoi ces huitres sont inferieures aux moules elles-memes auxquelles la nature n'a pas refuse toute faculte de locomotion. La pintadine _meleagrina_, la mere perle, dont les valves sont a peu pres egales, se presente sous la forme d'une coquille arrondie, aux epaisses parois, tres rugueuses a l'exterieur. Quelques-unes de ces coquilles etaient feuilletees et sillonnees de bandes verdatres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huitres. Les autres, a surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu'a quinze centimetres de largeur. Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine etait veritablement inepuisable, car la force creatrice de la nature l'emporte sur l'instinct destructif de l'homme. Ned Land, fidele a cet instinct, se hatait d'emplir des plus beaux mollusques un filet qu'il portait a son cote. Mais nous ne pouvions nous arreter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j'elevais, depassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effiles en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuosites de gros crustaces, pointes sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glyceres, des aricies et des annelides, qui allongeaient demesurement leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires. En ce moment s'ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusee dans un pittoresque entassement de rochers tapisses de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D'abord, cette grotte me parut profondement obscure. Les rayons solaires semblaient s'y eteindre par degradations successives. Sa vague transparence n'etait plus que de la lumiere noyee. Le capitaine Nemo y entra. Nous apres lui. Mes yeux s'accoutumerent bientot a ces tenebres relatives. Je distinguai les retombees si capricieusement contournees de la voute que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l'architecture toscane. Pourquoi notre incomprehensible guide nous entrainait-il au fond de cette crypte sous-marine ? J'allais le savoir avant peu. Apres avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulerent le fond d'une sorte de puits circulaire. La, le capitaine Nemo s'arreta, et de la main il nous indiqua un objet que je n'avais pas encore apercu. C'etait une huitre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un benitier qui eut contenu un lac d'eau sainte, une vasque dont la largeur depassait deux metres, et consequemment plus grande que celle qui ornait le salon du _Nautilus_. Je m'approchai de ce mollusque phenomenal. Par son byssus il adherait a une table de granit, et la il se developpait isolement dans les eaux calmes de la grotte. J'estimai le poids de cette tridacne a trois cents kilogrammes. Or, une telle huitre contient quinze kilos de chair, et il faudrait l'estomac d'un Gargantua pour en absorber quelques douzaines. Le capitaine Nemo connaissait evidemment l'existence de ce bivalve. Ce n'etait pas la premiere fois qu'il le visitait, et je pensais qu'en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiosite naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un interet particulier a constater l'etat actuel de cette tridacne. Les deux valves du mollusque etaient entr'ouvertes. Le capitaine s'approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empecher de se rabattre ; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangee sur ses bords qui formait le manteau de l'animal. La, entre les plis foliaces, je vis une perle libre dont la grosseur egalait celle d'une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpidite parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d'un inestimable prix. Emporte par la curiosite, j'etendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper ! Mais le capitaine m'arreta, fit un signe negatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement. Je compris alors quel etait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s'accroitre insensiblement. Avec chaque annee la secretion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte ou << murissait >> cet admirable fruit de la nature ; seul il l'elevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son precieux musee. Peut-etre meme, suivant l'exemple des Chinois et des Indiens, avait-il determine la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de metal, qui s'etait peu a peu recouvert de la matiere nacree. En tout cas, comparant cette perle a celles que je connaissais deja, a celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j'estimai sa valeur a dix millions de francs au moins. Superbe curiosite naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles feminines auraient pu la supporter. La visite a l'opulente tridacne etait terminee. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontames sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs. Nous marchions isolement, en veritables flaneurs, chacun s'arretant ou s'eloignant au gre de sa fantaisie. Pour mon compte, je n'avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exageres si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientot par un metre d'eau ma tete depassa le niveau oceanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule a la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau eleve ne mesurait que quelques toises, et bientot nous fumes rentres dans notre element. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi. Dix minutes apres, le capitaine Nemo s'arretait soudain. Je crus qu'il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D'un geste, il nous ordonna de nous blottir pres de lui au fond d'une large anfractuosite. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement. A cinq metres de moi, une ombre apparut et s'abaissa jusqu'au sol. L'inquietante idee des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n'avions pas affaire aux monstres de l'Ocean. C'etait un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pecheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la recolte. J'apercevais les fonds de son canot mouille a quelques pieds au-dessus de sa tete. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillee en pain de sucre et qu'il serrait du pied, tandis qu'une corde la rattachait a son bateau, lui servait a descendre plus rapidement au fond de la mer. C'etait la tout son outillage. Arrive au sol, par cinq metres de profondeur environ, il se precipitait a genoux et remplissait son sac de pintadines ramassees au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommencait son operation qui ne durait que trente secondes. Ce plongeur ne nous voyait pas. L'ombre du rocher nous derobait a ses regards. Et d'ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais suppose que des hommes, des etres semblables a lui, fussent la, sous les eaux, epiant ses mouvements. ne perdant aucun detail de sa peche ! Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportai pas plus d'une dizaine de pintadines a chaque plongee, car il fallait les arracher du banc auquel elles s'accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huitres etaient privees de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie ! Je l'observais avec une attention profonde. Sa manoeuvre se faisait regulierement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette peche interessante, quand, tout d'un coup, a un moment ou l'Indien etait agenouille sur le sol, je lui vis faire un geste d'effroi ? se relever et prendre son elan pour remonter a la surface des flots. Je compris son epouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C'etait un requin de grande taille qui s'avancait diagonalement, l'oeil en feu, les machoires ouvertes ! J'etais muet d'horreur, incapable de faire un mouvement. Le vorace animal, d'un vigoureux coup de nageoire, s'elanca vers l'Indien, qui se jeta de cote et evita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant a la poitrine, I etendit sur le sol. Cette scene avait dure quelques secondes a peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s'appretait a couper l'Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, poste pres de moi, se lever subitement. Puis, son poignard a la main, il marcha droit au monstre, pret a lutter corps a corps avec lui. Le squale, au moment ou il allait happer le malheureux pecheur, apercut son nouvel adversaire, et se replacant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui. Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replie sur lui-meme, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se precipita sur lui, le capitaine, se jetant de cote avec une prestesse prodigieuse, evita le choc et lui enfonca son poignard dans le ventre. Mais, tout n'etait pas dit. Un combat terrible s'engagea. Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait a flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, a travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien. Plus rien, jusqu'au moment ou, dans une eclaircie, j'apercus l'audacieux capitaine, cramponne a l'une des nageoires de l'animal, luttant corps a corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup definitif, c'est-a-dire l'atteindre en plein coeur. Le squale, se debattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menacait de me renverser. J'aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, cloue par l'horreur, je ne pouvais remuer. Je regardais, l'oeil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renverse par la masse enorme qui pesait sur lui. Puis, les machoires du requin s'ouvrirent demesurement comme une cisaille d'usine, et c'en etait fait du capitaine si, prompt comme la pensee, son harpon a la main, Ned Land, se precipitant vers le requin, ne l'eut frappe de sa terrible pointe. Les flots s'impregnerent d'une masse de sang. Ils s'agiterent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n'avait pas manque son but. C'etait le rale du monstre. Frappe au coeur, il se debattait dans des spasmes epouvantables, dont le contrecoup renversa Conseil. Cependant, Ned Land avait degage le capitaine. Celui-ci, releve sans blessures, alla droit a l'indien, coupa vivement la corde qui le liait a sa pierre, le prit dans ses bras et, d'un vigoureux coup de talon, il remonta a la surface de la mer. Nous le suivimes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauves, nous atteignions l'embarcation du pecheur. Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux a la vie. Je ne savais s'il reussirait. Je l'esperais, car l'immersion de ce pauvre diable n'avait pas ete longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l'avoir frappe a mort. Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu a peu, le noye revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut etre sa surpris-je son epouvante meme, a voir les quatre grosses tetes de cuivre qui se penchaient sur lui ! Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d'une poche de son vetement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main ? Cette magnifique aumone de l'homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptee par celui-ci d'une main tremblante. Ses yeux effares indiquaient du reste qu'il ne savait a quels etres surhumains il devait a la fois la fortune et la vie. Sur un signe du capitaine, nous regagnames le banc de pintadines, et, suivant la route deja parcourue, apres une demi-heure de marche nous rencontrions l'ancre qui rattachait au sol le canot du _Nautilus_. Une fois embarques, chacun de nous, avec l'aide des matelots, se debarrassa de sa lourde carapace de cuivre. La premiere parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien. << Merci, maitre Land, lui dit-il. -- C'est une revanche, capitaine, repondit Ned Land. Je vous devais cela. >> Un pale sourire glissa sur les levres du capitaine, et ce fut tout. << Au _Nautilus_ >>, dit-il. L'embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait. A la couleur noire marquant l'extremite de ses nageoires, je reconnus le terrible melanoptere de la mer des Indes, de l'espece des requins proprement dits. Sa longueur depassait vingt-cinq pieds ; sa bouche enorme occupait le tiers de son corps. C'etait un adulte, ce qui se voyait aux six rangees de dents, disposees en triangles isoceles sur la machoire superieure. Conseil le regardait avec un interet tout scientifique, et je suis sur qu'il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux. ordre des chondropterygiens a branchies fixes, famille des selaciens, genre des squales. Pendant que je considerais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces melanopteres apparut tout d'un coup autour de l'embarcation ; mais, sans se preoccuper de nous, ils se jeterent sur le cadavre et s'en disputerent les lambeaux. A huit heures et demie, nous etions de retour a bord du _Nautilus_. La, je me pris a reflechir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s'en degageaient inevitablement. L'une, portant sur l'audace sans pareille du capitaine Nemo, l'autre sur son devouement pour un etre humain, l'un des representants de cette race qu'il fuyait sous les mers. Quoi qu'il en dit, cet homme etrange n'etait pas parvenu encore a tuer son coeur tout entier. Lorsque je lui fis cette observation, il me repondit d'un ton legerement emu : << Cet Indien, monsieur le professeur, c'est un habitant du pays des opprimes, et je suis encore, et, jusqu'a mon dernier souffle, je serai de ce pays-la ! >> IV LA MER ROUGE Pendant la journee du 29 janvier, l'ile de Ceylan disparut sous l'horizon, et le _Nautilus_, avec une vitesse de vingt milles a l'heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui separent les Maledives des Laquedives. Il rangea meme l'ile Kittan, terre d'origine madreporique, decouverte par Vasco de Gama en 1499, et l'une des dix-neuf principales iles de cet archipel des Laquedives, situe entre 10deg. et 14deg.30' de latitude nord, et 69deg. et 50deg.72' de longitude est. Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de depart dans les mers du Japon. Le lendemain 30 janvier - lorsque le _Nautilus_ remonta a la surface de l'Ocean, il n'avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d'Oman, creusee entre l'Arabie et la peninsule indienne, qui sert de debouche au golfe Persique. C'etait evidemment une impasse, sans issue possible. Ou nous conduisait donc le capitaine Nemo ? Je n'aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-la, me demanda ou nous allions. << Nous allons, maitre Ned, ou nous conduit la fantaisie du capitaine. -- Cette fantaisie, repondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n'a pas d'issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guere a revenir sur nos pas. -- Eh bien ! nous reviendrons, maitre Land, et si apres le golfe Persique, le _Nautilus_ veut visiter la mer Rouge, le detroit de Babel-Mandeb est toujours la pour lui livrer passage. -- Je ne vous apprendrai pas, monsieur, repondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermee que le golfe, puisque l'isthme de Suez n'est pas encore perce, et, le fut-il, un bateau mysterieux comme le notre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupes d'ecluses. Donc, la mer Rouge n'est pas encore le chemin qui nous ramenera en Europe. -- Aussi, n'ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe. -- Que supposez-vous donc ? -- Je suppose qu'apres avoir visite ces curieux parages de l'Arabie et de l'Egypte, le _Nautilus_ redescendra l'Ocean indien, peut-etre a travers le canal de Mozambique, peut-etre au large des Mascareignes, de maniere a gagner le cap de Bonne-Esperance. Et une fois au cap de Bonne-Esperance ? demanda le Canadien avec une insistance toute particuliere. -- Eh bien, nous penetrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah ca ! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers ? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment varie des merveilles sous-marines ? Pour mon compte, je verrai avec un extreme depit finir ce voyage qu'il aura ete donne a si peu d'hommes de faire. -- Mais savez-vous, monsieur Aronnax, repondit le Canadien, que voila bientot trois mois que nous sommes emprisonnes a bord de ce _Nautilus_ ? -- Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures. -- Mais la conclusion ? -- La conclusion viendra en son temps. D'ailleurs, nous n'y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned : << Une chance d'evasion nous est offerte >>, je la discuterais avec vous. Mais tel n'est pas le cas et, a vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s'aventure jamais dans les mers europeennes. >> Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du _Nautilus_, j'etais incarne dans la peau de son commandant. Quant a Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue : << Tout cela est bel et bon, mais, a mon avis, ou il y a de la gene, il n'y a plus de plaisir. >> Pendant quatre jours, jusqu'au 3 fevrier, le _Nautilus_ visita la mer d'Oman, sous diverses vitesses et a diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s'il eut hesite sur la route a suivre, mais il ne depassa jamais le tropique du Cancer. En quittant cette mer, nous eumes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d'Oman. J'admirai son aspect etrange, au milieu des noirs rochers qui l'entourent et sur lesquels se detachent en blanc ses maisons et ses forts. J'apercus le dome arrondi de ses mosquees, la pointe elegante de ses minarets, ses fraiches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu'une vision, et le _Nautilus_ s'enfonca bientot sous les flots sombres de ces parages. Puis, il prolongea a une distance de six milles les cotes arabiques du Mahrah et de l'Hadramant, et sa ligne ondulee de montagnes, relevee de quelques ruines anciennes. Le 5 fevrier, nous donnions enfin dans le golfe d'Aden, veritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge. Le 6 fevrier, le _Nautilus_ flottait en vue d'Aden, perche sur un promontoire qu'un isthme etroit reunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, apres s'en etre empares en 1839. J'entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l'entrepot le plus riche et le plus commercant de la cote, au dire de l'historien Edrisi. Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu a ce point, allait revenir en arriere ; mais je me trompais, et, a ma grande surprise, il n'en fut rien. Le lendemain, 7 fevrier, nous embouquions le detroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe : << la porte des Larmes >>. Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilometres de long, et pour le _Nautilus_ lance a toute vitesse, le franchir fut l'affaire d'une heure a peine. Mais je ne vis rien, pas meme cette ile de Perim, dont le gouvernement britannique a fortifie la position d'Aden. Trop de steamers anglais ou francais des lignes de Suze a Bombay, a Calcutta, a Melbourne, a Bourbon, a Maurice, sillonnaient cet etroit passage, pour que le Nautilus tentat de s'y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux. Enfin, a midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge. La mer Rouge, lac celebre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraichissent guere, qu'aucun fleuve important n'arrose, qu'une excessive evaporation pompe incessamment et qui perd chaque annee une tranche liquide haute d'un metre et demi ! Singulier golfe, qui, ferme et dans les conditions d'un lac, serait peut-etre entierement desseche ; inferieur en ceci a ses voisines la Caspienne ou l'Asphaltite, dont le niveau a seulement baisse jusqu'au point ou leur evaporation a precisement egale la somme des eaux recues dans leur sein. Cette mer Rouge a deux mille six cents kilometres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolemees et des empereurs romains, elle fut la grande artere commerciale du monde, et le percement de l'isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont deja ramenee en partie. Je ne voulus meme pas chercher a comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le decider a nous entrainer dans ce golfe. Mais j'approuvai sans reserve le _Nautilus_ d'y etre entre. Il prit une allure moyenne, tantot se tenant a la surface, tantot plongeant pour eviter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse. Le 8 fevrier, des les premieres heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinee, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu'abritent ca et la quelques dattiers verdoyants. Cite importante, autrefois, qui renfermait six marches publics, vingt-six mosquees, et a laquelle ses murs, defendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilometres. Puis, le _Nautilus_ se rapprocha des rivages africains ou la profondeur de la mer est plus considerable. La, entre deux eaux d'une limpidite de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d'admirables buissons de coraux eclatants, et de vastes pans de rochers revetus d'une splendide fourrure verte d'algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variete de sites et de paysages a l'arasement de ces ecueils et de ces ilots volcaniques qui confinent a la cote Iybienne ! Mais ou ces arborisations apparurent dans toute leur beaute, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas a rallier. Ce fut sur les cotes du Tehama, car alors non seulement ces etalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se deroulaient a dix brasses au-dessus ; ceux-ci plus capricieux, mais moins colores que ceux-la dont l'humide vitalite des eaux entretenait la fraicheur. Que d'heures charmantes je passai ainsi a la vitre du salon ! Que d'echantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j'admirai sous l'eclat de notre fanal electrique ! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisee, entre autres le thalassianthus aster des tubipores disposes comme des flutes et n'attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particulieres a cette mer, qui s'etablissent dans les excavations madreporiques et dont la base est contournee en courte spirale, et enfin mille specimens d'un polypier que je n'avais pas observe encore, la vulgaire eponge. La classe des spongiaires, premiere du groupe des polypes, a ete precisement creee par ce curieux produit dont l'utilite est incontestable. L'eponge n'est point un vegetal comme l'admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier inferieur a celui du corail. Son animalite n'est pas douteuse, et on ne peut meme adopter l'opinion des anciens qui la regardaient comme un etre intermediaire entre la plante et l'animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d'accord sur le mode d'organisation de l'eponge. Pour les uns, c'est un polypier, et pour d'autres tels que M. Milne Edwards, c'est un individu isole et unique. La classe des spongiaires contient environ trois cents especes qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et meme dans certains cours d'eau ou elles ont recu le nom de << fluviatiles >>. Mais leurs eaux de predilection sont celles de la Mediterranee, de l'archipel grec, de la cote de Syrie et de la mer Rouge. La se reproduisent et se developpent ces eponges fines-douces dont la valeur s'eleve jusqu'a cent cinquante francs, l'eponge blonde de Syrie, l'eponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais esperer d'etudier ces zoophytes dans les echelles du Levant, dont nous etions separes par l'infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge. J'appelai donc Conseil pres de moi, pendant que le _Nautilus_, par une profondeur moyenne de huit a neuf metres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la cote orientale. La croissaient des eponges de toutes formes, des eponges pediculees, foliacees, globuleuses, digitees. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d'elan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribues les pecheurs, plus poetes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d'une substance gelatineuse a demi fluide, s'echappaient incessamment de petits filets d'eau, qui apres avoir porte la vie dans chaque cellule, en etaient expulses par un mouvement contractile. Cette substance disparait apres la mort du polype, et se putrefie en degageant de l'ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornees ou gelatineuses dont se compose l'eponge domestique, qui prend une teinte roussatre, et qui s'emploie a des usages divers, selon son degre d'elasticite, de permeabilite ou de resistance a la maceration. Ces polypiers adheraient aux rochers, aux coquilles des mollusques et meme aux tiges d'hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuosites, les uns s'etalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligenes. J'appris a Conseil que ces eponges se pechaient de deux manieres, soit a la drague, soit a la main. Cette derniere methode qui necessite l'emploi des plongeurs, est preferable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur tres superieure. Les autres zoophytes qui pullulaient aupres des spongiaires, consistaient principalement en meduses d'une espece tres elegante ; les mollusques etaient representes par des varietes de calmars, qui, d'apres d'Orbigny, sont speciales a la mer Rouge, et les reptiles par des tortues _virgata_, appartenant au genre des chelonees, qui fournirent a notre table un mets sain et delicat. Quant aux poissons, ils etaient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du _Nautilus_ rapportaient plus frequemment a bord : des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps seme d'inegales taches bleues et reconnaissables a leur double aiguillon dentele, des arnacks au dos argente, des pastenaques a la queue pointillee, et des bockats, vastes manteaux longs de deux metres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument depourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbe, long d'un pied et demi, des ophidies, veritables murenes a la queue argentee, au dos bleuatre, aux pectorales brunes bordees d'un lisere gris, des fiatoles, especes de stromatees, zebres d'etroites raies d'or et pares des trois couleurs de la France, des blemies-garamits, longs de quatre decimetres, de superbes caranx, decores de sept bandes transversales d'un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d'ecailles d'or et d'argent, des centropodes, des mulles auriflammes a tete jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux Oceans que nous avions deja traverses. Le 9 fevrier, le _Nautilus_ flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la cote ouest et Quonfodah sur la cote est, sur un diametre de cent quatre-vingt-dix milles. Ce jour-la a midi, apres le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme ou je me trouvai. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l'avoir au moins pressenti sur ses projets ulterieurs. Il vint a moi des qu'il m'apercut, m'offrit gracieusement un cigare et me dit : << Eh bien ! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plait-elle ? Avez-vous suffisamment observe les merveilles qu'elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d'eponges et ses forets de corail ? Avez-vous entrevu les villes jetees sur ses bords ? -- Oui, capitaine Nemo, repondis-je, et le _Nautilus_ s'est merveilleusement prete a toute cette etude. Ah ! c'est un intelligent bateau ! -- Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnerable ! Il ne redoute ni les terribles tempetes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses ecueils. -- En effet, dis-je, cette mer est citee entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommee etait detestable. -- Detestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n'en parlent pas a son avantage, et Strabon dit qu'elle est particulierement dure a l'epoque des vents Etesiens et de la saison des pluies. L'Arabe Edrisi qui la depeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires perissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait a y naviguer la nuit. C'est, pretend-il, une mer sujette a d'affreux ouragans, semee d'iles inhospitalieres, et << qui n'offre rien de bon >> ni dans ses profondeurs, ni a sa surface. En effet, telle est l'opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artemidore. -- On voit bien, repliquai-je, que ces historiens n'ont pas navigue a bord du _Nautilus_. -- En effet, repondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus avances que les anciens. Il a fallu bien des siecles pour trouver la puissance mecanique de la vapeur ! Qui sait si dans cent ans, on verra un second _Nautilus_ ! Les progres sont lents, monsieur Aronnax. -- C'est vrai, repondis-je, votre navire avance d'un siecle, de plusieurs peut-etre, sur son epoque. Quel malheur qu'un secret pareil doive mourir avec son inventeur ! >> Le capitaine Nemo ne me repondit pas. Apres quelques minutes de silence : << Vous me parliez, dit-il, de l'opinion des anciens historiens sur les dangers qu'offre la navigation de la mer Rouge ? -- C'est vrai, repondis-je, mais leurs craintes n'etaient-elles pas exagerees ? -- Oui et non, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, qui me parut posseder a fond << sa mer Rouge >>. Ce qui n'est plus dangereux pour un navire moderne, bien gree, solidement construit, maitre de sa direction grace a l'obeissante vapeur, offrait des perils de toutes sortes aux batiments des anciens. Il faut se representer ces premiers navigateurs s'aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatees de resine pilee et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n'avaient pas meme d'instruments pour relever leur direction, et ils marchaient a l'estime au milieu de courants qu'ils connaissaient a peine. Dans ces conditions, les naufrages etaient et devaient etre nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n'ont plus rien a redouter des coleres de ce golfe, en depit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se preparent pas au depart par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornes de guirlandes et de bandelettes dorees, remercier les dieux dans le temple voisin. -- J'en conviens, dis-je, et la vapeur me parait avoir tue la reconnaissance dans le coeur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir specialement etudie cette mer, pouvez-vous m'apprendre quelle est l'origine de son nom ? -- Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications a ce sujet. Voulez-vous connaitre l'opinion d'un chroniqueur du XIVe siecle ? -- Volontiers. -- Ce fantaisiste pretend que son nom lui fut donne apres le passage des Israelites, lorsque le Pharaon eut peri dans les flots qui se refermerent a la voix de Moise : En signe de cette merveille, Devint la mer rouge et vermeille. Non puis ne surent la nommer Autrement que la rouge mer. -- Explication de poete, capitaine Nemo, repondis-je, mais je ne saurais m'en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle. -- La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette appellation de mer Rouge une traduction du mot hebreu << Edrom >>, et si les anciens lui donnerent ce nom, ce fut a cause de la coloration particuliere de ses eaux. -- Jusqu'ici cependant je n'ai vu que des flots limpides et sans aucune teinte particuliere. -- Sans doute, mais en avancant vers le fond du golfe, vous remarquerez cette singuliere apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entierement rouge, comme un lac de sang. -- Et cette couleur, vous l'attribuez a la presence d'une algue microscopique ? -- Oui. C'est une matiere mucilagineuse pourpre produite par ces chetives plantules connues sous le nom de _trichodesmies_, et dont il faut quarante mille pour occuper l'espace d'un millimetre carre. Peut-etre en rencontrerez-vous. quand nous serons a Tor. -- Ainsi. capitaine Nemo, ce n'est pas la premiere fois que vous parcourez la mer Rouge a bord du _Nautilus_ ? -- Non, monsieur. -- Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israelites et de la catastrophe des Egyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait historique ? -- Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison. -- Laquelle ? -- C'est que l'endroit meme ou Moise a passe avec tout son peuple est tellement ensable maintenant que les chameaux y peuvent a peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon _Nautilus_ n'aurait pas assez d'eau pour lui. -- Et cet endroit ?... demandai-je. -- Cet endroit est situe un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s'etendait jusqu'aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les Israelites n'en ont pas moins passe la pour gagner la Terre promise, et l'armee de Pharaon a precisement peri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquees au milieu de ces sables mettraient a decouvert une grande quantite d'armes et d'instruments d'origine egyptienne. -- C'est evident, repondis-je, et il faut esperer pour les archeologues que ces fouilles se feront tot ou tard, lorsque des villes nouvelles s'etabliront sur cet isthme, apres le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le _Nautilus_ ! -- Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilite pour leurs affaires commerciales d'etablir une communication entre la mer Rouge et la Mediterranee ; mais ils ne songerent point a creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermediaire. Tres probablement, le canal qui reunissait le Nil a la mer Rouge fut commence sous Sesostris, si l'on en croit la tradition. Ce qui est certain, c'est que, six cent quinze ans avant Jesus-Christ, Necos entreprit les travaux d'un canal alimente par les eaux du Nil, a travers la plaine d'Egypte qui regarde l'Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur etait telle que deux triremes pouvaient y passer de front. Il fut continue par Darius, fils d'Hytaspe. et probablement acheve par Ptolemee II. Strabon le vit employe a la navigation ; mais la faiblesse de sa pente entre son point de depart, pres de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l'annee. Ce canal servit au commerce jusqu'au siecle des Antonins ; abandonne, ensable, puis retabli par les ordres du calife Omar, il fut definitivement comble en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empecher les vivres d'arriver a Mohammed-ben-Abdoallah, revolte contre lui. Pendant l'expedition d'Egypte, votre general Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le desert de Suez, et, surpris par la maree. il faillit perir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, la meme ou Moise avait campe trois mille trois cents ans avant lui. -- Eh bien, capitaine, ce que les anciens n'avaient ose entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abregera de neuf mille kilometres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l'a fait, et avant peu, il aura change l'Afrique en une ile immense. -- Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d'etre fier de votre compatriote. C'est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines ! Il a commence comme tant d'autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphe, car il a le genie de la volonte. Et il est triste de penser que cette oeuvre, qui aurait du etre une oeuvre internationale, qui aurait suffi a illustrer un regne, n'aura reussi que par l'energie d'un seul homme. Donc, honneur a M. de Lesseps ! -- Oui, honneur a ce grand citoyen, repondis-je, tout surpris de l'accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler. -- Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire a travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetees de Port-Said apres-demain, quand nous serons dans la Mediterranee. -- Dans la Mediterranee ! m'ecriai-je. -- Oui. monsieur le professeur. Cela vous etonne ? -- Ce qui m'etonne, c'est de penser que nous y serons apres-demain. -- Vraiment ? -- Oui, capitaine, bien que je dusse etre habitue a ne m'etonner de rien depuis que je suis a votre bord ! -- Mais a quel propos cette surprise ? -- A propos de l'effroyable vitesse que vous serez force d'imprimer au _Nautilus_ s'il doit se retrouver apres-demain en pleine Mediterranee, ayant fait le tour de l'Afrique et double le cap de Bonne-Esperance ! -- Et qui vous dit qu'il fera le tour de l'Afrique, monsieur le professeur ? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Esperance ! -- Cependant, a moins que le _Nautilus_ ne navigue en terre ferme et qu'il ne passe par-dessus l'isthme... -- Ou par-dessous, monsieur Aronnax. -- Par-dessous ? -- Sans doute, repondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd'hui a sa surface. -- Quoi ! il existerait un passage ! -- Oui, un passage souterrain que j'ai nomme Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Peluse. -- Mais cet isthme n'est compose que de sables mouvants ? -- Jusqu'a une certaine profondeur. Mais a cinquante metres seulement se rencontre une inebranlable assise de roc. -- Et c'est par hasard que vous avez decouvert ce passage ? demandai-je de plus en plus surpris. -- Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et meme, raisonnement plus que hasard. -- Capitaine, je vous ecoute, mais mon oreille resiste a ce qu'elle entend. -- Ah monsieur ! _Aures habent et non audient_ est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j'en ai profite plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventure aujourd'hui dans cette impasse de la mer Rouge. -- Est-il indiscret de vous demander comment vous avez decouvert ce tunnel ? -- Monsieur, me repondit le capitaine, il n'y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. >> Je ne relevai pas l'insinuation et j'attendis le recit du capitaine Nemo. << Monsieur le professeur, me dit-il, c'est un simple raisonnement de naturaliste qui m'a conduit a decouvrir ce passage que je suis seul a connaitre. J'avais remarque que dans la mer Rouge et dans la Mediterranee, il existait un certain nombre de poissons d'especes absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persegues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s'il n'existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcement aller de la mer Rouge a la Mediterranee par le seul effet de la difference des niveaux. Je pechai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai a la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai a la mer. Quelques mois plus tard, sur les cotes de Syrie, je reprenais quelques echantillons de mes poissons ornes de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m'etait donc demontree. Je la cherchai avec mon _Nautilus_, je la decouvris, je m'y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique ! >> V ARABIAN-TUNNEL Ce jour meme, je rapportai a Conseil et a Ned Land la partie de cette conversation qui les interessait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Mediterranee, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les epaules. << Un tunnel sous-marin ! s'ecria-t-il, une communication entre les deux mers ! Qui a jamais entendu parler de cela ? -- Ami Ned, repondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du _Nautilus_ ? Non ! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les epaules si legerement, et ne repoussez pas les choses sous pretexte que vous n'en avez Jamais entendu parler. -- Nous verrons bien ! riposta Ned Land, en secouant la tete. Apres tout, je ne demande pas mieux que de croire a son passage, a ce capitaine, et fasse le ciel qu'il nous conduise, en effet, dans la Mediterranee. >> Le soir meme, par 21deg.30' de latitude nord, le _Nautilus_, flottant a la surface de la mer, se rapprocha de la cote arabe. J'apercus Djeddah, important comptoir de l'Egypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l'ensemble de ses constructions, les navires amarres le long des quais, et ceux que leur tirant d'eau obligeait a mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l'horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habite par les Bedouins. Bientot Djeddah s'effaca dans les ombres du soir, et le _Nautilus_ rentra sous les eaux legerement phosphorescentes. Le lendemain, 10 fevrier, plusieurs navires apparurent qui couraient a contre-bord de nous. Le _Nautilus_ reprit sa navigation sous-marine ; mais a midi, au moment du point, la mer etant deserte, il remonta jusqu'a sa ligne de flottaison. Accompagne de Ned et de Conseil, je vins m'asseoir sur la plate-forme. La cote a l'est se montrait comme une masse a peine estompee dans un humide brouillard. Appuyes sur les flancs du canot, nous causions de choses et d'autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit : << Voyez-vous la quelque chose, monsieur le professeur ? -- Non, Ned, repondis-je, mais je n'ai pas vos yeux, vous le savez. -- Regardez bien, reprit Ned, la, par tribord devant, a peu pres a la hauteur du fanal ! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer ? -- En effet, dis-je, apres une attentive observation, j'apercois comme un long corps noiratre a la surface des eaux. -- Un autre _Nautilus_ ? dit Conseil. -- Non, repondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c'est la quelque animal marin. -- Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge ? demanda Conseil. -- Oui, mon garcon, repondis-je, on en rencontre quelquefois. -- Ce n'est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux l'objet signale. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas a leur allure. -- Attendons, dit Conseil. Le _Nautilus_ se dirige de ce cote, et avant peu nous saurons a quoi nous en tenir. >> En effet, cet objet noiratre ne fut bientot qu'a un mille de nous. Il ressemblait a un gros ecueil echoue en pleine mer. Qu'etait-ce ? Je ne pouvais encore me prononcer. << Ah ! il marche ! il plonge ! s'ecria Ned Land. Mille diables ! Quel peut etre cet animal ? Il n'a pas la queue bifurquee comme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent a des membres tronques. -- Mais alors...., fis-je. -- Bon, reprit le Canadien, le voila sur le dos, et il dresse ses mamelles en l'air ! -- C'est une sirene, s'ecria Conseil, une veritable sirene, n'en deplaise a monsieur. >> Ce nom de sirene me mit sur la voie, et je compris que cet animal appartenait a cet ordre d'etres marins, dont la fable a fait les sirenes, moitie femmes et moitie poissons. << Non, dis-je a Conseil, ce n'est point une sirene, mais un etre curieux dont il reste a peine quelques echantillons dans la mer Rouge. C'est un dugong. -- Ordre des syreniens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammiferes, embranchement des vertebres >>, repondit Conseil. Et lorsque Conseil avait ainsi parle, il n'y avait plus rien a dire. Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise a la vue de cet animal. Sa main semblait prete a le harponner. On eut dit qu'il attendait le moment de se jeter a la mer pour l'attaquer dans son element. << Oh ! monsieur, me dit-il d'une voix tremblante d'emotion, je n'ai jamais tue de << cela >>. >> Tout le harponneur etait dans ce mot. En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il apercut le dugong. Il comprit l'attitude du Canadien, et s'adressant directement a lui : << Si vous teniez un harpon, maitre Land, est-ce qu'il ne vous brulerait pas la main ? -- Comme vous dites, monsieur. -- Et il ne vous deplairait pas de reprendre pour un jour votre metier de pecheur, et d'ajouter ce cetace a la liste de ceux que vous avez deja frappes ? -- Cela ne me deplairait point. -- Eh bien, vous pouvez essayer. -- Merci, monsieur, repondit Ned Land dont les yeux s'enflammerent. -- Seulement, reprit le capitaine, je vous engage a ne pas manquer cet animal, et cela dans votre interet. -- Est-ce que ce dugong est dangereux a attaquer ? demandai-je malgre le haussement d'epaule du Canadien. -- Oui, quelquefois, repondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maitre Land, ce danger n'est pas a craindre. Son coup d'oeil est prompt, son bras est sur. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c'est qu'on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maitre Land ne deteste pas les bons morceaux. -- Ah ! fit le Canadien, cette bete-la se donne aussi le luxe d'etre bonne a manger ? -- Oui, maitre Land. Sa chair, une viande veritable, est extremement estimee, et on la reserve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on a cet excellent animal une chasse tellement acharnee que, de meme que le lamantin, son congenere, il devient de plus en plus rare. -- Alors, monsieur le capitaine, dit serieusement Conseil, si par hasard celui-ci etait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l'epargner dans l'interet de la science ? -- Peut-etre, repliqua le Canadien ; mais, dans l'interet de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse. -- Faites donc, maitre Land >>, repondit le capitaine Nemo. En ce moment sept hommes de l'equipage, muets et impassibles comme toujours, monterent sur la plate-forme. L'un portait un harpon et une ligne semblable a celles qu'emploient les pecheurs de baleines. Le canot fut deponte, arrache de son alveole, lance a la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit a la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assimes a l'arriere. << Vous ne venez pas, capitaine ? demandai-je. -- Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. >> Le canot deborda, et, enleve par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors a deux milles du _Nautilus_. Arrive a quelques encablures du cetace, il ralentit sa marche, et les rames plongerent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon a la main, alla se placer debout sur l'avant du canot. Le harpon qui sert a frapper la baleine est ordinairement attache a une tres longue corde qui se devide rapidement lorsque l'animal blesse l'entraine avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d'une dizaine de brasses, et son extremite etait seulement frappee sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux. Je m'etais leve et j'observais distinctement l'adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d'halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale tres allongee et ses nageoires laterales par de veritables doigts. Sa difference avec le lamantin consistait en ce que sa machoire superieure etait armee de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque cote des defenses divergentes. Ce dugong, que Ned Land se preparait a attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur depassait au moins sept metres. Il ne bougeait pas et semblait dormir a la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile. Le canot s'approcha prudemment a trois brasses de l'animal. Les avirons resterent suspendus sur leurs dames. Je me levai a demi. Ned Land, le corps un peu rejete en arriere, brandissait son harpon d'une main exercee. Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lance avec force, n'avait frappe que l'eau sans doute. << Mille diables ! s'ecria le Canadien furieux, je l'ai manque ! -- Non, dis-je, l'animal est blesse, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas reste dans le corps. -- Mon harpon ! mon harpon ! >> cria Ned Land. Les matelots se remirent a nager, et le patron dirigea l'embarcation vers le baril flottant. Le harpon repeche, le canot se mit a la poursuite de l'animal. Celui-ci revenait de temps en temps a la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l'avait pas affaibli, car il filait avec une rapidite extreme. L'embarcation, manoeuvree par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l'approcha a quelques brasses, et le Canadien se tenait pret a frapper ; mais le dugong se derobait par un plongeon subit, et il etait impossible de l'atteindre. On juge de la colere qui surexcitait l'impatient Ned Land. Il lancait au malheureux animal les plus energiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n'en etais encore qu'au depit de voir le dugong dejouer toutes nos ruses. On le poursuivit sans relache pendant une heure, et je commencais a croire qu'il serait tres difficile de s'en emparer, quand cet animal fut pris d'une malencontreuse idee de vengeance dont il eut a se repentir. Il revint sur le canot pour l'assaillir a son tour. Cette manoeuvre n'echappa point au Canadien. << Attention ! >> dit-il. Le patron prononca quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prevint ses hommes de se tenir sur leurs gardes. Le dugong, arrive a vingt pieds du canot, s'arreta, huma brusquement l'air avec ses vastes narines percees non a l'extremite, mais a la partie superieure de son museau. Puis. prenant son elan, il se precipita sur nous. Le canot ne put eviter son choc ; a demi renverse, il embarqua une ou deux tonnes d'eau qu'il fallut vider ; mais, grace a l'habilete du patron, aborde de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponne a l'etrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustees dans le plat-bord, soulevait l'embarcation hors de l'eau comme un lion fait d'un chevreuil. Nous etions renverses les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l'aventure, si le Canadien, toujours acharne contre la bete, ne l'eut enfin frappee au coeur. J'entendis le grincement des dents sur la tole, et le dugong disparut, entrainant le harpon avec lui. Mais bientot le baril revint a la surface, et peu d'instants apres, apparut le corps de l'animal, retourne sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit a la remorque et se dirigea vers le _Nautilus_. Il fallut employer des palans d'une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le depeca sous les yeux du Canadien, qui tenait a suivre tous les details de l'operation. Le jour meme, le stewart me servit au diner quelques tranches de cette chair habilement appretee par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et meme superieure a celle du veau, sinon du boeuf. Le lendemain 11 fevrier, l'office du _Nautilus_ s'enrichit encore d'un gibier delicat. Une compagnie d'hirondelles de mer s'abattit sur le Nautilus. C'etait une espece de sterna nilotica, particuliere a l'Egypte, dont le bec est noir, la tete grise et pointillee, l'oeil entoure de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisatres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d'un haut gout, dont le cou et le dessus de la tete sont blancs et tachetes de noir. La vitesse du _Nautilus_ etait alors moderee. Il s'avancait en flanant, pour ainsi dire. J'observai que l'eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salee, a mesure que nous approchions de Suez. Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C'est ce cap qui forme l'extremite de l'Arabie Petree, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d'Acabah. Le _Nautilus_ penetra dans le detroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J'apercus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C'etait le mont Oreb, ce Sinai, au sommet duquel Moise vit Dieu face a face, et que l'esprit se figure incessamment couronne d'eclairs. A six heures, le _Nautilus_, tantot flottant, tantot immerge, passait au large de Tor, assise au fond d'une baie dont les eaux paraissaient teintees de rouge, observation deja faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d'un lourd silence que rompaient parfois le cri du pelican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irrite par les rocs ou le gemissement lointain d'un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores. De huit a neuf heures, le _Nautilus_ demeura a quelques metres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions etre tres pres de Suez. A travers les panneaux du salon, j'apercevais des fonds de rochers vivement eclaires par notre lumiere electrique. Il me semblait que le detroit se retrecissait de plus en plus. A neuf heures un quart, le bateau etant revenu a la surface, je montai sur la plate-forme. Tres impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais a respirer l'air frais de la nuit. Bientot, dans l'ombre, j'apercus un feu pale, a demi decolore par la brume, qui brillait a un mille de nous. << Un phare flottant >>, dit-on pres de moi. Je me retournai et je reconnus le capitaine. << C'est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas a gagner l'orifice du tunnel. -- L'entree n'en doit pas etre facile ? -- Non, monsieur. Aussi j'ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-meme la manoeuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le _Nautilus_ va s'enfoncer sous les flots, et il ne reviendra a leur surface qu'apres avoir franchi l'Arabian-Tunnel. >> Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les reservoirs d'eau s'emplirent, et l'appareil s'immergea d'une dizaine de metres. Au moment ou me disposais a regagner ma chambre, le capitaine m'arreta. << Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m'accompagner dans la cage du pilote ? -- Je n'osais vous le demander, repondis-je. -- Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l'on peut voir de cette navigation a la fois sous-terrestre et sous-marine. >> Le capitaine Nemo me conduisit vers l'escalier central. A mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives superieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s'elevait a l'extremite de la plate-forme. C'etait une cabine mesurant six pieds sur chaque face, a peu pres semblable a celles qu'occupent les timoniers des _steamboats_ du Mississipi ou de l'Hudson. Au milieu se manoeuvrait une roue disposee verticalement, engrenee sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu'a l'arriere du _Nautilus_. Quatre hublots de verres lenticulaires, evides dans les parois de la cabine, permettaient a l'homme de barre de regarder dans toutes les directions. Cette cabine etait obscure ; mais bientot mes yeux s'accoutumerent a cette obscurite, et j'apercus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s'appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement eclairee par le fanal qui rayonnait en arriere de la cabine, a l'autre extremite de la plate-forme. << Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. >> Des fils electriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de la, le capitaine pouvait communiquer simultanement a son _Nautilus_ la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de metal, et aussitot la vitesse de l'helice fut tres diminuee. Je regardais en silence la haute muraille tres accore que nous longions en ce moment, inebranlable base du massif sableux de la cote. Nous la suivimes ainsi pendant une heure, a quelques metres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine a ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait a chaque instant la direction du _Nautilus_. Je m'etais place au hublot de babord, et j'apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustaces agitant leurs pattes enormes, qui s'allongeaient hors des anfractuosites du roc. A dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-meme la barre. Une large galerie, noire et profonde, s'ouvrait devant nous. Le _Nautilus_ s'y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutume se fit entendre sur ses flancs. C'etaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel precipitait vers la Mediterranee. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une fleche, malgre les efforts de sa machine qui, pour resister, battait les flots a contre-helice. Sur les murailles etroites du passage, je ne voyais plus que des raies eclatantes, des lignes droites, des sillons de feu traces par la vitesse sous l'eclat de l'electricite. Mon coeur palpitait, et je le comprimais de la main. A dix heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo abandonna la roue du gouvernail, et se retournant vers moi : << La Mediterranee >>, me dit-il. En moins de vingt minutes, le _Nautilus_, entraine par ce torrent, venait de franchir l'isthme de Suez. VI L'ARCHIPEL GREC Le lendemain, 12 fevrier, au lever du jour, le _Nautilus_ remonta a la surface des flots. Je me precipitai sur la plate-forme. A trois milles dans le sud se dessinait la vague silhouette de Peluse. Un torrent nous avait portes d'une mer a l'autre. Mais ce tunnel, facile a descendre, devait etre impraticable a remonter. Vers sept heures, Ned et Conseil me rejoignirent. Ces deux inseparables compagnons avaient tranquillement dormi, sans se preoccuper autrement des prouesses du _Nautilus_. << Eh bien, monsieur le naturaliste, demanda le Canadien d'un ton legerement goguenard, et cette Mediterranee ? -- Nous flottons a sa surface, ami Ned. -- Hein ! fit Conseil, cette nuit meme ?... -- Oui, cette nuit meme, en quelques minutes, nous avons franchi cet isthme infranchissable. -- Je n'en crois rien, repondit le Canadien. -- Et vous avez tort, maitre Land, repris-je. Cette cote basse qui s'arrondit vers le sud est la cote egyptienne. -- A d'autres, monsieur, repliqua l'entete Canadien. -- Mais puisque monsieur l'affirme, lui dit Conseil, il faut croire monsieur. -- D'ailleurs, Ned, le capitaine Nemo m'a fait les honneurs de son tunnel, et j'etais pres de lui, dans la cage du timonier, pendant qu'il dirigeait lui-meme le _Nautilus_ a travers cet etroit passage. -- Vous entendez, Ned ? dit Conseil. -- Et vous qui avez de si bons yeux, ajoutai-je, vous pouvez, Ned, apercevoir les jetees de Port-Said qui s'allongent dans la mer. >> Le Canadien regarda attentivement. << En effet, dit-il, vous avez raison, monsieur le professeur, et votre capitaine est un maitre homme. Nous sommes dans la Mediterranee. Bon. Causons donc, s'il vous plait, de nos petites affaires, mais de facon a ce que personne ne puisse nous entendre. >> Je vis bien ou le Canadien voulait en venir. En tout cas, je pensai qu'il valait mieux causer, puisqu'il le desirait, et tous les trois nous allames nous asseoir pres du fanal, ou nous etions moins exposes a recevoir l'humide embrun des lames. << Maintenant, Ned, nous vous ecoutons, dis-je. Qu'avez-vous a nous apprendre ? -- Ce que j'ai a vous apprendre est tres simple, repondit le Canadien. Nous sommes en Europe, et avant que les caprices du capitaine Nemo nous entrainent jusqu'au fond des mers polaires ou nous ramenent en Oceanie, je demande a quitter le _Nautilus_. >> J'avouerai que cette discussion avec le Canadien m'embarrassait toujours. Je ne voulais en aucune facon entraver la liberte de mes compagnons, et cependant je n'eprouvais nul desir de quitter le capitaine Nemo. Grace a lui, grace a son appareil, je completais chaque jour mes etudes sous-marines, et je refaisais mon livre des fonds sous-marins au milieu meme de son element. Retrouverais-je jamais une telle occasion d'observer les merveilles de l'Ocean ? Non, certes ! Je ne pouvais donc me faire a cette idee d'abandonner le _Nautilus_ avant notre cycle d'investigations accompli. << Ami Ned, dis-je, repondez-moi franchement. Vous ennuyez-vous a bord ? Regrettez-vous que la destinee vous ait jete entre les mains du capitaine Nemo ? >> Le Canadien resta quelques instants sans repondre. Puis, se croisant les bras : << Franchement, dit-il, je ne regrette pas ce voyage sous les mers. Je serai content de l'avoir fait ; mais pour l'avoir fait, il faut qu'il se termine. Voila mon sentiment. -- Il se terminera, Ned. -- Ou et quand ? -- Ou ? je n'en sais rien. Quand ? je ne peux le dire, ou plutot je suppose qu'il s'achevera, lorsque ces mers n'auront plus rien a nous apprendre. Tout ce qui a commence a forcement une fin en ce monde. -- Je pense comme monsieur, repondit Conseil, et il est fort possible qu'apres avoir parcouru toutes les mers du globe, le capitaine Nemo nous donne la volee a tous trois. -- La volee ! s'ecria le Canadien. Une volee, voulez-vous dire ? -- N'exagerons pas, maitre Land, repris-je. Nous n'avons rien a craindre du capitaine, mais je ne partage pas non plus les idees de Conseil. Nous sommes maitres des secrets du _Nautilus_, et je n'espere pas que son commandant, pour nous rendre notre liberte, se resigne a les voir courir le monde avec nous. -- Mais alors, qu'esperez-vous donc ? demanda le Canadien. -- Que des circonstances se rencontreront dont nous pourrons, dont nous devrons profiter, aussi bien dans six mois que maintenant. -- Ouais ! fit Ned Land. Et ou serons-nous dans six mois, s'il vous plait, monsieur le naturaliste ? -- Peut-etre ici, peut-etre en Chine. Vous le savez, le _Nautilus_ est un rapide marcheur. Il traverse les oceans comme une hirondelle traverse les airs, ou un express les continents. Il ne craint point les mers frequentees. Qui nous dit qu'il ne va pas rallier les cotes de France, d'Angleterre ou d'Amerique, sur lesquelles une fuite pourra etre aussi avantageusement tentee qu'ici ? -- Monsieur Aronnax, repondit le Canadien, vos arguments pechent par la base. Vous parlez au futur : << Nous serons la ! Nous serons ici ! >> Moi je parle au present : << Nous sommes ici, et il faut en profiter. >> >> J'etais presse de pres par la logique de Ned Land, et je me sentais battu sur ce terrain. Je ne savais plus quels arguments faire valoir en ma faveur. << Monsieur, reprit Ned, supposons, par impossible, que le capitaine Nemo vous offre aujourd'hui meme la liberte. Accepterez-vous ? -- Je ne sais, repondis-je. -- Et s'il ajoute que cette offre qu'il vous fait aujourd'hui, il ne la renouvellera pas plus tard, accepterez-vous ? >> Je ne repondis pas. << Et qu'en pense l'ami Conseil ? demanda Ned Land. -- L'ami Conseil, repondit tranquillement ce digne garcon, l'ami Conseil n'a rien a dire. Il est absolument desinteresse dans la question. Ainsi que son maitre, ainsi que son camarade Ned, il est celibataire. Ni femme, ni parents, ni enfants ne l'attendent au pays. Il est au service de monsieur, il pense comme monsieur, il parle comme monsieur, et, a son grand regret, on ne doit pas compter sur lui pour faire une majorite. Deux personnes seulement sont en presence : monsieur d'un cote, Ned Land de l'autre. Cela dit, l'ami Conseil ecoute, et il est pret a marquer les points. >> Je ne pus m'empecher de sourire, a voir Conseil annihiler si completement sa personnalite. Au fond, le Canadien devait etre enchante de ne pas l'avoir contre lui. << Alors, monsieur, dit Ned Land, puisque Conseil n'existe pas, ne discutons qu'entre nous deux. J'ai parle, vous m'avez entendu. Qu'avez-vous a repondre ? >> Il fallait evidemment conclure, et les faux-fuyants me repugnaient. << Ami Ned, dis-je, voici ma reponse. Vous avez raison contre moi, et mes arguments ne peuvent tenir devant les votres. Il ne faut pas compter sur la bonne volonte du capitaine Nemo. La prudence la plus vulgaire lui defend de nous mettre en liberte. Par contre, la prudence veut que nous profitions de la premiere occasion de quitter le _Nautilus_. -- Bien, monsieur Aronnax, voila qui est sagement parle. -- Seulement, dis-je, une observation, une seule. Il faut que l'occasion soit serieuse. Il faut que notre premiere tentative de fuite reussisse ; car si elle avorte, nous ne retrouverons pas l'occasion de la reprendre, et le capitaine Nemo ne nous pardonnera pas. -- Tout cela est juste, repondit le Canadien. Mais votre observation s'applique a toute tentative de fuite, qu'elle ait lieu dans deux ans ou dans deux jours. Donc, la question est toujours celle-ci : si une occasion favorable se presente, il faut la saisir. -- D'accord. Et maintenant, me direz-vous. Ned, ce que vous entendez par une occasion favorable ? -- Ce serait celle qui. par une nuit sombre, amenerait le _Nautilus_ a peu de distance d'une cote europeenne. €” Et vous tenteriez de vous sauver a la nage ? Oui, si nous etions suffisamment rapproches d'un rivage, et si le navire flottait a la surface. Non, si nous etions eloignes, et si le navire naviguait sous les eaux. -- Et dans ce cas ? -- Dans ce cas, je chercherais a m'emparer du canot. Je sais comment il se manoeuvre. Nous nous introduirions a l'interieur, et les boulons enleves, nous remonterions a la surface, sans meme que le timonier, place a l'avant, s'apercut de notre fuite. -- Bien, Ned. Epiez donc cette occasion ; mais n'oubliez pas qu'un echec nous perdrait. -- Je ne l'oublierai pas, monsieur. -- Et maintenant, Ned, voulez-vous connaitre toute ma pensee sur votre projet ? -- Volontiers, monsieur Aronnax. -- Eh bien, je pense -- je ne dis pas j'espere -- je pense que cette occasion favorable ne se presentera pas. -- Pourquoi cela ? -- Parce que le capitaine Nemo ne peut se dissimuler que nous n'avons pas renonce a l'espoir de recouvrer notre liberte, et qu'il se tiendra sur ses gardes, surtout dans les mers et en vue des cotes europeennes. -- Je suis de l'avis de monsieur, dit Conseil. -- Nous verrons bien, repondit Ned Land, qui secouait la tete d'un air determine. -- Et maintenant, Ned Land, ajoutai-je, restons-en la. Plus un mot sur tout ceci. Le jour ou vous serez pret, vous nous previendrez et nous vous suivrons. Je m'en rapporte completement a vous. >> Cette conversation, qui devait avoir plus tard de si graves consequences, se termina ainsi. Je dois dire maintenant que les faits semblerent confirmer mes previsions au grand desespoir du Canadien. Le capitaine Nemo se defiait-il de nous dans ces mers frequentees, ou voulait-il seulement se derober a la vue des nombreux navires de toutes nations qui sillonnent la Mediterranee ? Je l'ignore, mais il se maintint le plus souvent entre deux eaux et au large des cotes. Ou le _Nautilus_ emergeait, ne laissant passer que la cage du timonier, ou il s'en allait a de grandes profondeurs, car entre l'archipel grec et l'Asie Mineure nous ne trouvions pas le fond par deux mille metres. Aussi, je n'eus connaissance de l'ile de Carpathos, l'une des Sporades, que par ce vers de Virgile que le capitaine Nemo me cita, en posant son doigt sur un point du planisphere : Est in Carpathio Neptuni gurgite vates Coeruleus Proteus... C'etait, en effet, l'antique sejour de Protee, le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, maintenant l'ile de Scarpanto, situee entre Rhodes et la Crete. Je n'en vis que les soubassements granitiques a travers la vitre du salon. Le lendemain, 14 fevrier, je resolus d'employer quelques heures a etudier les poissons de l'Archipel ; mais par un motif quelconque, les panneaux demeurerent hermetiquement fermes. En relevant la direction du _Nautilus_, je remarquai qu'il marchait vers Candie, l'ancienne ile de Crete. Au moment ou je m'etais embarque sur I'_Abraham-Lincoln_, cette ile venait de s'insurger tout entiere contre le despotisme turc. Mais ce qu'etait devenue cette insurrection depuis cette epoque, je l'ignorais absolument, et ce n'etait pas le capitaine Nemo, prive de toute communication avec la terre, qui aurait pu me l'apprendre. Je ne fis donc aucune allusion a cet evenement, lorsque, le soir, je me trouvai seul avec lui dans le salon. D'ailleurs, il me sembla taciturne, preoccupe. Puis, contrairement a ses habitudes, il ordonna d'ouvrir les deux panneaux du salon, et, allant de l'un a l'autre, il observa attentivement la masse des eaux. Dans quel but ? Je ne pouvais le deviner, et, de mon cote. j'employai mon temps a etudier les poissons qui passaient devant mes yeux. Entre autres, je remarquai ces gobies aphyses, citees par Aristote et vulgairement connues sous le nom de << loches de mer >>, que l'on rencontre particulierement dans les eaux salees avoisinant le delta du Nil. Pres d'elles se deroulaient des pagres a demi phosphorescents, sortes de spares que les Egyptiens rangeaient parmi les animaux sacres, et dont l'arrivee dans les eaux du Reuve, dont elles annoncaient le fecond debordement, etait fetee par des ceremonies religieuses. Je notai egalement des cheilines longues de trois decimetres, poissons osseux a ecailles transparentes, dont la couleur livide est melangee de taches rouges ; ce sont de grands mangeurs de vegetaux marins, ce qui leur donne un gout exquis ; aussi ces cheilines etaient-elles tres recherchees des gourmets de l'ancienne Rome, et leurs entrailles, accommodees avec des laites de murenes, des cervelles de paons et des langues de phenicopteres, composaient ce plat divin qui ravissait Vitellius. Un autre habitant de ces mers attira mon attention et ramena dans mon esprit tous les souvenirs de l'antiquite. Ce fut le remora qui voyage attache au ventre des requins ; au dire des anciens, ce petit poisson, accroche a la carene d'un navire, pouvait l'arreter dans sa marche, et l'un d'eux, retenant le vaisseau d'Antoine pendant la bataille d'Actium, facilita ainsi la victoire d'Auguste. A quoi tiennent les destinees des nations ! J'observai egalement d'admirables anthias qui appartiennent a l'ordre des lutjans, poissons sacres pour les Grecs qui leur attribuaient le pouvoir de chasser les monstres marins des eaux qu'ils frequentaient ; leur nom signifie, _fleur_, et ils le justifiaient par leurs couleurs chatoyantes, leurs nuances comprises dans la gamme du rouge depuis la paleur du rose jusqu'a l'eclat du rubis, et les fugitifs reflets qui moiraient leur nageoire dorsale. Mes yeux ne pouvaient se detacher de ces merveilles de la mer, quand ils furent frappes soudain par une apparition inattendue. Au milieu des eaux, un homme apparut, un plongeur portant a sa ceinture une bourse de cuir. Ce n'etait pas un corps abandonne aux flots. C'etait un homme vivant qui nageait d'une main vigoureuse, disparaissant parfois pour aller respirer a la surface et replongeant aussitot. Je me retournai vers le capitaine Nemo, et d'une voix emue : << Un homme ! un naufrage ! m'ecriai-je. Il faut le sauver a tout prix ! >> Le capitaine ne me repondit pas et vint s'appuyer a la vitre. L'homme s'etait rapproche, et, la face collee au panneau, il nous regardait. A ma profonde stupefaction, le capitaine Nemo lui fit un signe. Le plongeur lui repondit de la main, remonta immediatement vers la surface de la mer, et ne reparut plus. << Ne vous inquietez pas, me dit le capitaine. C'est Nicolas, du cap Matapan, surnomme le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L'eau est son element, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d'une ile a l'autre et jusqu'a la Crete. -- Vous le connaissez, capitaine ? -- Pourquoi pas, monsieur Aronnax ? >> Cela dit, le capitaine Nemo se dirigea vers un meuble place pres du panneau gauche du salon. Pres de ce meuble, je vis un coffre cercle de fer, dont le couvercle portait sur une plaque de cuivre le chiffre du _Nautilus_, avec sa devise _Mobilis in mobile_. En ce moment, le capitaine, sans se preoccuper de ma presence, ouvrit le meuble, sorte de coffre-fort qui renfermait un grand nombre de lingots. C'etaient des lingots d'or. D'ou venait ce precieux metal qui representait une somme enorme ? Ou le capitaine recueillait-il cet or, et qu'allait-il faire de celui-ci ? Je ne prononcai pas un mot. Je regardai. Le capitaine Nemo prit un a un ces lingots et les rangea methodiquement dans le coffre qu'il remplit entierement. J'estimai qu'il contenait alors plus de mille kilogrammes d'or, c'est-a-dire pres de cinq millions de francs. Le coffre fut solidement ferme, et le capitaine ecrivit sur son couvercle une adresse en caracteres qui devaient appartenir au grec moderne. Ceci fait, le capitaine Nemo pressa un bouton dont le fil correspondait avec le poste de l'equipage. Quatre homme parurent, et non sans peine ils pousserent le coffre hors du salon. Puis, j'entendis qu'ils le hissaient au moyen de palans sur l'escalier de fer. En ce moment, le capitaine Nemo se tourna vers moi : << Et vous disiez. monsieur le professeur ? me demanda-t-il. -- Je ne disais rien, capitaine. -- Alors, monsieur, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir. >> Et sur ce, le capitaine Nemo quitta le salon. Je rentrai dans ma chambre tres intrigue, on le concoit. J'essayai vainement de dormir. Je cherchais une relation entre l'apparition de ce plongeur et ce coffre rempli d'or. Bientot, je sentis a certains mouvements de roulis et de tangage, que le _Nautilus_ quittant les couches inferieures revenait a la surface des eaux. Puis, j'entendis un bruit de pas sur la plate-forme. Je compris que l'on detachait le canot, qu'on le lancait a la mer. Il heurta un instant les flancs du _Nautilus_, et tout bruit cessa. Deux heures apres, le meme bruit, les memes allees et venues se reproduisaient. L'embarcation, hissee a bord, etait rajustee dans son alveole, et le _Nautilus_ se replongeait sous les flots. Ainsi donc, ces millions avaient ete transportes a leur adresse. Sur quel point du continent ? Quel etait le correspondant du capitaine Nemo ? Le lendemain, je racontai a Conseil et au Canadien les evenements de cette nuit, qui surexcitaient ma curiosite au plus haut point. Mes compagnons ne furent pas moins surpris que moi. << Mais ou prend-il ces millions ? >> demanda Ned Land. A cela, pas de reponse possible. Je me rendis au salon apres avoir dejeune, et je me mis au travail. Jusqu'a cinq heures du soir, je redigeai mes notes. En ce moment -- devais-je l'attribuer a une disposition personnelle -- je sentis une chaleur extreme, et je dus enlever mon vetement de byssus. Effet incomprehensible, car nous n'etions pas sous de hautes latitudes, et d'ailleurs le _Nautilus_, immerge, ne devait eprouver aucune elevation de temperature. Je regardai le manometre. Il marquait une profondeur de soixante pieds, a laquelle la chaleur atmospherique n'aurait pu atteindre. Je continuai mon travail. mais la temperature s'eleva au point de devenir intolerable. << Est-ce que le feu serait a bord ? >> me demandai-je. J'allais quitter le salon, quand le capitaine Nemo entra. Il s'approcha du thermometre, le consulta, et se retournant vers moi : << Quarante-deux degres, dit-il. -- Je m'en apercois, capitaine, repondis-je, et pour peu que cette chaleur augmente, nous ne pourrons la supporter. -- Oh ! monsieur le professeur, cette chaleur n'augmentera que si nous le voulons bien. -- Vous pouvez donc la moderer a votre gre ? -- Non, mais je puis m'eloigner du foyer qui la produit. -- Elle est donc exterieure ? -- Sans doute. Nous flottons dans un courant d'eau bouillante. -- Est-il possible ? m'ecriai-je. -- Regardez. >> Les panneaux s'ouvrirent, et je vis la mer entierement blanche autour du _Nautilus_. Une fumee de vapeurs sulfureuses se deroulait au milieu des flots qui bouillonnaient comme l'eau d'une chaudiere. J'appuyai ma main sur une des vitres, mais la chaleur etait telle que je dus la retirer. << Ou sommes-nous ? demandai-je. -- Pres de l'ile Santorin, monsieur le professeur, me repondit le capitaine, et precisement dans ce canal qui separe Nea-Kamenni de Palea-Kamenni. J'ai voulu vous donner le curieux spectacle d'une eruption sous-marine. Je croyais, dis-je, que la formation de ces iles nouvelles etait terminee. -- Rien n'est jamais termine dans les parages volcaniques, repondit le capitaine Nemo, et le globe y est toujours travaille par les feux souterrains. Deja, en l'an dix-neuf de notre ere, suivant Cassiodore et Pline, une ile nouvelle, Theia la divine, apparut a la place meme ou se sont recemment formes ces ilots. Puis, elle s'abima sous les flots, pour se remontrer en l'an soixante-neuf et s'abimer encore une fois. Depuis cette epoque jusqu'a nos jours, le travail plutonien fut suspendu. Mais, le 3 fevrier 1866, un nouvel ilot, qu'on nomma l'ilot de George, emergea au milieu des vapeurs sulfureuses, pres de Nea-Kamenni, et s'y souda, le 6 du meme mois. Sept jours apres, le 13 fevrier, l'ilot Aphroessa parut, laissant entre Nea-Kamenni et lui un canal de dix metres. J'etais dans ces mers quand le phenomene se produisit, et j'ai pu en observer toutes les phases. L'ilot Aphroessa, de forme arrondie, mesurait trois cents pieds de diametre sur trente pieds de hauteur. Il se composait de laves noires et vitreuses, melees de fragments feldspathiques. Enfin, le 10 mars, un ilot plus petit, appele Reka, se montra pres de Nea-Kamenni, et depuis lors, ces trois ilots, soudes ensemble, ne forment plus qu'une seule et meme ile. -- Et le canal ou nous sommes en ce moment ? demandai-je. -- Le voici, repondit le capitaine Nemo, en me montrant une carte de l'Archipel. Vous voyez que j'y ai porte les nouveaux ilots. -- Mais ce canal se comblera un jour ? -- C'est probable, monsieur Aronnax, car, depuis 1866, huit petits ilots de lave ont surgi en face du port Saint-Nicolas de Palea-Kamenni. Il est donc evident que Nea et Palea se reuniront dans un temps rapproche. Si, au milieu du Pacifique, ce sont les infusoires qui forment les continents, ici, ce sont les phenomenes eruptifs. Voyez, monsieur, voyez le travail qui s'accomplit sous ces flots. >> Je revins vers la vitre. Le _Nautilus_ ne marchait plus. La chaleur devenait intolerable. De blanche qu'elle etait. la mer se faisait rouge, coloration due a la presence d'un sel de fer. Malgre l'hermetique fermeture du salon, une odeur sulfureuse insupportable se degageait, et j'apercevais des flammes ecarlates dont la vivacite tuait l'eclat de l'electricite. J'etais en nage, j'etouffais, j'allais cuire. Oui, en verite, je me sentais cuire ! << On ne peut rester plus longtemps dans cette eau bouillante, dis-je au capitaine. -- Non, ce ne serait pas prudent >>, repondit l'impassible Nemo. Un ordre fut donne. Le _Nautilus_ vira de bord et s'eloigna de cette fournaise qu'il ne pouvait impunement braver. Un quart d'heure plus tard, nous respirions a la surface des flots. La pensee me vint alors que si Ned Land avait choisi ces parages pour effectuer notre fuite, nous ne serions pas sortis vivants de cette mer de feu. Le lendemain, 16 fevrier, nous quittions ce bassin qui. entre Rhodes et Alexandrie, compte des profondeurs de trois mille metres, et le _Nautilus_ passant au large de Cerigo, abandonnait l'archipel grec, apres avoir double le cap Matapan. VII LA MEDITERRANEE EN QUARANTE-HUIT HEURES La Mediterranee, la mer bleue par excellence, la << grande mer >> des Hebreux, la << mer >> des Grecs, le << mare nostrum >> des Romains, bordee d'orangers, d'aloes, de cactus, de pins maritimes, embaumee du parfum des myrtes, encadree de rudes montagnes, saturee d'un air pur et transparent, mais incessamment travaillee par les feux de la terre, est un veritable monde. C'est la, sur ses rivages et sur ses eaux, dit Michelet, que l'homme se retrempe dans l'un des plus puissants climats du globe. Mais si beau qu'il soit, je n'ai pu prendre qu'un apercu rapide de ce bassin, dont la superficie couvre deux millions de kilometres carres. Les connaissances personnelles du capitaine Nemo me firent meme defaut, car l'enigmatique personnage ne parut pas une seule fois pendant cette traversee a grande vitesse. J'estime a six cents lieues environ le chemin que le _Nautilus_ parcourut sous les flots de cette mer, et ce voyage, il l'accomplit en deux fois vingt-quatre heures. Partis le matin du 16 fevrier des parages de la Grece, le 18, au soleil levant, nous avions franchi le detroit de Gibraltar. -- Il fut evident pour moi que cette Mediterranee, resserree au milieu de ces terres qu'il voulait fuir, deplaisait au capitaine Nemo. Ses flots et ses brises lui rapportaient trop de souvenirs, sinon trop de regrets. Il n'avait plus ici cette liberte d'allures, cette independance de manoeuvres que lui laissaient les oceans, et son _Nautilus_ se sentait a l'etroit entre ces rivages rapproches de l'Afrique et de l'Europe. Aussi, notre vitesse fut-elle de vingt-cinq milles a l'heure, soit douze lieues de quatre kilometres. Il va sans dire que Ned Land, a son grand ennui, dut renoncer a ses projets de fuite. Il ne pouvait se servir du canot entraine a raison de douze a treize metres par seconde. Quitter le _Nautilus_ dans ces conditions, c'eut ete sauter d'un train marchant avec cette rapidite, manoeuvre imprudente s'il en fut. D'ailleurs, notre appareil ne remontait que la nuit a la surface des flots, afin de renouveler sa provision d'air, et il se dirigeait seulement suivant les indications de la boussole et les relevements du loch. Je ne vis donc de l'interieur de cette Mediterranee que ce que le voyageur d'un express apercoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c'est-a-dire les horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme un eclair. Cependant, Conseil et moi, nous pumes observer quelques-uns de ces poissons mediterraneens, que la puissance de leurs nageoires maintenait quelques instants dans les eaux du _Nautilus_. Nous restions a l'affut devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l'ichtyologie de cette mer. Des divers poissons qui l'habitent, j'ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du _Nautilus_ deroba a mes yeux. Qu'il me soit donc permis de les classer d'apres cette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapides observations. Au milieu de la masse des eaux vivement eclairees par les nappes electriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d'un metre, qui sont communes a presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendre et tachete, se developpaient comme de vastes chales emportes par les courants. D'autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaitre si elles meritaient ce nom d'aigles qui leur fut donne par les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pecheurs modernes les ont affublees. Des squales-milandres, longs de douze pieds et particulierement redoutes des plongeurs, luttaient de rapidite entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et doues d'une extreme finesse d'odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuatres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu'a treize decimetres. se montraient dans leur vetement d'argent et d'azur entoure de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissons consacres a Venus, et dont l'oeil est enchasse dans un sourcil d'or ; espece precieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salees, habitant les fleuves, les lacs et les oceans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les temperatures, et dont la race, qui remonte aux epoques geologiques de la terre, a conserve toute sa beaute des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf a dix metres, animaux de grande marche, heurtaient d'une queue puissante la vitre des panneaux. montrant leur dos bleuatre a petites taches brunes : ils ressemblent aux squales dont ils n'egalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers ; au printemps, ils aiment a remonter les grands fleuves, a lutter contre les courants du Volga, du Danube, du Po, du Rhin, de la Loire, de l'Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades ; bien qu'ils appartiennent a la classe des cartilagineux. ils sont delicats ; on les mange frais, seches, marines ou sales, et, autrefois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la Mediterranee, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque le _Nautilus_ se rapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisieme genre des poissons osseux. C'etaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuiras d'argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d'or. Ils ont la reputation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l'ombre fraiche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la dementirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnerent autrefois les vaisseaux de Laperouse. Pendant de longues heures, ils lutterent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d'admirer ces animaux veritablement tailles pour la course, leur tete petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns depassait trois metres, leurs pectorales douees d'une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d'oiseaux dont ils egalaient la rapidite, ce qui faisait dire aux anciens que la geometrie et la strategie leur etaient familieres. Et cependant ils n'echappent point aux poursuites des Provencaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l'Italie, et c'est en aveugles, en etourdis, que ces precieux animaux vont se jeter et perir par milliers dans les madragues marseillaises. Je citerai, pour memoire seulement, ceux des poissons mediterraneens que Conseil ou moi nous ne fimes qu'entrevoir. C'etaient des gymontes-fierasfers blanchatres qui passaient comme d'insaisissables vapeurs, des murenes-congres, serpents de trois a quatre metres enjolives de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait un morceau delicat, des coepoles-tenias qui flottaient comme de fines algues, des trygles que les poetes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est orne de deux lames triangulaires et dentelees qui figurent l'instrument du vieil Homere, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapidite de l'oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-merons, a tete rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments, des aloses agrementees de taches noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles a la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges a nageoires jaunatres, pointilles de brun, et dont le cote superieur, le cote gauche, est generalement marbre de brun et de jaune, enfin des troupes d'admirables mulles rougets, veritables paradisiers de l'Ocean, que les Romains payaient jusqu'a dix mille sesterces la piece, et qu'ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d'un oeil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu'au blanc pale de la mort. Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tetrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni eperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux representants de l'ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs a l'Atlantique et a la Mediterranee, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le _Nautilus_ a travers ces eaux opulentes. Quant aux mammiferes marins, je crois avoir reconnu en passant a l'ouvert de l'Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d'une nageoire dorsale du genre des physeteres, quelques dauphins du genre des globicephales, speciaux a la Mediterranee et dont la partie anterieure de la tete est zebree de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l'air de Dominicains longs de trois metres. Pour sa part, Conseil croit avoir apercu une tortue large de six pieds, ornee de trois aretes saillantes dirigees longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, a la description que m'en fit Conseil, je crus reconnaitre le luth qui forme une espece assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongee. Quant aux zoophytes. je pus admirer. pendant quelques instants. une admirable galeolaire orangee qui s'accrocha a la vitre du panneau de babord ; c'etait un long filament tenu. s'arborisant en branches infinies et terminees par la plus fine dentelle qu'eussent jamais filee les rivales d'Arachne. Je ne pus, malheureusement, pecher cet admirable echantillon, et aucun autre zoophyte mediterraneen ne se fut sans doute offert a mes regards, si le _Nautilus_, dans la soiree du 16, n'eut singulierement ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances. Nous passions alors entre la Sicile et la cote de Tunis. Dans cet espace resserre entre le cap Bon et le detroit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. La s'est formee une veritable crete sur laquelle il ne reste que dix-sept metres d'eau, tandis que de chaque cote la profondeur est de cent soixante-dix metres. Le _Nautilus_ dut donc manoeuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barriere sous-marine. Je montrai a Conseil, sur la carte de la Mediterranee, l'emplacement qu'occupait ce long recif. << Mais, n'en deplaise a monsieur, fit observer Conseil, c'est comme un isthme veritable qui reunit l'Europe a l'Afrique. -- Oui, mon garcon, repondis-je, il barre en entier le detroit de Libye, et les sondages de Smith ont prouve que les continents etaient autrefois reunis entre le cap Boco et le cap Furina. -- Je le crois volontiers, dit Conseil. -- J'ajouterai, repris-je, qu'une barriere semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps geologiques, fermait completement la Mediterranee. -- Eh ! fit Conseil, si quelque poussee volcanique relevait un jour ces deux barrieres au-dessus des flots ! -- Ce n'est guere probable, Conseil. -- Enfin, que monsieur me permette d'achever, si ce phenomene se produisait, ce serait facheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme ! -- J'en conviens, mais, je te le repete, Conseil, ce phenomene ne se produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s'eteignent peu a peu, la chaleur interne s'affaiblit, la temperature des couches inferieures du globe baisse d'une quantite appreciable par siecle, et au detriment de notre globe, car cette chaleur, c'est sa vie. -- Cependant, le soleil... -- Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur a un cadavre ? -- Non, que je sache. -- Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitee comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale. -- Dans combien de siecles ? demanda Conseil. -- Dans quelques centaines de mille ans, mon garcon. -- Alors, repondit Conseil, nous avons le temps d'achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne s'en mele pas ! >> Et Conseil, rassure, se remit a etudier le haut-fond que le _Nautilus_ rasait de pres avec une vitesse moderee. La, sous un sol rocheux et volcanique, s'epanouissait toute une flore vivante, des eponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornees de cyrrhes rougeatres et qui emettaient une legere phosphorescence, des beroes, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignes dans les miroitements d'un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d'un metre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes de la plus grande beaute, des pavonacees a longues tiges, un grand nombre d'oursins comestibles d'especes variees, et des actinies vertes au tronc grisatre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivatre de tentacules. Conseil s'etait occupe plus particulierement d'observer les mollusques et les articules, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pas faire tort a ce brave garcon en omettant ses observations personnelles. Dans l'embranchement des mollusques, il cite de nombreux petoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d'ane qui s'entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentees, a nageoires jaunes et a coquilles transparentes, des pleurobranches oranges, des oeufs pointilles ou semes de points verdatres, des aplysies connues aussi sous le nom de lievres de mer, des dolabelles, des aceres charnus, des ombrelles speciales a la Mediterranee, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre tres recherchee, des petoncles flammules, des anomies que les Languedociens, dit-on, preferent aux huitres, des clovis si chers aux Marseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur les cotes de l'Amerique du Nord et dont il se fait un debit si considerable a New York, des peignes operculaires de couleurs variees, des lithodonces enfoncees dans leurs trous et dont je goutais fort le gout poivre, des venericardes sillonnees dont la coquille a sommet bombe presentait des cotes saillantes, des cynthies herissees de tubercules ecarlates, des carniaires a pointe recourbees et semblables a de legeres gondoles, des feroles couronnees, des atlantes a coquilles spiraliformes, des thetys grises, tachetees de blanc et recouvertes de leur mantille frangee, des eolides semblables a de petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l'auricule myosotis, a coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, des cineraires, des petricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc. Quant aux articules, Conseil les a, sur ses notes, tres justement divises en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes des crustaces, des cirrhopodes et des annelides. Les crustaces se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres comprend les decapodes, c'est-a-dire les animaux dont la tete et le thorax sont le plus generalement soudes entre eux, dont l'appareil buccal est compose de plusieurs paires de membres, et qui possedent quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la methode de notre maitre Milne Edwards, qui fait trois sections des decapodes : les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont legerement barbares, mais ils sont justes et precis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le front est arme de deux grandes pointes divergentes, l'inachus scorpion, qui -- je ne sais pourquoi -- symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres-massena, des lambres-spinimanes, probablement egares sur ce haut-fond, car d'ordinaire ils vivent a de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, des calappiens granuleux -- tres faciles a digerer, fait observer Conseil -- des corystes edentes, des ebalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivises en cinq familles, les cuirasses, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estimee chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gebies riveraines, et toutes sortes d'especes comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sont les seuls homards de la Mediterranee. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritees derriere cette coquille abandonnee dont elles s'emparent, des homoles a front epineux, des bernard-l'ermite, des porcellanes, etc. La s'arretait le travail de Conseil. Le temps lui avait manque pour completer la classe des crustaces par l'examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomostracees. Et pour terminer l'etude des articules marins, il aurait du citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annelides qu'il n'eut pas manque de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le _Nautilus_, ayant depasse le haut-fond du detroit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumee. Des lors plus de mollusques, plus d'articules, plus de zoophytes. A peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres. Pendant la nuit du 16 au 17 fevrier, nous etions entres dans ce second bassin mediterraneen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille metres. Le _Nautilus_, sous l'impulsion de son helice, glissant sur ses plans inclines, s'enfonca jusqu'aux dernieres couches de la mer. La, a defaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit a mes regards bien des scenes emouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Mediterranee si feconde en sinistres. De la cote algerienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de batiments ont disparu ! La Mediterranee n'est qu'un lac, comparee aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c'est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd'hui propice et caressant pour la frele tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur tourmente, demonte par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent a coups precipites. Ainsi, dans cette promenade rapide a travers les couches profondes, que d'epaves j'apercus gisant sur le sol, les unes deja empatees par les coraux, les autres revetues seulement d'une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d'helice, des morceaux de machines, des cylindres brises, des chaudieres defoncees, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-la renversees. De ces navires naufrages, les uns avaient peri par collision, les autres pour avoir heurte quelque ecueil de granit. J'en vis qui avaient coule a pic, la mature droite, le greement raidi par l'eau. Ils avaient l'air d'etre a l'ancre dans une immense rade foraine et d'attendre le moment du depart. Lorsque le _Nautilus_ passait entre eux et les enveloppait de ses nappes electriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numero d'ordre ! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes ! J'observai que les fonds mediterraneens etaient plus encombres de ces sinistres epaves a mesure que le _Nautilus_ se rapprochait du detroit de Gibraltar. Les cotes d'Afrique et d'Europe se resserrent alors, et dans cet etroit espace, les rencontres sont frequentes. Je vis la de nombreuses carenes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couches, les autres debout, semblables a des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminee courbee, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail separe de l'etambot et retenu encore par une chaine de fer, son tableau d'arriere ronge par les sels marins, se presentait sous un aspect terrible ! Combien d'existences brisees dans son naufrage ! Combien de victimes entrainees sous les flots ! Quelque matelot du bord avait-il survecu pour raconter ce terrible desastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre ? Je ne sais pourquoi, il me vint a la pensee que ce bateau enfoui sous la mer pouvait etre l'_Atlas_, disparu corps et biens depuis une vingtaine d'annees, et dont on n'a jamais entendu parler ! Ah ! quelle sinistre histoire serait a faire que celle de ces fonds mediterraneens, de ce vaste ossuaire, ou tant de richesses se sont perdues, ou tant de victimes ont trouve la mort ! Cependant, le _Nautilus_, indifferent et rapide, courait a toute helice au milieu de ces ruines. Le 18 fevrier, vers trois heures du matin, il se presentait a l'entree du detroit de Gibraltar. La existent deux courants : un courant superieur, depuis longtemps reconnu, qui amene les eaux de l'Ocean dans le bassin de la Mediterranee ; puis un contre-courant inferieur, dont le raisonnement a demontre aujourd'hui l'existence. En effet, la somme des eaux de la Mediterranee, incessamment accrue par les flots de l'Atlantique et par les fleuves qui s'y jettent, devrait elever chaque annee le niveau de cette mer, car son evaporation est insuffisante pour retablir l'equilibre. Or, il n'en est pas ainsi, et on a du naturellement admettre l'existence d'un courant inferieur qui par le detroit de Gibraltar verse dans le bassin de l'Atlantique le trop-plein de la Mediterranee. Fait exact, en effet. C'est de ce contre-courant que profita le _Nautilus_. Il s'avanca rapidement par l'etroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d'Hercule enfoui, au dire de Pline et d'Avienus, avec l'ile basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l'Atlantique. VIII LA BAIE DE VIGO L'Atlantique ! Vaste etendue d'eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carres, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignoree des anciens, sauf peut-etre des Carthaginois, ces Hollandais de l'antiquite, qui dans leurs peregrinations commerciales suivaient les cotes ouest de l'Europe et de l'Afrique ! Ocean dont les rivages aux sinuosites paralleles embrassent un perimetre immense, arrose par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l'Amazone, la Plata, l'Orenoque, le Niger, le Senegal, l'Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilises et des contrees les plus sauvages ! Magnifique plaine, incessamment sillonnee par les navires de toutes les nations, abritee sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutees des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempetes ! Le _Nautilus_ en brisait les eaux sous le tranchant de son eperon, apres avoir accompli pres de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours superieur a l'un des grands cercles de la terre. Ou allions-nous maintenant, et que nous reservait l'avenir ? Le _Nautilus_, sorti du detroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint a la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues. J'y montai aussitot accompagne de Ned Land et de Conseil. A une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la peninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer etait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au _Nautilus_. Il etait presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d'enormes paquets de mer battaient a chaque instant. Nous redescendimes donc apres avoir hume quelques bouffees d'air. Je regagnai ma chambre. Conseil revint a sa cabine mais le Canadien, l'air assez preoccupe, me suivit. Notre rapide passage a travers la Mediterranee ne lui avait pas permis de mettre ses projets a execution, et il dissimulait peu son desappointement. Lorsque la porte de ma chambre fut fermee, il s'assit et me regarda silencieusement. << Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n'avez rien a vous reprocher. Dans les conditions ou naviguait le _Nautilus_, songer a le quitter eut ete de la folie ! >> Ned Land ne repondit rien. Ses levres serrees, ses sourcils fronces, indiquaient chez lui la violente obsession d'une idee fixe. << Voyons, repris-je, rien n'est desespere encore. Nous remontons la cote du Portugal. Non loin sont la France, l'Angleterre, ou nous trouverions facilement un refuge. Ah ! si le _Nautilus_, sorti du detroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s'il nous eut entraines vers ces regions a les continents manquent, je partagerais vos inquietudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisees, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque securite. >> Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les levres : << C'est pour ce soir >>, dit-il. Je me redressai subitement. J'etais, je l'avoue, peu prepare a cette communication. J'aurais voulu repondre au Canadien, mais les mots ne me vinrent pas. << Nous etions convenus d'attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu'a quelques milles de la cote espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J'ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. >> Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de moi : << Ce soir, a neuf heures, dit-il. J'ai prevenu Conseil. A ce moment-la, le capitaine Nemo sera enferme dans sa chambre et probablement couche. Ni les mecaniciens, ni les hommes de l'equipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l'escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliotheque a deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mat et la voile sont dans le canot. Je suis meme parvenu a y porter quelques provisions. Je me suis procure une clef anglaise pour devisser les ecrous qui attachent le canot a la coque du _Nautilus_. Ainsi tout est pret. A ce soir. -- La mer est mauvaise, dis-je. -- J'en conviens, repond le Canadien, mais il faut risquer cela. La liberte vaut qu'on la paye. D'ailleurs, l'embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas a cent lieues au large ? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons debarques sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, a la grace de Dieu et a ce soir ! >> Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J'avais imagine que, le cas echeant, j'aurais eu le temps de reflechir, de discuter. Mon opiniatre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, apres tout ? Ned Land avait cent fois raison. C'etait presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilite de compromettre dans un interet tout personnel l'avenir de mes compagnons ? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entrainer au large de toutes terres ? En ce moment, un sifflement assez fort m'apprit que les reservoirs se remplissaient, et le _Nautilus_ s'enfonca sous les flots de l'Atlantique. Je demeurai dans ma chambre. Je voulais eviter le capitaine pour cacher a ses yeux l'emotion qui me dominait. Triste Journee que je passai ainsi, entre le desir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d'abandonner ce merveilleux _Nautilus_, laissant inachevees mes etudes sous-marines ! Quitter ainsi cet ocean, << mon Atlantique >>, comme je me plaisais a le nommer, sans en avoir observe les dernieres couches, sans lui avoir derobe ces secrets que m'avaient reveles les mers des Indes et du Pacifique ! Mon roman me tombait des mains des le premier volume, mon reve s'interrompait au plus beau moment ! Quelles heures mauvaises s'ecoulerent ainsi, tantot me voyant en surete, a terre, avec mes compagnons, tantot souhaitant, en depit de ma raison, que quelque circonstance imprevue empechat la realisation des projets de Ned Land. Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du _Nautilus_ nous rapprochait, en effet, ou nous eloignait de la cote. Mais non. Le _Nautilus_ se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l'Ocean. Il fallait donc en prendre son parti et se preparer a fuir. Mon bagage n'etait pas lourd. Mes notes, rien de plus. Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu'il penserait de notre evasion, quelles inquietudes, quels torts peut-etre elle lui causerait, et ce qu'il ferait dans le double cas ou elle serait ou revelee ou manquee ! Sans doute je n'avais pas a me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalite ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais etre taxe d'ingratitude. Aucun serment ne nous liait a lui. C'etait sur la force des choses seule qu'il comptait et non sur notre parole pour nous fixer a jamais aupres de lui. Mais cette pretention hautement avouee de nous retenir eternellement prisonniers a son bord justifiait toutes nos tentatives. Je n'avais pas revu le capitaine depuis notre visite a l'ile de Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa presence avant notre depart ? Je le desirais et je le craignais tout a la fois. J'ecoutai si je ne l'entendrais pas marcher dans sa chambre contigue a la mienne. Aucun bruit ne parvint a mon oreille. Cette chambre devait etre deserte. Alors j'en vins a me demander si cet etrange personnage etait a bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quitte le _Nautilus_ pour un service mysterieux, mes idees s'etaient, en ce qui le concerne, legerement modifiees. Je pensais, bien qu'il eut pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conserve avec la terre quelques relations d'une certaine espece. Ne quittait-il jamais le _Nautilus_ ? Des semaines entieres s'etaient souvent ecoulees sans que je l'eusse rencontre. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie a des acces de misanthropie, n'accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m'echappait jusqu'ici ? Toutes ces idees et mille autres m'assaillirent a la fois. Le champ des conjectures ne peut etre qu'infini dans l'etrange situation ou nous sommes. J'eprouvais un malaise insupportable. Cette journee d'attente me semblait eternelle. Les heures sonnaient trop lentement au gre de mon impatience. Mon diner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, etant trop preoccupe. Je quittai la table a sept heures. Cent vingt minutes -- je les comptais -- me separaient encore du moment ou je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J'allais et venais, esperant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L'idee de succomber dans notre temeraire entreprise etait le moins penible de mes soucis ; mais a la pensee de voir notre projet decouvert avant d'avoir quitte le _Nautilus_, a la pensee d'etre ramene devant le capitaine Nemo irrite, ou, ce qui eut ete pis, contriste de mon abandon, mon coeur palpitait. Je voulus revoir le salon une derniere fois. Je pris par les coursives, et j'arrivai dans ce musee ou j'avais passe tant d'heures agreables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces tresors, comme un homme a la veille d'un eternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d'oeuvre de l'art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j'allais les abandonner pour jamais. J'aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon a travers les eaux de l'Atlantique ; mais les panneaux etaient hermetiquement fermes et un manteau de tole me separait de cet Ocean que je ne connaissais pas encore. En parcourant ainsi le salon, j'arrivai pres de la porte, menagee dans le pan coupe, qui s'ouvrait sur la chambre du capitaine. A mon grand etonnement, cette porte etait entrebaillee. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo etait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n'entendant aucun bruit, je m'approchai. La chambre etait deserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas a l'interieur. Toujours le meme aspect severe, cenobitique. En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues a la paroi et que je n'avais pas remarquees pendant ma premiere visite, frapperent mes regards. C'etaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l'existence n'a ete qu'un perpetuel devouement a une grande idee humaine, Kosciusko, le heros tombe au cri de _Finis Polonioe_, Botzaris, le Leonidas de la Grece moderne, O'Connell, le defenseur de l'Irlande, Washington, le fondateur de l'Union americaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombe sous la balle d'un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l'affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu a son gibet, tel que l'a si terriblement dessine le crayon de Victor Hugo. Quel lien existait-il entre ces ames heroiques et l'ame du capitaine Nemo ? Pouvais-je enfin, de cette reunion de portraits, degager le mystere de son existence ? Etait-il le champion des peuples opprimes, le liberateur des races esclaves ? Avait-il figure dans les dernieres commotions politiques ou sociales de ce siecle. Avait-il ete l'un des heros de la terrible guerre americaine, guerre lamentable et a jamais glorieuse ?... Tout a coup l'horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m'arracha a mes reves. Je tressaillis comme si un oeil invisible eut pu plonger au plus secret de mes pensees, et je me precipitai hors de la chambre. La, mes regards s'arreterent sur la boussole. Notre direction etait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse moderee, le manometre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien. Je regagnai ma chambre. Je me vetis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublee de peau de phoque. J'etais pret. J'attendis. Les fremissements de l'helice troublaient seuls le silence profond qui regnait a bord. J'ecoutais, je tendais l'oreille. Quelque eclat de voix ne m'apprendrait-il pas, tout a coup, que Ned Land venait d'etre surpris dans ses projets d'evasion ? Une inquietude mortelle m'envahit. J'essayai vainement de reprendre mon sang-froid. A neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille pres de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui etait plonge dans une demi-obscurite, mais desert. J'ouvris la porte communiquant avec la bibliotheque. Meme clarte insuffisante, meme solitude. J'allai me poster pres de la porte qui donnait sur la cage de l'escalier central. J'attendis le signal de Ned Land. En ce moment, les fremissements de l'helice diminuerent sensiblement, puis ils cesserent tout a fait. Pourquoi ce changement dans les allures du _Nautilus_ ? Cette halte favorisait-elle ou genait-elle les desseins de Ned Land, je n'aurais pu le dire. Le silence n'etait plus trouble que par les battements de mon coeur. Soudain, un leger choc se fit sentir. Je compris que le _Nautilus_ venait de s'arreter sur le fond de l'ocean. Mon inquietude redoubla. Le signal du Canadien ne m'arrivait pas. J'avais envie de rejoindre Ned Land pour l'engager a remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires... En ce moment, la porte du grand salon s'ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m'apercut, et, sans autre preambule : << Ah ! Monsieur le professeur, dit-il d'un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d'Espagne ? >> On saurait a fond l'histoire de son propre pays que, dans les conditions ou je me trouvais, l'esprit trouble, la tete perdue, on ne pourrait en citer un mot. << Eh bien ? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question ? Savez-vous l'histoire d'Espagne ? -- Tres mal, repondis-je. -- Voila bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux episode de cette histoire. >> Le capitaine s'etendit sur un divan, et, machinalement, je pris place aupres de lui, dans la penombre. << Monsieur le professeur, me dit-il, ecoutez-moi bien. Cette histoire vous interessera par un certain cote, car elle repondra a une question que sans doute vous n'avez pu resoudre. -- Je vous ecoute, capitaine, dis-je, ne sachant ou mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait a nos projets de fuite. -- Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons a 1702. Vous n'ignorez pas qu'a cette epoque, votre roi Louis XIV, croyant qu'il suffisait d'un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrenees sous terre, avait impose le duc d'Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui regna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, a forte partie. << En effet, l'annee precedente, les maisons royales de Hollande, d'Autriche et d'Angleterre, avaient conclu a la Haye un traite d'alliance, dans le but d'arracher la couronne d'Espagne a Philippe V, pour la placer sur la tete d'un archiduc, auquel elles donnerent prematurement le nom de Charles III. << L'Espagne dut resister a cette coalition. Mais elle etait a peu pres depourvue de soldats et de marins. Cependant, l'argent ne lui manquait pas, a la condition toutefois que ses galions, charges de l'or et de l'argent de l'Amerique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandes par l'amiral de Chateau-Renaud, car les marines coalisees couraient alors l'Atlantique. << Ce convoi devait se rendre a Cadix, mais l'amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, resolut de rallier un port de France. << Les commandants espagnols du convoi protesterent contre cette decision. Ils voulurent etre conduits dans un port espagnol, et, a defaut de Cadix, dans la baie de Vigo, situee sur la cote nord-ouest de l'Espagne, et qui n'etait pas bloquee. << L'amiral de Chateau-Renaud eut la faiblesse d'obeir a cette injonction, et les galions entrerent dans la baie de Vigo. << Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut etre aucunement defendue. Il fallait donc se hater de decharger les galions avant l'arrivee des flottes coalisees, et le temps n'eut pas manque a ce debarquement, si une miserable question de rivalite n'eut surgi tout a coup. << Vous suivez bien l'enchainement des faits ? me demanda le capitaine Nemo. -- Parfaitement, dis-je, ne sachant encore a quel propos m'etait faite cette lecon d'histoire. -- Je continue. Voici ce qui se passa. Les commercants de Cadix avaient un privilege d'apres lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, debarquer les lingots des galions au port de Vigo, c'etait aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc a Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans proceder a son dechargement, resterait en sequestre dans la rade de Vigo jusqu'au moment ou les flottes ennemies se seraient eloignees. << Or, pendant que l'on prenait cette decision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arriverent dans la baie de Vigo. L'amiral de Chateau-Renaud, malgre ses forces inferieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s'engloutirent avec leurs immenses tresors. >> Le capitaine Nemo s'etait arrete. Je l'avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m'interesser. << Eh bien ? Lui demandai-je. -- Eh bien, monsieur Aronnax, me repondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu'a vous d'en penetrer les mysteres. >> Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J'avais eu le temps de me remettre. J'obeis. Le salon etait obscur, mais a travers les vitres transparentes etincelaient les flots de la mer. Je regardai. Autour du _Nautilus_, dans un rayon d'une demi-mille, les eaux apparaissaient impregnees de lumiere electrique. Le fond sableux etait net et clair. Des hommes de l'equipage, revetus de scaphandres, s'occupaient a deblayer des tonneaux a demi pourris, des caisses eventrees, au milieu d'epaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'echappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en etait jonche. Puis, charges de ce precieux butin, ces hommes revenaient au _Nautilus_, y deposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inepuisable peche d'argent et d'or. Je comprenais. C'etait ici le theatre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici meme avaient coule les galions charges pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son _Nautilus_. C'etait pour lui, pour lui seul que l'Amerique avait livre ses precieux metaux. Il etait l'heritier direct et sans partage de ces tresors arraches aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez ! << Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contint tant de richesse ? -- Je savais, repondis-je, que l'on evalue a deux millions de tonnes l'argent qui est tenu en suspension dans ses eaux. -- Sans doute, mais pour extraire cet argent, les depenses l'emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n'ai qu'a ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille theatres de naufrages dont ma carte sous-marine a note la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche a milliards ? -- Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu'en exploitant precisement cette baie de Vigo, vous n'avez fait que devancer les travaux d'une societe rivale. -- Et laquelle ? -- Une societe qui a recu du gouvernement espagnol le privilege de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont alleches par l'appat d'un enorme benefice, car on evalue a cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragees. -- Cinq cents millions ! me repondit le capitaine Nemo. Ils y etaient, mais ils n'y sont plus. -- En effet, dis-je. Aussi un bon avis a ces actionnaires serait-il acte de charite. Qui sait pourtant s'il serait bien recu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d'ordinaire, c'est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles esperances. Je les plains moins apres tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien reparties eussent pu profiter, tandis qu'elles seront a jamais steriles pour eux ! >> Je n'avais pas plutot exprime ce regret que je sentis qu'il avait du blesser le capitaine Nemo. << Steriles ! repondit-il en s'animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c'est moi qui les ramasse ? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces tresors ? Qui vous dit que je n'en fais pas un bon usage ? Croyez-vous que j'ignore qu'il existe des etres souffrants, des races opprimees sur cette terre, des miserables a soulager, des victimes a venger ? Ne comprenez-vous pas ?... >> Le capitaine Nemo s'arreta sur ces dernieres paroles, regrettant peut-etre d'avoir trop parle. Mais j'avais devine. Quels que fussent les motifs qui l'avaient force a chercher l'independance sous les mers, avant tout il etait reste un homme ! Son coeur palpitait encore aux souffrances de l'humanite, et son immense charite s'adressait aux races asservies comme aux individus ! Et je compris alors a qui etaient destines ces millions expedies par le capitaine Nemo, lorsque le _Nautilus_ naviguait dans les eaux de la Crete insurgee ! IX UN CONTINENT DISPARU Le lendemain matin, 19 fevrier, je vis entrer le Canadien dans ma chambre. J'attendais sa visite. Il avait l'air tres desappointe. << Eh bien, monsieur ? me dit-il. -- Oui ! il a fallu que ce damne capitaine s'arretat precisement a l'heure ou nous allions fuir son bateau. -- Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier. -- Son banquier ! -- Ou plutot sa maison de banque. J'entends par la cet Ocean ou ses richesses sont plus en surete qu'elles ne le seraient dans les caisses d'un Etat. >> Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret espoir de le ramener a l'idee de ne point abandonner le capitaine ; mais mon recit n'eut d'autre resultat que le regret energiquement exprime par Ned de n'avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo. << Enfin, dit-il, tout n'est pas fini ! Ce n'est qu'un coup de harpon perdu ! Une autre fois nous reussirons, et des ce soir s'il le faut... -- Quelle est la direction du _Nautilus_ ? demandai-je. -- Je l'ignore, repondit Ned. -- Eh bien ! a midi, nous verrons le point. >> Le Canadien retourna pres de Conseil. Des que je fus habille, je passai dans le salon. Le compas n'etait pas rassurant. La route du _Nautilus_ etait sud-sud-ouest. Nous tournions le dos a l'Europe. J'attendis avec une certaine impatience que le point fut reporte sur la carte. Vers onze heures et demie, les reservoirs se viderent, et notre appareil remonta a la surface de l'Ocean. Je m'elancai vers la plate-forme. Ned Land m'y avait precede. Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles a l'horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu'au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Esperance. Le temps etait couvert. Un coup de vent se preparait. Ned rageant, essayait de percer l'horizon brumeux. Il esperait encore que, derriere tout ce brouillard, s'etendait cette terre si desiree. A midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette eclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nous redescendimes, et le panneau fut referme. Une heure apres, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du _Nautilus_ etait indiquee par 16deg.17' de longitude et 33deg.22' de latitude, a cent cinquante lieues de la cote la plus rapprochee. Il n'y avait pas moyen de songer a fuir, et je laisse a penser quelles furent les coleres du Canadien, quand je lui fis connaitre notre situation. Pour mon compte, je ne me desolai pas outre mesure. Je me sentis comme soulage du poids qui m'oppressait, et je pus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels. Le soir, vers onze heures, je recus la visite tres inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatigue d'avoir veille la nuit precedente. Je repondis negativement. << Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion. -- Proposez, capitaine. -- Vous n'avez encore visite les fonds sous-marins que le jour et sous la clarte du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure ? -- Tres volontiers. -- Cette promenade sera fatigante, je vous en previens. Il faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas tres bien entretenus. -- Ce que vous me dites la, capitaine, redouble ma curiosite. Je suis pret a vous suivre. -- Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revetir nos scaphandres. >> Arrive au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l'equipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemo ne m'avait pas meme propose d'emmener Ned ou Conseil. En quelques instants, nous eumes revetu nos appareils. On placa sur notre dos les reservoirs abondamment charges d'air, mais les lampes electriques n'etaient pas preparees. Je le fis observer au capitaine. << Elles nous seraient inutiles >>, repondit-il. Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus reiterer mon observation, car la tete du capitaine avait deja disparu dans son enveloppe metallique. J'achevai de me harnacher, je sentis qu'on me placait dans la main un baton ferre, et quelques minutes plus tard, apres la manoeuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond de l'Atlantique, a une profondeur de trois cents metres. Minuit approchait. Les eaux etaient profondement obscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeatre, une sorte de large lueur, qui brillait a deux milles environ du _Nautilus_. Ce qu'etait ce feu, quelles matieres l'alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masse liquide, je n'aurais pu le dire. En tout cas, il nous eclairait, vaguement il est vrai, mais je m'accoutumai bientot a ces tenebres particulieres, et je compris, dans cette circonstance, l'inutilite des appareils Ruhmkorff. Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l'un pres de l'autre, directement sur le feu signale. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambees, nous aidant du baton ; mais notre marche etait lente, en somme, car nos pieds s'enfoncaient souvent dans une sorte de vase petrie avec des algues et semee de pierres plates. Tout en avancant, j'entendais une sorte de gresillement au-dessus de ma tete. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un petillement continu. J'en compris bientot la cause. C'etait la pluie qui tombait violemment en crepitant a la surface des flots. Instinctivement, la pensee me vint que j'allais etre trempe ! Par l'eau, au milieu de l'eau ! Je ne pus m'empecher de rire a cette idee baroque. Mais pour tout dire, sous l'epais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide element, et l'on se croit au milieu d'une atmosphere un peu plus dense que l'atmosphere terrestre, voila tout. Apres une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les meduses, les crustaces microscopiques, les pennatules l'eclairaient legerement de lueurs phosphorescentes. J'entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d'algues. Le pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon baton ferre, je serais tombe plus d'une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchatre du _Nautilus_ qui commencait a palir dans l'eloignement. Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler etaient disposes sur le fond oceanique suivant une certaine regularite que je ne m'expliquais pas. J'apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l'obscurite lointaine et dont la longueur echappait a toute evaluation. D'autres particularites se presentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes semelles de plomb ecrasaient une litiere d'ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu'etait donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi ? J'aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu'ils le suivaient dans ses excursions sous-marines, etait encore incomprehensible pour moi. Cependant, la clarte rougeatre qui nous guidait, s'accroissait et enflammait l'horizon. La presence de ce foyer sous les eaux m'intriguait au plus haut degre. Etait-ce quelque effluence electrique qui se manifestait ? Allais-je vers un phenomene naturel encore inconnu des savants de la terre ? Ou meme -- car cette pensee traversa mon cerveau -- la main de l'homme intervenait-elle dans cet embrasement ? Soufflait-elle cet incendie ? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence etrange, et auxquels il allait rendre visite ? Trouverais-je la-bas toute une colonie d'exiles, qui, las des miseres de la terre, avaient cherche et trouve l'independance au plus profond de l'Ocean ? Toutes ces idees folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d'esprit, surexcite sans cesse par la serie de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n'aurais pas ete surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que revait le capitaine Nemo ! Notre route s'eclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait au sommet d'une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j'apercevais n'etait qu'une simple reverberation developpee par le cristal des couches d'eau. Le foyer, source de cette inexplicable darte, occupait le versant oppose de la montagne. Au milieu des dedales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique, le capitaine Nemo s'avancait sans hesitation. Il connaissait cette sombre route. Il l'avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s'y perdre. Je le suivais avec une confiance inebranlable. Il m'apparaissait comme un des genies de la mer, et quand il marchait devant moi, j'admirais sa haute stature qui se decoupait en noir sur le fond lumineux de l'horizon. Il etait une heure du matin. Nous etions arrives aux premieres rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s'aventurer par les sentiers difficiles d'un vaste taillis. Oui ! un taillis d'arbres morts, sans feuilles, sans seve, arbres mineralises sous l'action des eaux, et que dominaient ca et la des pins gigantesques. C'etait comme une houillere encore debout, tenant par ses racines au sol effondre, et dont la ramure, a la maniere des fines decoupures de papier noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l'on se figure une foret du Hartz, accrochee aux flancs d'une montagne, mais une foret engloutie. Les sentiers etaient encombres d'algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustaces. J'allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs etendus, brisant les lianes de mer qui se balancaient d'un arbre a l'autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. Entraine, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas. Quel spectacle ! Comment le rendre ? Comment peindre l'aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colores de tons rouges sous cette clarte que doublait la puissance reverberante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s'eboulaient ensuite par pans enormes avec un sourd grondement d'avalanche. A droite, a gauche, se creusaient de tenebreuses galeries ou se perdait le regard. Ici s'ouvraient de vastes clairieres, que la main de l'homme semblait avoir degagees, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces regions sous-marines n'allait pas tout a coup m'apparaitre. Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arriere. Je le suivais hardiment. Mon baton me pretait un utile secours. Un faux pas eut ete dangereux sur ces etroites passes evidees aux flancs des gouffres ; mais j'y marchais d'un pied ferme et sans ressentir l'ivresse du vertige. Tantot je sautais une crevasse dont la profondeur m'eut fait reculer au milieu des glaciers de la terre ; tantot je m'aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetes d'un abime a l'autre, sans regarder sous mes pieds, n'ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette region. La, des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irregulierement decoupees, semblaient defier les lois de l'equilibre. Entre leurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-memes. Puis, des tours naturelles, de larges pans tailles a pic comme des courtines, s'inclinaient sous un angle que les lois de la gravitation n'eussent pas autorise a la surface des regions terrestres. Et moi-meme ne sentais-je pas cette difference due a la puissante densite de l'eau, quand, malgre mes lourds vetements, ma tete de cuivre, mes semelles de metal, je m'elevais sur des pentes d'une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi dire avec la legerete d'un isard ou d'un chamois ! Au recit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai etre vraisemblable ! Je suis l'historien des choses d'apparence impossible qui sont pourtant reelles, incontestables. Je n'ai point reve. J'ai vu et senti ! Deux heures apres avoir quitte le _Nautilus_, nous avions franchi la ligne des arbres, et a cent pieds au-dessus de nos tetes se dressait le pic de la montagne dont la projection faisait ombre sur l'eclatante irradiation du versant oppose. Quelques arbrisseaux petrifies couraient ca et la en zigzags grimacants. Les poissons se levaient en masse sous nos pas comme des oiseaux surpris dans les hautes herbes. La masse rocheuse etait creusee d'impenetrables anfractuosites, de grottes profondes, d'insondables trous, au fond desquels j'entendais remuer des choses formidables. Le sang me refluait jusqu'au coeur, quand j'apercevais une antenne enorme qui me barrait la route, ou quelque pince effrayante se refermant avec bruit dans l'ombre des cavites ! Des milliers de points lumineux brillaient au milieu des tenebres. C'etaient les yeux de crustaces gigantesques, tapis dans leur taniere, des homards geants se redressant comme des hallebardiers et remuant leurs pattes avec un cliquetis de ferraille, des crabes titanesques, braques comme des canons sur leurs affuts, et des poulpes effroyables entrelacant leurs tentacules comme une broussaille vivante de serpents. Quel etait ce monde exorbitant que je ne connaissais pas encore ? A quel ordre appartenaient ces articules auxquels le roc formait comme une seconde carapace ? Ou la nature avait-elle trouve le secret de leur existence vegetative, et depuis combien de siecles vivaient-ils ainsi dans les dernieres couches de l'Ocean ? Mais je ne pouvais m'arreter. Le capitaine Nemo, familiarise avec ces terribles animaux, n'y prenait plus garde. Nous etions arrives a un premier plateau, ou d'autres surprises m'attendaient encore. La se dessinaient de pittoresques ruines, qui trahissaient la main de l'homme, et non plus celle du Createur. C'etaient de vastes amoncellements de pierres ou l'on distinguait de vagues formes de chateaux, de temples, revetus d'un monde de zoophytes en fleurs, et auxquels, au lieu de lierre, les algues et les fucus faisaient un epais manteau vegetal. Mais qu'etait donc cette portion du globe engloutie par les cataclysmes ? Qui avait dispose ces roches et ces pierres comme des dolmens des temps ante-historiques ? Ou etais-je, ou m'avait entraine la fantaisie du capitaine Nemo ? J'aurais voulu l'interroger. Ne le pouvant, je l'arretai. Je saisis son bras. Mais lui, secouant la tete, et me montrant le dernier sommet de la montagne, sembla me dire : << Viens ! viens encore ! viens toujours ! >> Je le suivis dans un dernier elan, et en quelques minutes, j'eus gravi le pic qui dominait d'une dizaine de metres toute cette masse rocheuse. Je regardai ce cote que nous venions de franchir. La montagne ne s'elevait que de sept a huit cents pieds au-dessus de la plaine ; mais de son versant oppose, elle dominait d'une hauteur double le fond en contre bas de cette portion de l'Atlantique. Mes regards s'etendaient au loin et embrassaient un vaste espace eclaire par une fulguration violente. En effet, c'etait un volcan que cette montagne. A cinquante pieds au-dessous du pic, au milieu d'une pluie de pierres et de scories, un large cratere vomissait des torrents de lave, qui se dispersaient en cascade de feu au sein de la masse liquide. Ainsi pose, ce volcan, comme un immense flambeau, eclairait la plaine inferieure jusqu'aux dernieres limites de l'horizon. J'ai dit que le cratere sous-marin rejetait des laves, mais non des flammes. Il faut aux flammes l'oxygene de l'air, et elles ne sauraient se developper sous les eaux ; mais des coulees de lave, qui ont en elles le principe de leur incandescence, peuvent se porter au rouge blanc, lutter victorieusement contre l'element liquide et se vaporiser a son contact. De rapides courants entrainaient tous ces gaz en diffusion, et les torrents laviques glissaient jusqu'au bas de la montagne, comme les dejections du Vesuve sur un autre Torre del Greco. En effet, la, sous mes yeux, ruinee, abimee, jetee bas, apparaissait une ville detruite, ses toits effondres, ses temples abattus, ses arcs disloques, ses colonnes gisant a terre, ou l'on sentait encore les solides proportions d'une sorte d'architecture toscane ; plus loin, quelques restes d'un gigantesque aqueduc ; ici l'exhaussement empate d'une acropole, avec les formes flottantes d'un Parthenon ; la, des vestiges de quai, comme si quelque antique port eut abrite jadis sur les bords d'un ocean disparu les vaisseaux marchands et les triremes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles ecroulees, de larges rues desertes, toute une Pompei enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait a mes regards ! Ou etais-je ? Ou etais-je ? Je voulais le savoir a tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphere de cuivre qui emprisonnait ma tete. Mais le capitaine Nemo vint a moi et m'arreta d'un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s'avanca vers un roc de basalte noire et traca ce seul mot : ATLANTIDE Quel eclair traversa mon esprit ! L'Atlantide, l'ancienne Meropide de Theopompe, l'Atlantide de Platon, ce continent nie par Origene, Porphyre, Jamblique, D'Anville, Malte-Brun, Humboldt, qui mettaient sa disparition au compte des recits legendaires, admis par Possidonius, Pline, Ammien-Marcellin, Tertullien, Engel, Sherer, Tournefort, Buffon, d'Avezac, je l'avais la sous les yeux, portant encore les irrecusables temoignages de sa catastrophe ! C'etait donc cette region engloutie qui existait en dehors de l'Europe, de l'Asie, de la Libye, au-dela des colonnes d'Hercule, ou vivait ce peuple puissant des Atlantes, contre lequel se firent les premieres guerres de l'ancienne Grece ! L'historien qui a consigne dans ses ecrits les hauts faits de ces temps heroiques, c'est Platon lui-meme. Son dialogue de Timee et de Critias a ete, pour ainsi dire, trace sous l'inspiration de Solon, poete et legislateur. Un jour, Solon s'entretenait avec quelques sages vieillards de Sais, ville deja vieille de huit cents ans, ainsi que le temoignaient ses annales gravees sur le mur sacre de ses temples. L'un de ces vieillards raconta l'histoire d'une autre ville plus ancienne de mille ans. Cette premiere cite athenienne, agee de neuf cents siecles, avait ete envahie et en partie detruite par les Atlantes. Ces Atlantes, disait-il, occupaient un continent immense plus grand que l'Afrique et l'Asie reunies, qui couvrait une surface comprise du douzieme degre de latitude au quarantieme degre nord. Leur domination s'etendait meme a l'Egypte. Ils voulurent l'imposer jusqu'en Grece, mais ils durent se retirer devant l'indomptable resistance des Hellenes. Des siecles s'ecoulerent. Un cataclysme se produisit, inondations, tremblements de terre. Une nuit et un jour suffirent a l'aneantissement de cette Atlantide dont les plus hauts sommets, Madere, les Acores, les Canaries, les iles du cap Vert, emergent encore. Tels etaient ces souvenirs historiques que l'inscription du capitaine Nemo faisait palpiter dans mon esprit. Ainsi donc, conduit par la plus etrange destinee, je foulais du pied l'une des montagnes de ce continent ! Je touchais de la main ces ruines mille fois seculaires et contemporaines des epoques geologiques ! Je marchais la meme ou avaient marche les contemporains du premier homme ! J'ecrasais sous mes lourdes semelles ces squelettes d'animaux des temps fabuleux, que ces arbres, maintenant mineralises, couvraient autrefois de leur ombre ! Ah ! pourquoi le temps me manquait-il ! J'aurais voulu descendre les pentes abruptes de cette montagne, parcourir en entier ce continent immense qui sans doute reliait l'Afrique a l'Amerique, et visiter ces grandes cites antediluviennes. La, peut-etre, sous mes regards, s'etendaient Makhimos, la guerriere, Eusebes, la pieuse, dont les gigantesques habitants vivaient des siecles entiers, et auxquels la force ne manquait pas pour entasser ces blocs qui resistaient encore a l'action des eaux. Un jour peut-etre, quelque phenomene eruptif les ramenera a la surface des flots, ces ruines englouties ! On a signale de nombreux volcans sous-marins dans cette portion de l'Ocean, et bien des navires ont senti des secousses extraordinaires en passant sur ces fonds tourmentes. Les uns ont entendu des bruits sourds qui annoncaient la lutte profonde des elements ; les autres ont recueilli des cendres volcaniques projetees hors de la mer. Tout ce sol jusqu'a l'Equateur est encore travaille par les forces plutoniennes. Et qui sait si, dans une epoque eloignee, accrus par les dejections volcaniques et par les couches successives de laves, des sommets de montagnes ignivomes n'apparaitront pas a la surface de l'Atlantique ! Pendant que je revais ainsi, tandis que je cherchais a fixer dans mon souvenir tous les details de ce paysage grandiose, le capitaine Nemo, accoude sur une stele moussue, demeurait immobile et comme petrifie dans une muette extase. Songeait-il a ces generations disparues et leur demandait-il le secret de la destinee humaine ? Etait-ce a cette place que cet homme etrange venait se retremper dans les souvenirs de l'histoire, et revivre de cette vie antique, lui qui ne voulait pas de la vie moderne ? Que n'aurais-je donne pour connaitre ses pensees, pour les partager, pour les comprendre ! Nous restames a cette place pendant une heure entiere, contemplant la vaste plaine sous l'eclat des laves qui prenaient parfois une intensite surprenante. Les bouillonnements interieurs faisaient courir de rapides frissonnements sur l'ecorce de la montagne. Des bruits profonds, nettement transmis par ce milieu liquide, se repercutaient avec une majestueuse ampleur. En ce moment, la lune apparut un instant a travers la masse des eaux et jeta quelques pales rayons sur le continent englouti. Ce ne fut qu'une lueur, mais d'un indescriptible effet. Le capitaine se leva, jeta un dernier regard a cette immense plaine ; puis de la main il me fit signe de le suivre. Nous descendimes rapidement la montagne. La foret minerale une fois depassee, j'apercus le fanal du _Nautilus_ qui brillait comme une etoile. Le capitaine marcha droit a lui, et nous etions rentres a bord au moment ou les premieres teintes de l'aube blanchissaient la surface de l'Ocean. X LES HOUILLERES SOUS-MARINES Le lendemain, 20 fevrier, je me reveillais fort tard. Les fatigues de la nuit avaient prolonge mon sommeil jusqu'a onze heures. Je m'habillai promptement. J'avais hate de connaitre la direction du _Nautilus_. Les instruments m'indiquerent qu'il courait toujours vers le sud avec une vitesse de vingt milles a l'heure par une profondeur de cent metres. Conseil entra. Je lui racontai notre excursion nocturne, et, les panneaux etant ouverts, il put encore entrevoir une partie de ce continent submerge. En effet, le _Nautilus_ rasait a dix metres du sol seulement la plaine de l'Atlantide. Il filait comme un ballon emporte par le vent au-dessus des prairies terrestres ; mais il serait plus vrai de dire que nous etions dans ce salon comme dans le wagon d'un train express. Les premiers plans qui passaient devant nos yeux, c'etaient des rocs decoupes fantastiquement, des forets d'arbres passes du regne vegetal au regne animal, et dont l'immobile silhouette grimacait sous les flots. C'etaient aussi des masses pierreuses enfouies sous des tapis d'axidies et d'anemones, herissees de longues hydrophytes verticales, puis des blocs de laves etrangement contournes qui attestaient toute la fureur des expansions plutoniennes. Tandis que ces sites bizarres resplendissaient sous nos feux electriques, je racontais a Conseil l'histoire de ces Atlantes, qui, au point de vue purement imaginaire, inspirerent a Bailly tant de pages charmantes. Je lui disais les guerres de ces peuples heroiques. Je discutais la question de l'Atlantide en homme qui ne peut plus douter. Mais Conseil, distrait, m'ecoutait peu, et son indifference a traiter ce point historique me fut bientot expliquee. En effet, de nombreux poissons attiraient ses regards, et quand passaient des poissons, Conseil, emporte dans les abimes de la classification, sortait du monde reel. Dans ce cas, je n'avais plus qu'a le suivre et a reprendre avec lui nos etudes ichtyologiques. Du reste, ces poissons de l'Atlantique ne differaient pas sensiblement de ceux que nous avions observes jusqu'ici. C'etaient des raies d'une taille gigantesque, longues de cinq metres et douees d'une grande force musculaire qui leur permet de s'elancer au-dessus des flots, des squales d'especes diverses, entre autres, un glauque de quinze pieds, a dents triangulaires et aigues, que sa transparence rendait presque invisible au milieu des eaux, des sagres bruns, des humantins en forme de prismes et cuirasses d'une peau tuberculeuse, des esturgeons semblables a leurs congeneres de la Mediterranee, des syngnathes-trompettes, longs d'un pied et demi, jaune-brun, pourvus de petites nageoires grises, sans dents ni langue, et qui defilaient comme de fins et souples serpents. Parmi les poissons osseux, Conseil nota des makairas noiratres, longs de trois metres et armes a leur machoire superieure d'une epee percante, des vives, aux couleurs animees, connues du temps d'Aristote sous le nom de dragons marins et que les aiguillons de leur dorsale rendent tres dangereux a saisir, puis, des coryphemes, au dos brun raye de petites raies bleues et encadre dans une bordure d'or, de belles dorades, des chrysostones-lune, sortes de disques a reflets d'azur, qui, eclaires en dessus par les rayons solaires, formaient comme des taches d'argent, enfin des xyphias-espadons, longs de huit metres, marchant par troupes, portant des nageoires jaunatres taillees en faux et de longs glaives de six pieds, intrepides animaux, plutot herbivores que piscivores, qui obeissaient au moindre signe de leurs femelles comme des maris bien styles. Mais tout en observant ces divers echantillons de la faune marine, je ne laissais pas d'examiner les longues plaines de l'Atlantide. Parfois, de capricieux accidents du sol obligeaient le _Nautilus_ a ralentir sa vitesse, et il se glissait alors avec l'adresse d'un cetace dans d'etroits etranglements de collines. Si ce labyrinthe devenait inextricable, l'appareil s'elevait alors comme un aerostat, et l'obstacle franchi, il reprenait sa course rapide a quelques metres au-dessus du fond. Admirable et charmante navigation, qui rappelait les manoeuvres d'une promenade aerostatique, avec cette difference toutefois que le _Nautilus_ obeissait passivement a la main de son timonier. Vers quatre heures du soir, le terrain, generalement compose d'une vase epaisse et entremelee de branches mineralisees, se modifia peu a peu, il devint plus rocailleux et parut seme de conglomerats, de tufs basaltiques, avec quelques semis de laves et d'obsidiennes sulfureuses. Je pensai que la region des montagnes allait bientot succeder aux longues plaines, et, en effet, dans certaines evolutions du _Nautilus_, j'apercus l'horizon meridional barre par une haute muraille qui semblait fermer toute issue. Son sommet depassait evidemment le niveau de l'Ocean. Ce devait etre un continent, ou tout au moins une ile, soit une des Canaries, soit une des iles du cap Vert. Le point n'ayant pas ete fait -- a dessein peut-etre -- j'ignorais notre position. En tout cas, une telle muraille me parut marquer la fin de cette Atlantide, dont nous n'avions parcouru, en somme, qu'une minime portion. La nuit n'interrompit pas mes observations. J'etais reste seul. Conseil avait regagne sa cabine. Le _Nautilus_, ralentissant son allure, voltigeait au-dessus des masses confuses du sol, tantot les effleurant comme s'il eut voulu s'y poser, tantot remontant capricieusement a la surface des flots. J'entrevoyais alors quelques vives constellations a travers le cristal des eaux, et precisement cinq ou six de ces etoiles zodiacales qui trainent a la queue d'Orion. Longtemps encore, je serais reste a ma vitre, admirant les beautes de la mer et du ciel, quand les panneaux se refermerent. A ce moment, le _Nautilus_ etait arrive a l'aplomb de la haute muraille. Comment manoeuvrerait-il, je ne pouvais le deviner. Je regagnai ma chambre. Le _Nautilus_ ne bougeait plus. Je m'endormis avec la ferme intention de me reveiller apres quelques heures de sommeil. Mais, le lendemain, il etait huit heures lorsque je revins au salon. Je regardai le manometre. Il m'apprit que le _Nautilus_ flottait a la surface de l'Ocean. J'entendais, d'ailleurs, un bruit de pas sur la plate-forme. Cependant aucun roulis ne trahissait l'ondulation des lames superieures. Je montai jusqu'au panneau. Il etait ouvert. Mais, au lieu du grand jour que j'attendais, je me vis environne d'une obscurite profonde. Ou etions-nous ? M'etais-je trompe ? Faisait-il encore nuit ? Non ! Pas une etoile ne brillait, et la nuit n'a pas de ces tenebres absolues. Je ne savais que penser, quand une voix me dit : << C'est vous, monsieur le professeur ? -- Ah ! capitaine Nemo, repondis-je, ou sommes-nous ? -- Sous terre, monsieur le professeur. -- Sous terre ! m'ecriai-je ! Et le _Nautilus_ flotte encore ? -- Il flotte toujours. -- Mais, je ne comprends pas ? -- Attendez quelques instants. Notre fanal va s'allumer, et, si vous aimez les situations claires, vous serez satisfait. >> Je mis le pied sur la plate-forme et j'attendis. L'obscurite etait si complete que je n'apercevais meme pas le capitaine Nemo. Cependant, en regardant au zenith, exactement au-dessus de ma tete, je crus saisir une lueur indecise, une sorte de demi-jour qui emplissait un trou circulaire. En ce moment, le fanal s'alluma soudain, et son vif eclat fit evanouir cette vague lumiere. Je regardai, apres avoir un instant ferme mes yeux eblouis par le jet electrique. Le _Nautilus_ etait stationnaire. Il flottait aupres d'une berge disposee comme un quai. Cette mer qui le supportait en ce moment, c'etait un lac emprisonne dans un cirque de murailles qui mesurait deux milles de diametre, soit six milles de tour. Son niveau, -- le manometre l'indiquait -- ne pouvait etre que le niveau exterieur, car une communication existait necessairement entre ce lac et la mer. Les hautes parois, inclinees sur leur base, s'arrondissaient en voute et figuraient un immense entonnoir retourne, dont la hauteur comptait cinq ou six cents metres. Au sommet s'ouvrait un orifice circulaire par lequel j'avais surpris cette legere clarte, evidemment due au rayonnement diurne. Avant d'examiner plus attentivement les dispositions interieures de cette enorme caverne, avant de me demander si c'etait la l'ouvrage de la nature ou de l'homme, j'allai vers le capitaine Nemo. << Ou sommes-nous ? dis-je. -- Au centre meme d'un volcan eteint, me repondit le capitaine, un volcan dont la mer a envahi l'interieur a la suite de quelque convulsion du sol. Pendant que vous dormiez, monsieur le professeur, le _Nautilus_ a penetre dans ce lagon par un canal naturel ouvert a dix metres au-dessous de la surface de l'Ocean. C'est ici son port d'attache, un port sur, commode, mysterieux, abrite de tous les rhumbs du vent ! Trouvez-moi sur les cotes de vos continents ou de vos iles une rade qui vaille ce refuge assure contre la fureur des ouragans. -- En effet, repondis-je, ici vous etes en surete, capitaine Nemo. Qui pourrait vous atteindre au centre d'un volcan ? Mais, a son sommet, n'ai-je pas apercu une ouverture ? -- Oui, son cratere, un cratere empli jadis de laves, de vapeurs et de flammes, et qui maintenant donne passage a cet air vivifiant que nous respirons. -- Mais quelle est donc cette montagne volcanique ? demandai-je. -- Elle appartient a un des nombreux ilots dont cette mer est semee. Simple ecueil pour les navires, pour nous caverne immense. Le hasard me l'a fait decouvrir, et, en cela, le hasard m'a bien servi. -- Mais ne pourrait-on descendre par cet orifice qui forme le cratere du volcan ? -- Pas plus que je ne saurais y monter. Jusqu'a une centaine de pieds, la base interieure de cette montagne est praticable, mais au-dessus, les parois surplombent, et leurs rampes ne pourraient etre franchies. -- Je vois, capitaine, que la nature vous sert partout et toujours. Vous etes en surete sur ce lac, et nul que vous n'en peut visiter les eaux. Mais, a quoi bon ce refuge ? Le _Nautilus_ n'a pas besoin de port. -- Non, monsieur le professeur, mais il a besoin d'electricite pour se mouvoir, d'elements pour produire son electricite, de sodium pour alimenter ses elements, de charbon pour faire son sodium, et de houilleres pour extraire son charbon. Or, precisement ici, la mer recouvre des forets entieres qui furent enlisees dans les temps geologiques ; mineralisees maintenant et transformees en houille, elles sont pour moi une mine inepuisable. -- Vos hommes, capitaine, font donc ici le metier de mineurs ? -- Precisement. Ces mines s'etendent sous les flots comme les houilleres de Newcastle. C'est ici que, revetus du scaphandre, le pic et la pioche a la main, mes hommes vont extraire cette houille, que je n'ai pas meme demandee aux mines de la terre. Lorsque je brule ce combustible pour la fabrication du sodium, la fumee qui s'echappe par le cratere de cette montagne lui donne encore l'apparence d'un volcan en activite. -- Et nous les verrons a l'oeuvre, vos compagnons ? -- Non, pas cette fois, du moins, car je suis presse de continuer notre tour du monde sous-marin. Aussi, me contenterai-je de puiser aux reserves de sodium que je possede. Le temps de les embarquer, c'est-a-dire un jour seulement, et nous reprendrons notre voyage. Si donc vous voulez parcourir cette caverne et faire le tour du lagon, profitez de cette journee, monsieur Aronnax. >> Je remerciai le capitaine, et j'allai chercher mes deux compagnons qui n'avaient pas encore quitte leur cabine. Je les invitai a me suivre sans leur dire ou ils se trouvaient. Ils monterent sur la plate-forme. Conseil, qui ne s'etonnait de rien, regarda comme une chose tres naturelle de se reveiller sous une montagne apres s'etre endormi sous les flots. Mais Ned Land n'eut d'autre idee que de chercher si la caverne presentait quelque issue. Apres dejeuner, vers dix heures, nous descendions sur la berge. << Nous voici donc encore une fois a terre, dit Conseil. -- Je n'appelle pas cela << la terre >>, repondit le Canadien. Et d'ailleurs, nous ne sommes pas dessus, mais dessous. >> Entre le pied des parois de la montagne et les eaux du lac se developpait un rivage sablonneux qui, dans sa plus grande largeur, mesurait cinq cents pieds. Sur cette greve, on pouvait faire aisement le tour du lac. Mais la base des hautes parois formait un sol tourmente, sur lequel gisaient, dans un pittoresque entassement, des blocs volcaniques et d'enormes pierres ponces. Toutes ces masses desagregees, recouvertes d'un email poli sous l'action des feux souterrains, resplendissaient au contact des jets electriques du fanal. La poussiere micacee du rivage, que soulevaient nos pas, s'envolait comme une nuee d'etincelles. Le sol s'elevait sensiblement en s'eloignant du relais des flots, et nous Mmes bientot arrives a des rampes longues et sinueuses, veritables raidillons qui permettaient de s'elever peu a peu, mais il fallait marcher prudemment au milieu de ces -- conglomerats, qu'aucun ciment ne reliait entre eux, et le pied glissait sur ces trachytes vitreux, faits de cristaux de feldspath et de quartz. La nature volcanique de cette enorme excavation s'affirmait de toutes parts. Je le fis observer a mes compagnons. << Vous figurez-vous, leur demandai-je, ce que devait etre cet entonnoir, lorsqu'il s'emplissait de laves bouillonnantes, et que le niveau de ce liquide incandescent s'elevait jusqu'a l'orifice de la montagne, comme la fonte sur les parois d'un fourneau ? -- Je me le figure parfaitement, repondit Conseil. Mais monsieur me dira-t-il pourquoi le grand fondeur a suspendu son operation, et comment il se fait que la fournaise est remplacee par les eaux tranquilles d'un lac ? -- Tres probablement, Conseil, parce que quelque convulsion a produit au-dessous de la surface de l'Ocean cette ouverture qui a servi de passage au _Nautilus_. Alors les eaux de l'Atlantique se sont precipitees a l'interieur de la montagne. Il y a eu lutte terrible entre les deux elements, lutte qui s'est terminee a l'avantage de Neptune. Mais bien des siecles se sont ecoules depuis lors, et le volcan submerge s'est change en grotte paisible. -- Tres bien, repliqua Ned Land. J'accepte l'explication, mais je regrette, dans notre interet, que cette ouverture dont parle monsieur le professeur ne soit pas produite au-dessus du niveau de la mer. -- Mais, ami Ned, repliqua Conseil, si ce passage n'eut pas ete sous-marin, le _Nautilus_ n'aurait pu y penetrer ! -- Et j'ajouterai, maitre Land, que les eaux ne se seraient pas precipitees sous la montagne et que le volcan serait reste volcan. Donc vos regrets sont superflus. >> Notre ascension continua. Les rampes se faisaient de plus en plus raides et etroites. De profondes excavations les coupaient parfois, qu'il fallait franchir. Des masses surplombantes voulaient etre tournees. On se glissait sur les genoux, on rampait sur le ventre. Mais, l'adresse de Conseil et la force du Canadien aidant, tous les obstacles furent surmontes. A une hauteur de trente metres environ, la nature du terrain se modifia, sans qu'il devint plus praticable. Aux conglomerats et aux trachytes succederent de noirs basaltes ; ceux-ci etendus par nappes toutes grumelees de soufflures ; ceux-la formant des prismes reguliers, disposes comme une colonnade qui supportait les retombees de cette voute immense, admirable specimen de l'architecture naturelle. Puis, entre ces basaltes serpentaient de longues coulees de laves refroidies, incrustees de raies bitumineuses, et, par places, s'etendaient de larges tapis de soufre. Un jour plus puissant, entrant par le cratere superieur, inondait d'une vague clarte toutes ces dejections volcaniques, a jamais ensevelies au sein de la montagne eteinte. Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientot arretee, a une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d'infranchissables obstacles. La voussure interieure revenait en surplomb, et la montee dut se changer en promenade circulaire. A ce dernier plan, le regne vegetal commencait a lutter avec le regne mineral. Quelques arbustes et meme certains arbres sortaient des anfractuosites de la paroi. Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des heliotropes, tres inhabiles a justifier leur nom, puisque les rayons solaires n'arrivaient jamais jusqu'a eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums a demi passes. Ca et la, quelques chrysanthemes poussaient timidement au pied d'aloes a longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre les coulees de laves, j'apercus de petites violettes, encore parfumees d'une legere odeur, et j'avoue que je les respirai avec delices. Le parfum, c'est l'ame de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n'ont pas d'ame ! Nous etions arrives au pied d'un bouquet de dragonniers robustes, qui ecartaient les roches sous l'effort de leurs musculeuses racines, quand Ned Land s'ecria : << Ah ! monsieur, une ruche ! -- Une ruche ! repliquai-je, en faisant un geste de parfaite incredulite. -- Oui ! une ruche, repeta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. >> Je m'approchai et je dus me rendre a l'evidence. Il y avait la, a l'orifice d'un trou creuse dans le trou d'un dragonnier, quelques milliers de ces ingenieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produits y sont particulierement estimes. Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, et j'aurais eu mauvaise grace a m'y opposer. Une certaine quantite de feuilles seches melangees de soufre s'allumerent sous l'etincelle de son briquet, et il commenca a enfumer les abeilles. Les bourdonnements cesserent peu a peu, et la ruche eventree livra plusieurs livres d'un miel parfume. Ned Land en remplit son havresac. << Quand j'aurai melange ce miel avec la pate de l'artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gateau succulent. -- Parbleu ! fit Conseil, ce sera du pain d'epice. -- Va pour le pain d'epice, dis-je, mais reprenons cette interessante promenade. >> A certains detours du sentier que nous suivions alots, le lac apparaissait dans toute son etendue. Le fanal eclairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le _Nautilus_ gardait une immobilite parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s'agitaient les hommes de son equipage, ombres noires nettement decoupees au milieu de cette lumineuse atmosphere. En ce moment, nous contournions la crete la plus elevee de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voute. Je vis alors que les abeilles n'etaient pas les seuls representants du regne animal a l'interieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient ca et la dans l'ombre, ou s'enfuyaient de leurs nids perches sur des pointes de roc. C'etaient des eperviers au ventre blanc, et des crecelles criardes. Sur les pentes detalaient aussi, de toute la rapidite de leurs echasses, de belles et grasses outardes. Je laisse a penser si la convoitise du Canadien fut allumee a la vue de ce gibier savoureux, et s'il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et apres plusieurs essais infructueux, il parvint a blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu'il risqua vingt fois sa vie pour s'en emparer, ce n'est que verite pure, mais il fit si bien que l'animal alla rejoindre dans son sac les gateaux de miel. Nous dumes alors redescendre vers le rivage, car la crete devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratere beant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages echeveles par le vent d'ouest, qui laissaient trainer jusqu'au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient a une hauteur mediocre, car le volcan ne s'elevait pas a plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l'Ocean. Une demi-heure apres le dernier exploit du Canadien nous avions regagne le rivage interieur. Ici, la flore etait representee par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifere tres bonne a confire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en recolta quelques bottes. Quant a la faune, elle comptait pas milliers des crustaces de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palemons, des mysis, des faucheurs, des galatees et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles. En cet endroit s'ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous primes plaisir a nous etendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois emaillees et etincelantes, toutes saupoudrees de la poussiere du mica. Ned Land en tatait les murailles et cherchait a sonder leur epaisseur. Je ne pus m'empecher de sourire. La conversation se mit alors sur ses eternels projets d'evasion, et je crus pouvoir, sans trop m'avancer, lui donner cette esperance : c'est que le capitaine Nemo n'etait descendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium. J'esperais donc que, maintenant, il rallierait les cotes de l'Europe et de l'Amerique ; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succes sa tentative avortee. Nous etions etendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animee au debut, languissait alors. Une certaine somnolence s'emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de resister au sommeil, je me laissai aller a un assoupissement profond. Je revais -- on ne choisit pas ses reves -- je revais que mon existence se reduisait a la vie vegetative d'un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille... Tout d'un coup, je fus reveille par la voix de Conseil. << Alerte ! Alerte ! criait ce digne garcon. -- Qu'y a-t-il ? demandai-je, me soulevant a demi. -- L'eau nous gagne ! >> Je me redressai. La mer se precipitait comme un torrent dans notre retraite, et, decidement, puisque nous n'etions pas des mollusques, il fallait se sauver. En quelques instants, nous fumes en surete sur le sommet de la grotte meme. << Que se passe-t-il donc ? demanda Conseil. Quelque nouveau phenomene ? -- Eh non ! mes amis, repondis-je, c'est la maree, ce n'est que la maree qui a failli nous surprendre comme le heros de Walter Scott ! L'Ocean se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d'equilibre, le niveau du lac monte egalement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au _Nautilus_. >> Trois quarts d'heure plus tard, nous avions acheve notre promenade circulaire et nous rentrions a bord. Les hommes de l'equipage achevaient en ce moment d'embarquer les provisions de sodium, et le _Nautilus_aurait pu partir a l'instant. Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secretement par son passage sous-marin ? Peut-etre. Quoi qu'il en soit, le lendemain, le _Nautilus_, ayant quitte son port d'attache, naviguait au large de toute terre, et a quelques metres au-dessous des flots de l'Atlantique. XI LA MER DE SARGASSES La direction du _Nautilus_ ne s'etait pas modifiee. Tout espoir de revenir vers les mers europeennes devait donc etre momentanement rejete. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Ou nous entrainait-il ? Je n'osais l'imaginer. Ce jour-la, le _Nautilus_ traversa une singuliere portion de l'Ocean atlantique. Personne n'ignore l'existence de ce grand courant d'eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. Apres etre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de penetrer dans le golfe du Mexique, vers le quarante-quatrieme degre de latitude nord, ce courant se divise en deux bras ; le principal se porte vers les cotes d'Irlande et de Norvege, tandis que le second flechit vers le sud a la hauteur des Acores ; puis frappant les rivages africains et decrivant un ovale allonge, il revient vers les Antilles. Or, ce second bras -- c'est plutot un collier qu'un bras -- entoure de ses anneaux d'eau chaude cette portion de l'Ocean froide, tranquille, immobile, que l'on appelle la mer de Sargasses. Veritable lac en plein Atlantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans a en faire le tour. La mer de Sargasses, a proprement parler, couvre toute la partie immergee de l'Atlantide. Certains auteurs ont meme admis que ces nombreuses herbes dont elle est semee sont arrachees aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enleves au rivage de l'Europe et de l'Amerique, sont entraines jusqu'a cette zone par le Gulf Stream. Ce fut la une des raisons qui amenerent Colomb a supposer l'existence d'un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arriverent a la mer de Sargasses, ils naviguerent non sans peine au milieu de ces herbes qui arretaient leur marche au grand effroi des equipages, et ils perdirent trois longues semaines a les traverser. Telle etait cette region que le _Nautilus_ visitait en ce moment, une prairie veritable, un tapis serre d'algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si epais, si compact, que l'etrave d'un batiment ne l'eut pas dechire sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son helice dans cette masse herbeuse, se tint-il a quelques metres de profondeur au-dessous de la surface des flots. Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol << sargazzo >> qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l'auteur de la _Geographie physique du globe_, ces hydrophytes se reunissent dans ce paisible bassin de l'Atlantique : << L'explication qu'on en peut donner, dit-il, me semble resulter d'une experience connue de tout le monde. Si l'on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l'on imprime a l'eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragments eparpilles se reunir en groupe au centre de la surface liquide, c'est-a-dire au point le moins agite. Dans le phenomene qui nous occupe, le vase, c'est l'Atlantique, le Gulf Stream, c'est le courant circulaire, et la mer de Sargasses, le point central ou viennent se reunir les corps flottants. >> Je partage l'opinion de Maury, et j'ai pu etudier le phenomene dans ce milieu special ou les navires penetrent rarement. Au-dessus de nous flottaient des corps de toute provenance, entasses au milieu de ces herbes brunatres, des troncs d'arbres arraches aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottes par l'Amazone ou le Mississipi, de nombreuses epaves, des restes de quilles ou de carenes, des bordages defonces et tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu'ils ne pouvaient remonter a la surface de l'Ocean. Et le temps justifiera un jour cette autre opinion de Maury, que ces matieres, ainsi accumulees pendant des siecles, se mineraliseront sous l'action des eaux et formeront alors d'inepuisables houilleres. Reserve precieuse que prepare la prevoyante nature pour ce moment ou les hommes auront epuise les mines des continents. Au milieu de cet inextricable tissu d'herbes et de fucus, je remarquai de charmants alcyons stelles aux couleurs roses, des actinies qui laissaient trainer leur longue chevelure de tentacules, des meduses vertes, rouges, bleues, et particulierement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dont l'ombrelle bleuatre est bordee d'un feston violet. Toute cette journee du 22 fevrier se passa dans la mer de Sargasses, ou les poissons, amateurs de plantes marines et de crustaces, trouvent une abondante nourriture. Le lendemain, l'Ocean avait repris son aspect accoutume. Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fevrier au 12 mars, le _Nautilus_, tenant le milieu de l'Atlantique, nous emporta avec une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait evidemment accomplir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu'il ne songeat, apres avoir double le cap Horn, a revenir vers les mers australes du Pacifique. Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privees d'iles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus de s'opposer aux volontes du capitaine Nemo. Le seul parti etait de se soumettre ; mais ce qu'on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse, j'aimais a penser qu'on pourrait l'obtenir par la persuasion. Ce voyage termine, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas a nous rendre la liberte sous serment de ne jamais reveler son existence ? Serment d'honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette delicate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu a reclamer cette liberte ? Lui-meme n'avait-il pas declare, des le debut et d'une facon formelle, que le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpetuel a bord du _Nautilus_ ? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraitre une acceptation tacite de cette situation ? Revenir sur ce sujet n'aurait-il pas pour resultat de donner des soupcons qui pourraient nuire a nos projets, si quelque circonstance favorable se presentait plus tard de les reprendre ? Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais a Conseil qui n'etait pas moins embarrasse que moi. En somme, bien que je ne fusse pas facile a decourager, je comprenais que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment ou le capitaine Nemo courait en temeraire vers le sud de l'Atlantique ! Pendant les dix-neuf jours que j'ai mentionnes plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliotheque je trouvais souvent des livres qu'il laissait entr'ouverts, et surtout des livres d'histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuillete par lui, etait couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes theories et mes systemes. Mais le capitaine se contentait d'epurer ainsi mon travail, et il etait rare qu'il discutat avec moi. Quelquefois, j'entendais resonner les sons melancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d'expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrete obscurite, lorsque le _Nautilus_ s'endormait dans les deserts de l'Ocean. Pendant cette partie du voyage, nous naviguames des journees entieres a la surface des flots. La mer etait comme abandonnee. A peine quelques navires a voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Esperance. Un jour nous fumes poursuivis par les embarcations d'un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque enorme baleine d'un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre a ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivement interesser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait du regretter que notre cetace de tole ne put etre frappe a mort par le harpon de ces pecheurs. Les poissons observes par Conseil et par moi, pendant cette periode, differaient peu de ceux que nous avions deja etudies sous d'autres latitudes. Les principaux furent quelques echantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divise en trois sous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux especes : des squales-galonnes, longs de cinq metres, a tete deprimee et plus large que le corps, a nageoire caudale arrondie, et dont le dos porte sept grandes bandes noires paralleles et longitudinales puis des squales-perlons, gris cendre, perces de sept ouvertures branchiales et pourvus d'une seule nageoire dorsale placee a peu pres vers le milieu du corps. Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s'il en fut. On a le droit de ne point croire aux recits des pecheurs, mais voici ce qu'ils racontent. On a trouve dans le corps de l'un de ces animaux une tete de buffle et un veau tout entier ; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme ; dans un autre, un soldat avec son sabre ; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, a vrai dire, n'est pas article de foi. Toujours est-il qu'aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du _Nautilus_, et que je ne pus verifier leur voracite. Des troupes elegantes et folatres de dauphins nous accompagnerent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loups dans les campagnes d'ailleurs, non moins voraces que les chiens de mer, si j'en crois un professeur de Copenhague, qui retira de l'estomac d'un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C'etait, il est vrai un epaulard, appartenant a la plus grande espece connue, et dont la longueur depasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j'apercus tenaient du genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessivement etroit et quatre fois long comme le crane. Leur corps, mesurant trois metres, noir en dessus, etait en dessous d'un blanc rose seme de petites taches tres rares. Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux echantillons de ces poissons de l'ordre des acanthopterigiens et de la famille des scienoides. Quelques auteurs -- plus poetes que naturalistes -- pretendent que ces poissons chantent melodieusement, et que leurs voix reunies forment un concert qu'un choeur de voix humaines ne saurait egaler. Je ne dis pas non, mais ces scenes ne nous donnerent aucune serenade a notre passage, et je le regrette. Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantite de poissons volants. Rien n'etait plus curieux que de voir les dauphins leur donner la chasse avec une precision merveilleuse. Quelle que fut la portee de son vol, quelque trajectoire qu'il decrivit, meme au-dessus du _Nautilus_, l'infortune poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir. C'etaient ou des pirapedes, ou des trigles-milans, a bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, apres avoir trace des raies de feu dans l'atmosphere, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d'etoiles filantes. Jusqu'au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce jour-la, le _Nautilus_ fut employe a des experiences de sondages qui m'interesserent vivement. Nous avions fait alors pres de treize mille lieues depuis notre depart dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 450deg.37' de latitude sud et 370deg.53' de longitude ouest. C'etaient ces memes parages ou le capitaine Denham de l'_Herald_ fila quatorze mille metres de sonde sans trouver de fond. La aussi, le lieutenant Parcker de la fregate americaine _Congress_ n'avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante metres. Le capitaine Nemo resolut d'envoyer son _Nautilus_ a la plus extreme profondeur a fin de controler ces differents sondages. Je me preparai a noter tous les resultats de l'experience. Les panneaux du salon furent ouverts, et les manoeuvres commencerent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculees. On pense bien qu'il ne fut pas question de plonger en remplissant les reservoirs. Peut-etre n'eussent-ils pu accroitre suffisamment la pesanteur specifique du _Nautilus_. D'ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d'eau, et les pompes n'auraient pas ete assez puissantes pour vaincre la pression exterieure. Le capitaine Nemo resolut d'aller chercher le fond oceanique par une diagonale suffisamment allongee, au moyen de ses plans lateraux qui furent places sous un angle de quarante-cinq degres avec les lignes d'eau du _Nautilus_. Puis, l'helice fut portee a son maximum de vitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence. Sous cette poussee puissante, la coque du _Nautilus_ fremit comme une corde sonore et s'enfonca regulierement sous les eaux. Le capitaine et moi, postes dans le salon, nous suivions l'aiguille du manometre qui deviait rapidement. Bientot fut depassee cette zone habitable ou resident la plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu'a la surface des mers ou des fleuves, d'autres, moins nombreux, se tiennent a des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j'observais l'hexanche, espece de chien de mer muni de six fentes respiratoires, le telescope aux yeux enormes, le malarmat-cuirasse, aux thoracines grises, aux pectorales noires, que protegeait son plastron de plaques osseuses d'un rouge pale, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents metres de profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmospheres. Je demandai au capitaine Nemo s'il avait observe des poissons a des profondeurs plus considerables. << Des poissons ? me repondit-il, rarement. Mais dans l'etat actuel de la science, que presume-t-on, que sait-on ? -- Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches de l'Ocean, la vie vegetale disparait plus vite que la vie animale. On sait que, la ou se rencontrent encore des etres animes, ne vegete plus une seule hydrophyte. On sait que les pelerines, les huitres vivent par deux mille metres d'eau, et que Mac Clintock, le heros des mers polaires, a retire une etoile vivante d'une profondeur de deux mille cinq cents metres. On sait que l'equipage du _Bull-Dog_, de la Marine Royale, a peche une asterie par deux mille six cent vingt brasses, soit plus d'une lieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-etre me direz-vous qu'on ne sait rien ? -- Non, monsieur le professeur, repondit le capitaine, je n'aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez que des etres puissent vivre a de telles profondeurs ? -- Je l'explique par deux raisons, repondis-je. D'abord, parce que les courants verticaux, determines par les differences de salure et de densite des eaux, produisent un mouvement qui suffit a entretenir la vie rudimentaire des encrines et des asteries. -- Juste, fit le capitaine. -- Ensuite, parce que, si l'oxygene est la base de la vie, on sait que la quantite d'oxygene dissous dans l'eau de mer augmente avec la profondeur au lieu de diminuer. et que la pression des couches basses contribue a l'y comprimer. -- Ah ! on sait cela ? repondit le capitaine Nemo, d'un ton legerement surpris. Eh bien, monsieur le professeur. on a raison de le savoir, car c'est la verite. J'ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d'azote que d'oxygene, quand ces animaux sont peches a la surface des eaux, et plus d'oxygene que d'azote, au contraire, quand ils sont tires des grandes profondeurs. Ce qui donne raison a votre systeme. Mais continuons nos observations. >> Mes regards se reporterent sur le manometre. L'instrument indiquait une profondeur de six mille metres. Notre immersion durait depuis une heure. Le _Nautilus_, glissant sur ses plans inclines, s'enfoncait toujours. Les eaux desertes etaient admirablement transparentes et d'une diaphanite que rien ne saurait peindre. Une heure plus tard, nous etions par treize mille metres -- trois lieues et quart environ -- et le fond de l'Ocean ne se laissait pas pressentir. Cependant, par quatorze mille metres, j'apercus des pics noiratres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir a des montagnes hautes comme l'Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes meme, et la profondeur de ces abimes demeurait inevaluable. Le _Nautilus_ descendit plus bas encore, malgre les puissantes pressions qu'il subissait. Je sentais ses toles trembler sous la jointure de leurs boulons ; ses barreaux s'arquaient ; ses cloisons gemissaient ; les vitres du salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eut cede sans doute. si, ainsi que l'avait dit son capitaine, il n'eut ete capable de resister comme un bloc plein. En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j'apercevais encore quelques coquilles, des serpuls, des spinorbis vivantes, et certains echantillons d'asteries. Mais bientot ces derniers representants de la vie animale disparurent, et, au-dessous de trois lieues, le _Nautilus_ depassa les limites de l'existence sous-marine, comme fait le ballon qui s'eleve dans les airs au-dessus des zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille metres -- quatre lieues -- et les flancs du _Nautilus_ supportaient alors une pression de seize cents atmospheres, c'est-a-dire seize cents kilogrammes par chaque centimetre carre de sa surface ! << Quelle situation ! m'ecriai-je. Parcourir dans ces regions profondes ou l'homme n'est jamais parvenu ! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitees, ces derniers receptacles du globe, ou la vie n'est plus possible ! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons reduits a n'en conserver que le souvenir ? -- Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d'en rapporter mieux que le souvenir ? -- Que voulez-vous dire par ces paroles ? -- Je veux dire que rien n'est plus facile que de prendre une vue photographique de cette regions sous-marine ! >> Je n'avais pas eu le temps d'exprimer la surprise que me causait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif etait apporte dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquide eclaire electriquement, se distribuait avec une clarte parfaite. Nulle ombre, nulle degradation de notre lumiere factice. Le soleil n'eut pas ete plus favorable a une operation de cette nature. Le _Nautilus_, sous la poussee de son helice, maitrisee par l'inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L'instrument fut braque sur ces sites du fond oceanique, et en quelques secondes. nous avions obtenu un negatif d'une extreme purete. C'est l'epreuve positive que j'en donne ici. On y voit ces roches primordiales qui n'ont jamais connu la lumiere des cieux, ces granits inferieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondes evidees dans la masse pierreuse, ces profils d'une incomparable nettete et dont le trait terminal se detache en noir, comme s'il etait du au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-dela, un horizon de montagnes, une admirable ligne ondulee qui compose les arriere-plans du paysage. Je ne puis decrire cet ensemble de roches lisses. noires, polies, sans une mousse, sans une tache, aux formes etrangement decoupees et solidement etablies sur ce tapis de sable qui etincelait sous les jets de la lumiere electrique. Cependant, le capitaine Nemo, apres avoir termine son operation, m'avait dit : << Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cette situation ni exposer trop longtemps le _Nautilus_ a de pareilles pressions. -- Remontons ! repondis-je. -- Tenez-vous bien. >> Je n'avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette recommandation, quand je fus precipite sur le tapis. Son helice embrayee sur un signal du capitaine, ses plans dresses verticalement, le _Nautilus_, emporte comme un ballon dans les airs, s'enlevait avec une rapidite foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec un fremissement sonore. Aucun detail n'etait visible. En quatre minutes, il avait franchi les quatre lieues qui le separaient de la surface de l'Ocean, et, apres avoir emerge comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir les flots a une prodigieuse hauteur. XII CACHALOTS ET BALEINES Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le _Nautilus_ reprit sa direction vers le sud. Je pensais qu'a la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap a l'ouest afin de rallier les mers du Pacifique et d'achever son tour du monde. Il n'en fit rien et continua de remonter vers les regions australes. Ou voulait-il donc aller ? Au pole ? C'etait insense. Je commencai a croire que les temerites du capitaine justifiaient suffisamment les apprehensions de Ned Land. Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de fuite. Il etait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnement prolonge lui pesait. Je sentais ce qui s'amassait de colere en lui. Lorsqu'il rencontrait le capitaine, ses yeux s'allumaient d'un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portat a quelque extremite. Ce jour-la, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite. << Une simple question a vous poser, monsieur, me repondit le Canadien. -- Parlez, Ned. -- Combien d'hommes croyez-vous qu'il y ait a bord du _Nautilus_ ? -- Je ne saurais le dire, mon ami. -- Il me semble, reprit Ned Land, que sa manoeuvre ne necessite pas un nombreux equipage. -- En effet, repondis-je, dans les conditions ou il se trouve, une dizaine d'hommes au plus doivent suffire a le manoeuvrer. -- Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage ? -- Pourquoi ? >> repliquai-je. Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions etaient faciles a deviner. << Parce que, dis-je, si j'en crois mes pressentiments, si j'ai bien compris l'existence du capitaine, le _Nautilus_ n'est pas seulement un navire. Ce doit etre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec la terre. -- Peut-etre, dit Conseil, mais enfin le _Nautilus_ ne peut contenir qu'un certain nombre d'hommes, et monsieur ne pourrait-il evaluer ce maximum ? -- Comment cela, Conseil ? -- Par le calcul. Etant donne la capacite du navire que monsieur connait, et, par consequent, la quantite d'air qu'il renferme ; sachant d'autre part ce que chaque homme depense dans l'acte de la respiration, et comparant ces resultats avec la necessite ou le _Nautilus_ est de remonter toutes les vingt-quatre heures... >> La phrase de Conseil n'en finissait pas, mais je vis bien ou il voulait en venir. << Je te comprends, dis-je ; mais ce calcul-la, facile a etablir d'ailleurs, ne peut donner qu'un chiffre tres incertain. -- N'importe, reprit Ned Land, en insistant. -- Voici le calcul, repondis-je. Chaque homme depense en une heure l'oxygene contenu dans cent litres d'air, soit en vingt-quatre heures l'oxygene contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc chercher combien de fois le _Nautilus_ renferme deux mille quatre cents litres d'air. -- Precisement, dit Conseil. -- Or, repris-je, la capacite du _Nautilus_ etant de quinze cents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le _Nautilus_ renferme quinze cent mille litres d'air, qui, divises par deux mille quatre cents... >> Je calculai rapidement au crayon : << ... donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient a dire que l'air contenu dans le _Nautilus_ pourrait rigoureusement suffire a six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures. -- Six cent vingt-cinq ! repeta Ned. -- Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou officiers, nous ne formons pas la dixieme partie de ce chiffre. -- C'est encore trop pour trois hommes ! murmura Conseil. -- Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience. -- Et meme mieux que la patience, repondit Conseil, la resignation. >> Conseil avait employe le mot juste. << Apres tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au sud ! Il faudra bien qu'il s'arrete, ne fut-ce que devant la banquise, et qu'il revienne vers des mers plus civilisees ! Alors, il sera temps de reprendre les projets de Ned Land. >> Le Canadien secoua la tete, passa la main sur son front, ne repondit pas, et se retira. << Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense a tout ce qu'il ne peut pas avoir. Tout lui revient de sa vie passee. Tout lui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirs l'oppressent et il a le coeur gros. Il faut le comprendre. Qu'est-ce qu'il a a faire ici ? Rien. Il n'est pas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre le meme gout que nous aux choses admirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de son pays ! >> Il est certain que la monotonie du bord devait paraitre insupportable au Canadien, habitue a une vie libre et active. Les evenements qui pouvaient le passionner etaient rares. Cependant, ce jour-la, un incident vint lui rappeler ses beaux jours de harponneur. Vers onze heures du matin, etant a la surface de l'Ocean, le _Nautilus_ tomba au milieu d'une troupe de baleines. Rencontre qui ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chasses a outrance, se sont refugies dans les bassins des hautes latitudes. Le role joue par la baleine dans le monde marin, et son influence sur les decouvertes geographiques, ont ete considerables. C'est elle, qui, entrainant a sa suite, les Basques d'abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l'Ocean et les conduisit d'une extremite de la terre a l'autre. Les baleines aiment a frequenter les mers australes et boreales. D'anciennes legendes pretendent meme que ces cetaces amenerent les pecheurs jusqu'a sept lieues seulement du pole nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c'est probablement ainsi, en chassant la baleine dans les regions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe. Nous etions assis sur la plate-forme par une mer tranquille. Mais le mois d'octobre de ces latitudes nous donnait de belles journees d'automne. Ce fut le Canadien -- il ne pouvait s'y tromper -- qui signala une baleine a l'horizon dans l'est. En regardant attentivement, on voyait son dos noiratre s'elever et s'abaisser alternativement au-dessus des flots, a cinq milles du _Nautilus_. << Ah ! s'ecria Ned Land, si j'etais a bord d'un baleinier, voila une rencontre qui me ferait plaisir ! C'est un animal de grande taille ! Voyez avec quelle puissance ses events rejettent des colonnes d'air et de vapeur ! Mille diables ! pourquoi faut-il que je sois enchaine sur ce morceau de tole ! -- Quoi ! Ned, repondis-je, vous n'etes pas encore revenu de vos vieilles idees de peche ? -- Est-ce qu'un pecheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancien metier ? Est-ce qu'on se lasse jamais des emotions d'une pareille chasse ? -- Vous n'avez jamais peche dans ces mers, Ned ? -- Jamais, monsieur. Dans les mers boreales seulement, et autant dans le detroit de Bering que dans celui de Davis. -- Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C'est la baleine franche que vous avez chassee jusqu'ici, et elle ne se hasarderait pas a passer les eaux chaudes de l'Equateur. -- Ah ! monsieur le professeur, que me dites-vous la ? repliqua le Canadien d'un ton passablement incredule. -- Je dis ce qui est. -- Par exemple ! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voila deux ans et demi, j'ai amarine pres du Groenland une baleine qui portait encore dans son flanc le harpon poinconne d'un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment apres avoir ete frappe a l'ouest de l'Amerique, l'animal serait venu se faire tuer a l'est, s'il n'avait, apres avoir double, soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Esperance, franchi l'Equateur ? -- Je pense comme l'ami Ned, dit Conseil, et j'attends ce que repondra monsieur. -- Monsieur vous repondra, mes amis, que les baleines sont localisees, suivant leurs especes, dans certaines mers qu'elles ne quittent pas. Et si l'un de ces animaux est venu du detroit de Bering dans celui de Davis, c'est tout simplement parce qu'il existe un passage d'une mer a l'autre, soit sur les cotes de l'Amerique, soit sur celles de l'Asie. -- Faut-il vous croire ? demanda le Canadien, en fermant un oeil. -- Il faut croire monsieur, repondit Conseil. -- Des lors, reprit le Canadien, puisque je n'ai jamais peche dans ces parages, je ne connais point les baleines qui les frequentent ? -- Je vous l'ai dit, Ned. -- Raison de plus pour faire leur connaissance, repliqua Conseil. -- Voyez ! voyez ! s'ecria le Canadien la voix emue. Elle s'approche ! Elle vient sur nous ! Elle me nargue ! Elle sait que je ne peux rien contre elle ! >> Ned frappait du pied. Sa main fremissait en brandissant un harpon imaginaire. << Ces cetaces, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers boreales ? -- A peu pres, Ned. -- C'est que j'ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu'a cent pieds de longueur ! Je me suis meme laisse dire que le Hullamock et l'Umgallick des iles Aleoutiennes depassaient quelquefois cent cinquante pieds. -- Ceci me parait exagere, repondis-je. Ces animaux ne sont que des baleinopteres, pourvus de nageoires dorsales, et de meme que les cachalots, ils sont generalement plus petits que la baleine franche. -- Ah ! s'ecria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l'Ocean, elle se rapproche, elle vient dans les eaux du _Nautilus_ ! >> Puis, reprenant sa conversation : << Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d'une petite bete ! On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cetaces intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d'algues et de fucus. On les prend pour des ilots. On campe dessus, on s'y installe, on fait du feu... -- On y batit des maisons, dit Conseil. -- Oui, farceur, repondit Ned Land. Puis, un beau jour l'animal plonge et entraine tous ses habitants au fond de l'abime. -- Comme dans les voyages de Simbad le marin, repliquai-je en riant. -- Ah ! maitre Land, il parait que vous aimez les histoires extraordinaires ! Quels cachalots que les votres ! J'espere que vous n'y croyez pas ! -- Monsieur le naturaliste, repondit serieusement le Canadien, il faut tout croire de la part des baleines ! -- Comme elle marche, celle-ci ! Comme elle se derobe ! -- On pretend que ces animaux-la peuvent faire le tour du monde en quinze jours. -- Je ne dis pas non. -- Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c'est que, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidement encore. -- Ah ! vraiment, Ned ! Et pourquoi cela ? -- Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons, c'est-a-dire que cette queue, comprimee verticalement, frappait l'eau de gauche a droite et de droite a gauche. Mais le Createur, s'apercevant qu'elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-la, elles battent les flots de haut en bas au detriment de leur rapidite. -- Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il vous croire ? -- Pas trop, repondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu'il existe des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres. -- C'est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouer que certains cetaces acquierent un developpement considerable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu'a cent vingt tonnes d'huile. -- Pour ca, je l'ai vu, dit le Canadien. -- Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines egalent en grosseur cent elephants. Jugez des effets produits par une telle masse lancee a toute vitesse ! -- Est-il vrai, demanda Conseil, qu'elles peuvent couler des navires ? -- Des navires, je ne le crois pas, repondis-je. On raconte, cependant, qu'en 1820, precisement dans ces mers du sud, une baleine se precipita sur l'_Essex_ et le fit reculer avec une vitesse de quatre metres par seconde. Des lames penetrerent par l'arriere, et l'_Essex_ sombra presque aussitot. >> Ned me regarda d'un air narquois. << Pour mon compte, dit-il, j'ai recu un coup de queue de baleine -- dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons ete lances a une hauteur de six metres. Mais aupres de la baleine de monsieur le professeur, la mienne n'etait qu'un baleineau. -- Est-ce que ces animaux-la vivent longtemps ? demanda Conseil. -- Mille ans, repondit le Canadien sans hesiter. -- Et comment le savez-vous, Ned ? -- Parce qu'on le dit. -- Et pourquoi le dit-on ? -- Parce qu'on le sait. -- Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement sur lequel on s'appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pecheurs chasserent pour la premiere fois les baleines, ces animaux avaient une taille superieure a celle qu'ils acquierent aujourd'hui. On suppose donc, assez logiquement, que l'inferiorite des baleines actuelles vient de ce qu'elles n'ont pas eu le temps d'atteindre leur complet developpement. C'est ce qui a fait dire a Buffon que ces cetaces pouvaient et devaient meme vivre mille ans. Vous entendez ? >> Ned Land n'entendait pas. Il n'ecoutait plus. La baleine s'approchait toujours. Il la devorait des yeux. << Ah ! s'ecria-t-il, ce n'est plus une baleine, c'est dix, c'est vingt, c'est un troupeau tout entier ! Et ne pouvoir rien faire ! Etre la pieds et poings lies ! -- Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaine Nemo la permission de chasser ?... >> Conseil n'avait pas acheve sa phrase, que Ned Land s'etait affale par le panneau et courait a la recherche du capitaine. Quelques instants apres, tous deux reparaissaient sur la plate-forme. Le capitaine Nemo observa le troupeau de cetaces qui se jouait sur les eaux a un mille du _Nautilus_. << Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a la la fortune d'une flotte de baleiniers. -- Eh ! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fut-ce que pour ne pas oublier mon ancien metier de harponneur ? -- A quoi bon, repondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pour detruire ! Nous n'avons que faire d'huile de baleine a bord. -- Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nous avez autorises a poursuivre un dugong ! -- Il s'agissait alors de procurer de la viande fraiche a mon equipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c'est un privilege reserve a l'homme, mais je n'admets pas ces passe-temps meurtriers. En detruisant la baleine australe comme la baleine franche, etres inoffensifs et bons, vos pareils, maitre Land, commettent une action blamable. C'est ainsi qu'ils ont deja depeuple toute la baie de Baffin, et qu'ils aneantiront une classe d'animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cetaces. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en meliez. >> Je laisse a imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de morale. Donner de semblables raisons a un chasseur, c'etait perdre ses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenait evidemment pas ce qu'il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L'acharnement barbare et inconsidere des pecheurs fera disparaitre un jour la derniere baleine de l'Ocean. Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous tourna le dos. Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cetaces, et s'adressant a moi : << J'avais raison de pretendre, que sans compter l'homme, les baleines ont assez d'autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire a forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, a huit milles sous le vent ces points noiratres qui sont en mouvement ? -- Oui, capitaine, repondis-je. -- Ce sont des cachalots, animaux terribles que j'ai quelquefois rencontres par troupes de deux ou trois cents ! Quant a ceux-la, betes cruelles et malfaisantes, on a raison de les exterminer. >> Le Canadien se retourna vivement a ces derniers mots. << Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l'interet meme des baleines... -- Inutile de s'exposer, monsieur le professeur. Le _Nautilus_ suffira a disperser ces cachalots. Il est arme d'un eperon d'acier qui vaut bien le harpon de maitre Land, j'imagine. >> Le Canadien ne se gena pas pour hausser les epaules. Attaquer des cetaces a coups d'eperon ! Qui avait jamais entendu parler de cela ? << Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitie pour ces feroces cetaces. Ils ne sont que bouche et dents ! >> Bouche et dents ! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocephale, dont la taille depasse quelque fois vingt-cinq metres. La tete enorme de ce cetace occupe environ le tiers de son corps. Mieux arme que la baleine, dont la machoire superieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimetres, cylindriques et coniques a leur sommet, et qui pesent deux livres chacune. C'est a la partie superieure de cette enorme tete et dans de grandes cavites separees par des cartilages, que se trouvent trois a quatre cents kilogrammes de cette huile precieuse, dite << blanc de baleine >>. Le cachalot est un animal disgracieux, plutot tetard que poisson, suivant la remarque de Fredol. Il est mal construit, etant pour ainsi dire << manque >> dans toute la partie gauche de sa charpente, et n'y voyant guere que de l'oeil droit. Cependant, le monstrueux troupeau s'approchait toujours. Il avait apercu les baleines et se preparait a les attaquer. On pouvait prejuger, d'avance, la victoire des cachalots, non seulement parce qu'ils sont mieux batis pour l'attaque que leurs inoffensifs adversaires. mais aussi parce qu'ils peuvent rester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer a leur surface. Il n'etait que temps d'aller au secours des baleines. Le _Nautilus_ se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous primes place devant les vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit pres du timonier pour manoeuvrer son appareil comme un engin de destruction. Bientot, je sentis les battements de l'helice se precipiter et notre vitesse s'accroitre. Le combat etait deja commence entre les cachalots et les baleines, lorsque le _Nautilus_ arriva. Il manoeuvra de maniere a couper la troupe des macrocephales. Ceux-ci, tout d'abord, se montrerent peu emus a la vue du nouveau monstre qui se melait a la bataille. Mais bientot ils durent se garer de ses coups. Quelle lutte ! Ned Land lui-meme, bientot enthousiasme, finit par battre des mains. Le _Nautilus_ n'etait plus qu'un harpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Il se lancait contre ces masses charnues et les traversait de part en part, laissant apres son passage deux grouillantes moities d'animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu'il produisait, pas davantage. Un cachalot extermine, il courait a un autre, virait sur place pour ne pas manquer sa proie, allant de l'avant, de l'arriere, docile a son gouvernail, plongeant quand le cetace s'enfoncait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu'il revenait a la surface, le frappant de plein ou d'echarpe, le coupant ou le dechirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le percant de son terrible eperon. Quel carnage ! Quel bruit a la surface des flots ! Quels sifflements aigus et quels ronflements particuliers a ces animaux epouvantes ! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles, leur queue creait de veritables houles. Pendant une heure se prolongea cet homerique massacre, auquel les macrocephales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douze reunis essayerent d'ecraser le _Nautilus_ sous leur masse. On voyait, a la vitre, leur gueule enorme pavee de dents, leur oeil formidable. Ned Land, qui ne se possedait plus, les menacait et les injuriait. On sentait qu'ils se cramponnaient a notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sous les taillis. Mais le _Nautilus_, forcant son helice, les emportait, les entrainait, ou les ramenait vers le niveau superieur des eaux, sans se soucier ni de leur poids enorme, ni de leurs puissantes etreintes. Enfin la masse des cachalots s'eclaircit. Les flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous remontions a la surface de l'Ocean. Le panneau fut ouvert, et nous nous precipitames sur la plate-forme. La mer etait couverte de cadavres mutiles. Une explosion formidable n'eut pas divise, dechire, dechiquete avec plus de violence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuatres sur le dos, blanchatres sous le ventre, et tout bossues d'enormes protuberances. Quelques cachalots epouvantes fuyaient a l'horizon. Les flots etaient teints en rouge sur un espace de plusieurs milles ; et le _Nautilus_ flottait au milieu d'une mer de sang. Le capitaine Nemo nous rejoignit. << Eh bien, maitre Land ? dit-il. -- Eh bien, monsieur, repondit le Canadien, chez lequel l'enthousiasme s'etait calme, c'est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et ceci n'est qu'une boucherie. -- C'est un massacre d'animaux malfaisants, repondit le capitaine, et le _Nautilus_ n'est pas un couteau de boucher. -- J'aime mieux mon harpon, repliqua le Canadien. -- Chacun son arme >>, repondit le capitaine, en regardant fixement Ned Land. Je craignais que celui-ci ne se laissat emporter a quelque violence qui aurait eu des consequences deplorables. Mais sa colere fut detournee par la vue d'une baleine que le _Nautilus_ accostait en ce moment. L'animal n'avait pu echapper a la dent des cachalots. Je reconnus la baleine australe, a tete deprimee, qui est entierement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertebres cervicales, et elle compte deux cotes de plus que ses congeneres. Le malheureux cetace, couche sur le flanc, le ventre troue de morsures, etait mort. Au bout de sa nageoire mutilee pendait encore un petit baleineau qu'il n'avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l'eau qui murmurait comme un ressac a travers ses fanons. Le capitaine Nemo conduisit le _Nautilus_ pres du cadavre de l'animal. Deux de ses hommes monterent sur le flanc de la baleine, et je vis, non sans etonnement, qu'ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu'elles contenaient, c'est-a-dire la valeur de deux a trois tonneaux. Le capitaine m'offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m'empecher de lui marquer ma repugnance pour ce breuvage. Il m'assura que ce lait etait excellent, et qu'il ne se distinguait en aucune facon du lait de vache. Je le goutai et je fus de son avis. C'etait donc pour nous une reserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre sale ou de fromage, devait apporter une agreable variete a notre ordinaire. De ce jour-la, je remarquai avec inquietude que les dispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et je resolus de surveiller de pres les faits et gestes du Canadien. XIII LA BANQUISE Le _Nautilus_ avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivait le cinquantieme meridien avec une vitesse considerable. Voulait-il donc atteindre le pole ? Je ne le pensais pas, car jusqu'ici toutes les tentatives pour s'elever jusqu'a ce point du globe avaient echoue. La saison, d'ailleurs, etait deja fort avancee, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au 13 septembre des regions boreales, qui commence la periode equinoxiale. Le 14 mars, j'apercus des glaces flottantes par 55deg. de latitude, simples debris blafards de vingt a vingt-cinq pieds, formant des ecueils sur lesquels la mer deferlait. Le _Nautilus_ se maintenait a la surface de l'Ocean. Ned Land, ayant deja peche dans les mers arctiques, etait familiarise avec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous l'admirions pour la premiere fois. Dans l'atmosphere, vers l'horizon du sud, s'etendait une bande blanche d'un eblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donne le nom de << ice-blinck >>. Quelque epais que soient les nuages, ils ne peuvent l'obscurcir. Elle annonce la presence d'un pack ou banc de glace. En effet, bientot apparurent des blocs plus considerables dont l'eclat se modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eut trace les lignes ondulees. D'autres, semblables a d'enormes amethystes, se laissaient penetrer par la lumiere. Celles-ci reverberaient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-la, nuancees des vifs reflets du calcaire, auraient suffi a la construction de toute une ville de marbre. Plus nous descendions au sud, plus ces iles flottantes gagnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C'etaient des petrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns, prenant le _Nautilus_ pour le cadavre d'une baleine, venaient s'y reposer et piquaient de coups de bec sa tole sonore. Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces parages abandonnes. Je voyais son calme regard s'animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires interdites a l'homme, il etait la chez lui, maitre de ces infranchissables espaces ? Peut-etre. Mais il ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant a lui que lorsque ses instincts de manoeuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son _Nautilus_ avec une adresse consommee, il evitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix a quatre-vingts metres. Souvent l'horizon paraissait entierement ferme. A la hauteur du soixantieme degre de latitude, toute passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientot quelque etroite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu'elle se refermerait derriere lui. Ce fut ainsi que le _Nautilus_, guide par cette main habile, depassa toutes ces glaces, classees, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une precision qui enchantait Conseil: icebergs ou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brises, nommes palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu'ils sont faits de morceaux allonges. La temperature etait assez basse. Le thermometre, expose a l'air exterieur, marquait deux a trois degres au-dessous de zero. Mais nous etions chaudement habilles de fourrures, dont les phoques ou les ours marins avaient fait les frais. L'interieur du _Nautilus_, regulierement chauffe par ses appareils electriques, defiait les froids les plus intenses. D'ailleurs, il lui eut suffi de s'enfoncer a quelques metres au-dessous des flots pour y trouver une temperature supportable. Deux mois plus tot, nous aurions joui sous cette latitude d'un jour perpetuel; mais deja la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d'ombre sur ces regions circumpolaires. Le 15 mars, la latitude des iles New-Shetland et des Orkney du Sud fut depassee. Le capitaine m'apprit qu'autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres; mais les baleiniers anglais et americains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, la ou existait l'animation de la vie, avaient laisse apres eux le silence de la mort. Le 16 mars, vers huit heures du matin, le _Nautilus_, suivant le cinquante-cinquieme meridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l'horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s'elevait toujours. << Mais ou va-t-il ? demandai-je. -- Devant lui, repondait Conseil. Apres tout, lorsqu'il ne pourra pas aller plus loin, il s'arretera. -- Je n'en jurerais pas ! >> repondis-je. Et, pour etre franc, j'avouerai que cette excursion aventureuse ne me deplaisait point. A quel degre m'emerveillaient les beautes de ces regions nouvelles, je ne saurais l'exprimer. Les glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquees innombrables. La, une cite ecroulee et comme jetee a terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment varies par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis, de toutes parts des detonations, des eboulements, de grandes culbutes d'icebergs, qui changeaient le decor comme le paysage d'un diorama. Lorsque le _Nautilus_ etait immerge au moment ou se rompaient ces equilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensite, et la chute de ces masses creait de redoutables remous jusque dans les couches profondes de l'Ocean. Le _Nautilus_ roulait et tanguait alors comme un navire abandonne a la furie des elements. Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous etions definitivement prisonniers; mais, l'instinct le guidant, sur le plus leger indice le capitaine Nemo decouvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les minces filets d'eau bleuatre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu'il n'eut aventure deja le _Nautilus_ au milieu des mers antarctiques. Cependant, dans la journee du 16 mars, les champs de glace nous barrerent absolument la route. Ce n'etait pas encore la banquise, mais de vastes ice-fields cimentes par le froid. Cet obstacle ne pouvait arreter le capitaine Nemo, et il se lanca contre l'ice-field avec une effroyable violence. Le _Nautilus_ entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C'etait l'antique belier pousse par une puissance infinie. Les debris de glace, haut projetes, retombaient en grele autour de nous. Par sa seule force d'impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, emporte par son elan, il montait sur le champ de glace et l'ecrasait de son poids, ou par instants, enfourne sous l'ice-field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dechirures. Pendant ces journees, de violents grains nous assaillirent. Par certaines brumes epaisses, on ne se fut pas vu d'une extremite de la plate-forme a l'autre. Le vent sautait brusquement a tous les points du compas. La neige s'accumulait en couches si dures qu'il fallait la briser a coups de pic. Rien qu'a la temperature de cinq degres au-dessous de zero, toutes les parties exterieures du _Nautilus_ se recouvraient de glaces. Un greement n'aurait pu se manoeuvrer, car tous les garants eussent ete engages dans la gorge des poulies. Un batiment sans voiles et mu par un moteur electrique qui se passait de charbon, pouvait seul affronter d'aussi hautes latitudes. Dans ces conditions, le barometre se tint generalement tres bas. Il tomba meme a 73deg.5'. Les indications de la boussole n'offraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affolees marquaient des directions contradictoires, en s'approchant du pole magnetique meridional qui ne se confond pas avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pole est situe a peu pres par 70deg. de latitude et 130deg. de longitude, et d'apres les observations de Duperrey, par 135deg. de longitude et 70deg.30' de latitude. Il fallait faire alors des observations nombreuses sur les compas transportes a differentes parties du navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s'en rapportait a l'estime pour relever la route parcourue, methode peu satisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repere changent incessamment. Enfin, le 18 mars, apres vingt assauts inutiles, le _Nautilus_ se vit definitivement enraye. Ce n'etaient plus ni les streams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barriere formee de montagnes soudees entre elles. << La banquise ! >> me dit le Canadien. Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nous avaient precede, c'etait l'infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situation par 51deg.30' de longitude et 67deg.39' de latitude meridionale. C'etait deja un point avance des regions antarctiques. De mer, de surface liquide, il n'y avait plus apparence devant nos yeux. Sous l'eperon du _Nautilus_ s'etendait une vaste plaine tourmentee, enchevetree de blocs confus, avec tout ce pele-mele capricieux qui caracterise la surface d'un fleuve quelque temps avant la debacle des glaces, mais sur des proportions gigantesques. Ca et la, des pics aigus, des aiguilles deliees s'elevant a une hauteur de deux cents pieds; plus loin, une suite de falaises taillees a pic et revetues de teintes grisatres, vastes miroirs qui refletaient quelques rayons de soleil a demi noyes dans les brumes. Puis, sur cette nature desolee, un silence farouche, a peine rompu par le battement d'ailes des petrels ou des puffins. Tout etait gele alors, meme le bruit. Le _Nautilus_ dut donc s'arreter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace. << Monsieur, me dit ce jour-la Ned Land, si votre capitaine va plus loin ! -- Eh bien ? -- Ce sera un maitre homme. -- Pourquoi, Ned ? -- Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre capitaine; mais, mille diables ! il n'est pas plus puissant que la nature, et la ou elle a mis des bornes, il faut que l'on s'arrete bon gre mal gre. -- En effet, Ned Land, et cependant j'aurais voulu savoir ce qu'il y a derriere cette banquise ! Un mur, voila ce qui m'irrite le plus ! -- Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n'ont ete inventes que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part. -- Bon ! fit le Canadien. Derriere cette banquise, on sait bien ce qui se trouve. -- Quoi donc ? demandai-je. -- De la glace, et toujours de la glace ! -- Vous etes certain de ce fait, Ned, repliquai-je, mais moi je ne le suis pas. Voila pourquoi je voudrais aller voir. -- Eh bien, monsieur le professeur, repondit le Canadien, renoncez a cette idee. Vous etes arrive a la banquise, ce qui est deja suffisant, et vous n'irez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son _Nautilus_. Et qu'il le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord, c'est-a-dire au pays des honnetes gens. >> Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s'arreter devant la banquise. En effet, malgre ses efforts, malgre les moyens puissants employes pour disjoindre les glaces, le _Nautilus_ fut reduit a l'immobilite. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir etait aussi impossible qu'avancer, car les passes s'etaient refermees derriere nous, et pour peu que notre appareil demeurat stationnaire, il ne tarderait pas a etre bloque. Ce fut meme ce qui arriva vers deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une etonnante rapidite. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemo etait plus qu'imprudente. J'etais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la situation depuis quelques instants, me dit : << Eh bien, monsieur le professeur, qu'en pensez-vous ? -- Je pense que nous sommes pris, capitaine. -- Pris ! Et comment l'entendez-vous ? -- J'entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arriere, ni d'aucun cote. C'est, je crois, ce qui s'appelle << pris >>, du moins sur les continents habites. -- Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le _Nautilus_ ne pourra pas se degager ? -- Difficilement, capitaine, car la saison est deja trop avancee pour que vous comptiez sur une debacle des glaces. -- Ah ! monsieur le professeur, repondit le capitaine Nemo d'un ton ironique, vous serez toujours le meme ! Vous ne voyez qu'empechements et obstacles ! Moi, je vous affirme que non seulement le _Nautilus_ se degagera, mais qu'il ira plus loin encore ! -- Plus loin au sud ? demandai-je en regardant le capitaine. -- Oui, monsieur, il ira au pole. -- Au pole ! m'ecriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d'incredulite. -- Oui, repondit froidement le capitaine, au pole antarctique, a ce point inconnu ou se croisent tous les meridiens du globe. Vous savez si je fais du _Nautilus_ ce que je veux. >> Oui ! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu'a la temerite ! Mais vaincre ces obstacles qui herissent le pole sud, plus inaccessible que ce pole nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n'etait-ce pas une entreprise absolument insensee, et que, seul, l'esprit d'un fou pouvait concevoir ! Il me vint alors a l'idee de demander au capitaine Nemo s'il avait deja decouvert ce pole que n'avait jamais foule le pied d'une creature humaine. << Non, monsieur, me repondit-il, et nous le decouvrirons ensemble. La ou d'autres ont echoue, je n'echouerai pas. Jamais je n'ai promene mon _Nautilus_ aussi loin sur les mers australes; mais, je vous le repete, il ira plus loin encore. -- Je veux vous croire, capitaine, repris-je d'un ton un peu ironique. Je vous crois ! Allons en avant ! Il n'y a pas d'obstacles pour nous ! Brisons cette banquise ! Faisons-la sauter, et si elle resiste, donnons des ailes au _Nautilus_, afin qu'il puisse passer par-dessus ! -- Par-dessus ? monsieur le professeur, repondit tranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous. -- Par-dessous ! >> m'ecriai-je. Une subite revelation des projets du capitaine venait d'illuminer mon esprit. J'avais compris. Les merveilleuses qualites du _Nautilus_ allaient le servir encore dans cette surhumaine entreprise ! << Je vois que nous commencons a nous entendre, monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant a demi. Vous entrevoyez deja la possibilite -- moi, je dirai le succes -- de cette tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordinaire devient facile au _Nautilus_. Si un continent emerge au pole, il s'arretera devant ce continent. Mais si au contraire c'est la mer libre qui le baigne, il ira au pole meme ! -- En effet, dis-je, entraine par le raisonnement du capitaine, si la surface de la mer est solidifiee par les glaces, ses couches inferieures sont libres, par cette raison providentielle qui a place a un degre superieur a celui de la congelation le maximum de densite de l'eau de mer. Et, si je ne me trompe, la partie immergee de cette banquise est a la partie emergeante comme quatre est a un ? -- A peu pres, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne depassent pas une hauteur de cent metres, elles ne s'enfoncent que de trois cents. Or, qu'est-ce que trois cents metres pour le _Nautilus_? -- Rien, monsieur. -- Il pourra meme aller chercher a une profondeur plus grande cette temperature uniforme des eaux marines, et la nous braverons impunement les trente ou quarante degres de froid de la surface. -- Juste, monsieur, tres juste, repondis-je en m'animant. -- La seule difficulte, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs jours immerges sans renouveler notre provision d'air. -- N'est-ce que cela ? repliquai-je. Le _Nautilus_ a de vastes reservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l'oxygene dont nous aurons besoin. -- Bien imagine, monsieur Aronnax, repondit en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m'accuser de temerite, je vous soumets d'avance toutes mes objections. -- En avez-vous encore a faire ? -- Une seule. Il est possible, si la mer existe au pole sud, que cette mer soit entierement prise, et, par consequent, que nous ne puissions revenir a sa surface ! -- Bon, monsieur, oubliez-vous que le _Nautilus_ est arme d'un redoutable eperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs de glace qui s'ouvriront au choc ? -- Eh ! monsieur le professeur, vous avez des idees aujourd'hui ! -- D'ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m'enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pole sud comme au pole nord ? Les poles du froid et les poles de la terre ne se confondent ni dans l'hemisphere austral ni dans l'hemisphere boreal, et jusqu'a preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un ocean degage de glaces a ces deux points du globe. -- Je le crois aussi, monsieur Aronnax, repondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu'apres avoir emis tant d'objections contre mon projet, maintenant vous m'ecrasez d'arguments en sa faveur. >> Le capitaine Nemo disait vrai. J'en etais arrive a le vaincre en audace ! C'etait moi qui l'entrainais au pole ! Je le devancais, je le distancais... Mais non ! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s'amusait a te voir emporte dans les reveries de l'impossible ! Cependant, il n'avait pas perdu un instant. A un signal le second parut. Ces deux hommes s'entretinrent rapidement dans leur incomprehensible langage, et soit que le second eut ete anterieurement prevenu, soit qu'il trouvat le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise. Mais si impassible qu'il fut il ne montra pas une plus complete impassibilite que Conseil, lorsque j'annoncai a ce digne garcon notre intention de pousser jusqu'au pole sud. Un << comme il plaira a monsieur >> accueillit ma communication, et je dus m'en contenter. Quant a Ned Land, si jamais epaules se leverent haut, ce furent celles du Canadien. << Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitie ! -- Mais nous irons au pole, maitre Ned. -- Possible, mais vous n'en reviendrez pas ! >> Et Ned Land rentra dans sa cabine, << pour ne pas faire un malheur >>, dit-il en me quittant. Cependant, les preparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du _Nautilus_ refoulaient l'air dans les reservoirs et l'emmagasinaient a une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m'annonca que les panneaux de la plate-forme allaient etre fermes. Je jetai un dernier regard sur l'epaisse banquise que nous allions franchir. Le temps etait clair, l'atmosphere assez pure, le froid tres vif, douze degres au-dessous de zero; mais le vent s'etant calme, cette temperature ne semblait pas trop insupportable. Une dizaine d'hommes monterent sur les flancs du _Nautilus_ et, armes de pics, ils casserent la glace autour de la carene qui fut bientot degagee. Operation rapidement pratiquee, car la jeune glace etait mince encore. Tous nous rentrames a l'interieur. Les reservoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre a la flottaison. Le _Nautilus_ ne tarda pas a descendre. J'avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches inferieures de l'Ocean austral. Le thermometre remontait. L'aiguille du manometre deviait sur le cadran. A trois cents metres environ, ainsi que l'avait prevu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulee de la banquise. Mais le _Nautilus_s'immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents metres. La temperature de l'eau, qui donnait douze degres a la surface, n'en accusait plus que onze. Deux degres etaient deja gagnes. Il va sans dire que la temperature du _Nautilus_, elevee par ses appareils de chauffage, se maintenait a un degre tres superieur. Toutes les manoeuvres s'accomplissaient avec une extraordinaire precision. << On passera, n'en deplaise a monsieur, me dit Conseil. -- J'y compte bien ! >> repondis-je avec le ton d'une profonde conviction. Sous cette mer libre, le _Nautilus_ avait pris directement le chemin de pole, sans s'ecarter du cinquante-deuxieme meridien. De 67deg.30' a 90deg. vingt-deux degres et demi en latitude restaient a parcourir, c'est-a-dire un peu plus de cinq cents lieues. Le _Nautilus_ prit une vitesse moyenne de vingt-six milles a l'heure, la vitesse d'un train express. S'il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pole. Pendant une partie de la nuit, la nouveaute de la situation nous retint, Conseil et moi, a la vitre du salon. La mer s'illuminait sous l'irradiation electrique du fanal. Mais elle etait deserte. Les poissons ne sejournaient pas dans ces eaux prisonnieres. Ils ne trouvaient la qu'un passage pour aller de l'Ocean antarctique a la mer libre du pole. Notre marche etait rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d'acier. Vers deux heures du matin, j'allai prendre quelques heures de repos. Conseil m'imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu'il se tenait dans la cage du timonier. Le lendemain 19 mars, a cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch electrique m'indiqua que la vitesse du _Nautilus_ avait ete moderee. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses reservoirs. Mon coeur battait. Allions-nous emerger et retrouver l'atmosphere libre du pole ? Non. Un choc m'apprit que le _Nautilus_ avait heurte la surface inferieure de la banquise, tres epaisse encore, a en juger par la matite du bruit. En effet, nous avions << touche >> pour employer l'expression marine, mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille emergeaient. La banquise presentait alors une hauteur superieure a celle que nous avions relevee sur ses bords. Circonstance peu rassurante. Pendant cette journee, le _Nautilus_ recommenca plusieurs fois cette meme experience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. A de certains instants, il la rencontra par neuf cents metres, ce qui accusait douze cents metres d'epaisseur dont deux cents metres s'elevaient au-dessus de la surface de l'Ocean. C'etait le double de sa hauteur au moment ou le _Nautilus_ s'etait enfonce sous les flots. Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j'obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaine qui se developpait sous les eaux. Le soir, aucun changement n'etait survenu dans notre situation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents metres de profondeur. Diminution evidente, mais quelle epaisseur encore entre nous et la surface de l'Ocean ! Il etait huit heures alors. Depuis quatre heures deja, l'air aurait du etre renouvele a l'interieur du _Nautilus_, suivant l'habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n'eut pas encore demande a ses reservoirs un supplement d'oxygene. Mon sommeil fut penible pendant cette nuit. Espoir et crainte m'assiegeaient tour a tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tatonnements du _Nautilus_ continuaient. Vers trois heures du matin, j'observai que la surface inferieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante metres de profondeur. Cent cinquante pieds nous separaient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu a peu ice-field. La montagne se refaisait la plaine. Mes yeux ne quittaient plus le manometre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui etincelait sous les rayons electriques. La banquise s'abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongees. Elle s'amincissait de mille en mille. Enfin, a six heures du matin, ce jour memorable du 19 mars, la porte du salon s'ouvrit. Le capitaine Nemo parut. << La mer libre ! >> me dit-il. XIV LE POLE SUD Je me precipitai vers la plate-forme. Oui ! La mer libre. A peine quelques glacons epars, des icebergs mobiles ; au loin une mer etendue ; un monde d'oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermometre marquait trois degres centigrades au-dessus de zero. C'etait comme un printemps relatif enferme derriere cette banquise, dont les masses eloignees se profilaient sur l'horizon du nord. << Sommes-nous au pole ? demandai-je au capitaine, le coeur palpitant. -- Je l'ignore, me repondit-il. A midi nous ferons le point. -- Mais le soleil se montrera-t-il a travers ces brumes ? dis-je en regardant le ciel grisatre. -- Si peu qu'il paraisse, il me suffira, repondit le capitaine. >> A dix milles du _Nautilus_, vers le sud, un ilot solitaire s'elevait a une hauteur de deux cents metres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait etre semee d'ecueils. Une heure apres, nous avions atteint l'ilot. Deux heures plus tard, nous achevions d'en faire le tour. Il mesurait quatre a cinq milles de circonference. Un etroit canal le separait d'une terre considerable, un continent peut-etre, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L'existence de cette terre semblait donner raison aux hypotheses de Maury. L'ingenieur americain a remarque, en effet, qu'entre le pole sud et le soixantieme parallele, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions enormes, qui ne se rencontrent jamais dans l'Atlantique nord. De ce fait, il a tire cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considerables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cotes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pole austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilometres. Cependant, le _Nautilus_, par crainte d'echouer, s'etait arrete a trois encablures d'une greve que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lance a la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquames. Il etait dix heures du matin. Je n'avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se desavouer en presence du pole sud. Quelques coups d'aviron amenerent le canot sur le sable, ou il s'echoua. Au moment ou Conseil allait sauter a terre, je le retins. << Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, a vous l'honneur de mettre pied le premier sur cette terre. -- Oui, monsieur, repondit le capitaine, et si je n'hesite pas a fouler ce sol du pole, c'est que, jusqu'ici, aucun etre humain n'y a laisse la trace de ses pas. >> Cela dit, il sauta legerement sur le sable. Une vive emotion lui faisait battre le coeur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et la, les bras croises, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces regions australes. Apres cinq minutes passees dans cette extase, il se retourna vers nous. << Quand vous voudrez, monsieur >>, me cria-t-il. Je debarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot. Le sol sur un long espace presentait un tuf de couleur rougeatre, comme s'il eut ete de brique pilee. Des scories, des coulees de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait meconnaitre son origine volcanique. En de certains endroits, quelques legeres fumerolles, degageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux interieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces contrees antarctiques, James Ross a trouve les crateres de l'Erebus et du Terror en pleine activite sur le cent soixante-septieme meridien et par 77deg.32' de latitude. La vegetation de ce continent desole me parut extremement restreinte. Quelques lichens de l'espece _Unsnea melanoxantha_ s'etalaient sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomees rudimentaires, sortes de cellules disposees entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportes sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait a la cote, composaient toute la maigre flore de cette region. Le rivage etait parseme de mollusques, de petites moules, de patelles, de buccardes lisses, en forme de coeurs, et particulierement de clios au corps oblong et membraneux, dont la tete est formee de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades de ces clios boreales, longues de trois centimetres, dont la baleine avale un monde a chaque bouchee. Ces charmants pteropodes, veritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiere du rivage. Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fonds quelques arborescences coralligenes, de celles qui suivant James Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu'a mille metres de profondeur ; puis, de petits alcyons appartenant a l'espece _procellaria pelagica_, ainsi qu'un grand nombre d'asteries particulieres a ces climats, et d'etoiles de mer qui constellaient le sol. Mais ou la vie surabondait, c'etait dans les airs. La volaient et voletaient par milliers des oiseaux d'especes variees, qui nous assourdissaient de leurs cris. D'autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte et se pressant familierement sous nos pas. C'etaient des pingouins aussi agiles et souples dans l'eau, ou on les a confondus parfois avec de rapides bonites, qu'ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques et formaient des assemblees nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs. Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des echassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l'oeil encadre d'un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles, convenablement prepares, forment un mets agreable. Dans les airs passaient des albatros fuligineux d'une envergure de quatre metres, justement appeles les vautours de l'Ocean, des petrels gigantesques, entre autres des _quebrante-huesos_, aux ailes arquees, qui sont grands mangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une serie de petrels, les uns blanchatres, aux ailes bordees de brun, les autres bleus et speciaux aux mers antarctiques, ceux-la << si huileux, dis-je a Conseil, que les habitants des iles Feroe se contentent d'y adapter une meche avant de les allumer >>. << Un peu plus, repondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites ! Apres ca, on ne peut exiger que la nature les ait prealablement munis d'une meche ! >> Apres un demi-mille, le sol se montra tout crible de nids de manchots, sortes de terriers disposes pour la ponte, et dont s'echappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire est tres mangeable. Ils poussaient des braiements d'ane. Ces animaux, de la taille d'une oie, ardoises sur le corps, blancs en dessous et cravates d'un lisere citron, se laissaient tuer a coups de pierre sans chercher a s'enfuir. Cependant, la brume ne se levait pas, et, a onze heures, le soleil n'avait point encore paru. Son absence ne laissait pas de m'inquieter. Sans lui, pas d'observations possibles. Comment determiner alors si nous avions atteint le pole ? Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement accoude sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrarie. Mais qu'y faire ? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleil comme a la mer. Midi arriva sans que l'astre du jour se fut montre un seul instant. On ne pouvait meme reconnaitre la place qu'il occupait derriere le rideau de brume. Bientot cette brume vint a se resoudre en neige. << A demain >>, me dit simplement le capitaine, et nous regagnames le _Nautilus_ au milieu des tourbillons de l'atmosphere. Pendant notre absence, les filets avaient ete tendus, et j'observai avec interet les poissons que l'on venait de haler a bord. Les mers antarctiques servent de refuge a un tres grand nombre de migrateurs, qui fuient les tempetes des zones moins elevees pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d'un decimetre, espece de cartilagineux blanchatres traverses de bandes livides et armes d'aiguillons, puis des chimeres antarctiques, longues de trois pieds, le corps tres allonge, la peau blanche, argentee et lisse, la tete arrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau termine par une trompe qui se recourbe vers la bouche. Je goutai leur chair, mais je la trouvai insipide, malgre l'opinion de Conseil qui s'en accommoda fort. La tempete de neige dura jusqu'au lendemain. Il etait impossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon ou je notais les incidents de cette excursion au continent polaire, j'entendais les cris des petrels et des albatros qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le _Nautilus_ ne resta pas immobile, et, prolongeant la cote, il s'avanca encore d'une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi-clarte que laissait le soleil en rasant les bords de l'horizon. Le lendemain 20 mars, la neige avait cesse. Le froid etait un peu plus vif. Le thermometre marquait deux degres au-dessous de zero. Les brouillards se leverent, et j'esperai que, ce jour-la, notre observation pourrait s'effectuer. Le capitaine Nemo n'ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit a terre. La nature du sol etait la meme, volcanique. Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j'apercusse le cratere qui les avait vomis. Ici comme la-bas, des myriades d'oiseaux animaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammiferes marins qui nous regardaient de leurs doux yeux. C'etaient des phoques d'especes diverses, les uns etendus sur le sol, les autres couches sur des glacons en derive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas a notre approche, n'ayant jamais eu affaire a l'homme, et j'en comptais la de quoi approvisionner quelques centaines de navires. << Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pas accompagnes ! -- Pourquoi cela, Conseil ? -- Parce que l'enrage chasseur aurait tout tue. -- Tout, c'est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous n'aurions pu empecher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de ces magnifiques cetaces. Ce qui eut desoblige le capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang des betes inoffensives. -- Il a raison. -- Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n'as-tu pas deja classe ces superbes echantillons de la faune marine ? -- Monsieur sait bien, repondit Conseil, que je ne suis pas tres ferre sur la pratique. Quand monsieur m'aura appris le nom de ces animaux... -- Ce sont des phoques et des morses. -- Deux genres, qui appartiennent a la famille des pinnipedes, se hata de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguicules, sous-classe des monodelphiens, classe des mammiferes, embranchement des vertebres. -- Bien, Conseil, repondis-je, mais ces deux genres, phoques et morses, se divisent en especes, et si je ne me trompe, nous aurons ici l'occasion de les observer. Marchons. >> Il etait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient a employer jusqu'au moment ou le soleil pourrait etre utilement observe. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s'echancrait dans la falaise granitique du rivage. La, je puis dire qu'a perte de vue autour de nous, les terres et les glacons etaient encombres de mammiferes marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux Protee, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C'etaient particulierement des phoques. Ils formaient des groupes distincts, males et femelles, le pere veillant sur sa famille, la mere allaitant ses petits, quelques jeunes, deja forts, s'emancipant a quelques pas. Lorsque ces mammiferes voulaient se deplacer, ils allaient par petits sauts dus a la contraction de leur corps, et ils s'aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congenere, forme un veritable avant-bras. Je dois dire que, dans l'eau, leur element par excellence, ces animaux a l'epine dorsale mobile, au bassin etroit, au poil ras et serre, aux pieds palmes, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudes extremement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutes et limpides, leurs poses charmantes, et les poetisant a leur maniere, metamorphoserent-ils les males en tritons, et les femelles en sirenes. Je fis remarquer a Conseil le developpement considerable des lobes cerebraux chez ces intelligents cetaces. Aucun mammifere, l'homme excepte, n'a la matiere cerebrale plus riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine education ; ils se domestiquent aisement, et je pense, avec certains naturalistes, que. convenablement dresses, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de peche. La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n'ont point d'oreilles externes -- differant en cela des otaries dont l'oreille est saillante -- j'observai plusieurs varietes de stenorhynques, longs de trois metres, blancs de poils, a tetes de bull-dogs, armes de dix dents a chaque machoire, quatre incisives en haut et en bas et deux grandes canines decoupees en forme de fleur de lis. Entre eux se glissaient des elephants marins, sortes de phoques a trompe courte et mobile, les geants de l'espece, qui sur une circonference de vingt pieds mesuraient une longueur de dix metres. Ils ne faisaient aucun mouvement a notre approche. << Ce ne sont pas des animaux dangereux ? me demanda Conseil. -- Non, repondis-je, a moins qu'on ne les attaque. Lorsqu'un phoque defend son petit, sa fureur est terrible, et il n'est pas rare qu'il mette en pieces l'embarcation des pecheurs. -- Il est dans son droit, repliqua Conseil. -- Je ne dis pas non. >> Deux milles plus loin, nous etions arretes par le promontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud. Il tombait d'aplomb a la mer et ecumait sous le ressac. Au-dela eclataient de formidables rugissements, tels qu'un troupeau de ruminants en eut pu produire. << Bon, fit Conseil, un concert de taureaux ? -- Non, dis-je, un concert de morses. Ils se battent ? -- Ils se battent ou ils jouent. -- N'en deplaise a monsieur, il faut voir cela. -- Il faut le voir, Conseil. >> Et nous voila franchissant les roches noiratres, au milieu d'eboulements imprevus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d'une fois, je roulai au detriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait guere, et me relevait, disant : << Si monsieur voulait avoir la bonte d'ecarter les jambes, monsieur conserverait mieux son equilibre. >> Arrive a l'arete superieure du promontoire, j'apercus une vaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C'etaient des hurlements de joie, non de colere. Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et par la disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent a leur machoire inferieure, et quant aux canines superieures, ce sont deux defenses longues de quatre-vingts centimetres qui en mesurent trente-trois a la circonference de leur alveole. Ces dents, faites d'un ivoire compact et sans stries, plus dur que celui des elephants, et moins prompt a jaunir, sont tres recherchees. Aussi les morses sont-ils en butte a une chasse inconsideree qui les detruira bientot jusqu'au dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en detruisent chaque annee plus de quatre mille. En passant aupres de ces curieux animaux, je pus les examiner a loisir, car ils ne se derangeaient pas. Leur peau etait epaisse et rugueuse, d'un ton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur de quatre metres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurs congeneres du nord, ils ne confiaient point a des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur campement. Apres avoir examine cette cite des morses, je songeai a revenir sur mes pas. Il etait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans des conditions favorables pour observer, je voulais etre present a son operation. Cependant, je n'esperais pas que le soleil se montrat ce jour-la. Des nuages ecrases sur l'horizon le derobaient a nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulut pas reveler a des etres humains ce point inabordable du globe. Cependant, je songeai a revenir vers le _Nautilus_. Nous suivimes un etroit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. A onze heures et demie, nous etions arrives au point du debarquement. Le canot echoue avait depose le capitaine a terre. Je l'apercus debout sur un bloc ce basalte. Ses instruments etaient pres de lui. Son regard se fixait sur l'horizon du nord, pres duquel le soleil decrivait alors sa courbe allongee. Je pris place aupres de lui et j'attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas. C'etait une fatalite. L'observation manquait encore. Si demain elle ne s'accomplissait pas, il faudrait renoncer definitivement a relever notre situation. En effet, nous etions precisement au 20 mars. Demain, 21, jour de l'equinoxe, refraction non comptee, le soleil disparaitrait sous l'horizon pour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis l'equinoxe de septembre, il avait emerge de l'horizon septentrional, s'elevant par des spirales allongees jusqu'au 21 decembre. A cette epoque, solstice d'ete de ces contrees boreales, il avait commence a redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons. Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo. << Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain, je n'obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette operation. Mais aussi, precisement parce que les hasards de ma navigation m'ont amene, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile a relever, si, a midi, le soleil se montre a nos yeux. -- Pourquoi, capitaine ? -- Parce que, lorsque l'astre du jour decrit des spirales si allongees, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l'horizon, et les instruments sont exposes a commettre de graves erreurs. -- Comment procederez-vous donc ? -- Je n'emploierai que mon chronometre, me repondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars, a midi, le disque du soleil, en tenant compte de la refraction, est coupe exactement par l'horizon du nord, c'est que je suis au pole sud. -- En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n'est pas mathematiquement rigoureuse, parce que l'equinoxe ne tombe pas necessairement a midi. -- Sans doute, monsieur, mais l'erreur ne sera pas de cent metres, et il ne nous en faut pas davantage. A demain donc. >> Le capitaine Nemo retourna a bord. Conseil et moi, nous restames jusqu'a cinq heures a arpenter la plage, observant et etudiant. Je ne recoltai aucun objet curieux, si ce n'est un oeuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu'un amateur eut paye plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies et les caracteres qui l'ornaient comme autant d'hieroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garcon, au pied sur, le tenant comme une precieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au _Nautilus_. La je deposai cet oeuf rare sous une des vitrines du musee. Je soupai avec appetit d'un excellent morceau de foie de phoque dont le gout rappelait celui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoque, comme un Indou, les faveurs de l'astre radieux. Le lendemain, 21 mars, des cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J'y trouvai le capitaine Nemo. << Le temps se degage un peu, me dit-il. J'ai bon espoir. Apres dejeuner, nous nous rendrons a terre pour choisir un poste d'observation. >> Ce point convenu, j'allai trouver Ned Land. J'aurais voulu l'emmener avec moi. L'obstine Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnite comme sa facheuse humeur s'accroissaient de jour en jour. Apres tout, je ne regrettai pas son entetement dans cette circonstance. Veritablement, il y avait trop de phoques a terre, et il ne fallait pas soumettre ce pecheur irreflechi a cette tentation. Le dejeuner termine, je me rendis a terre. Le _Nautilus_ s'etait encore eleve de quelques milles pendant la nuit. Il etait au large, a une grande lieue d'une cote, que dominait un pic aigu de quatre a cinq cents metres. Le canot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l'equipage, et les instruments, c'est-a-dire un chronometre, une lunette et un barometre. Pendant notre traversee, je vis de nombreuses baleines qui appartenaient aux trois especes particulieres aux mers australes, la baleine franche ou << right-whale >> des Anglais, qui n'a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptere a ventre plisse, aux vastes nageoires blanchatres, qui malgre son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunatre, le plus vif des cetaces. Ce puissant animal se fait entendre de loin, lorsqu'il projette a une grande hauteur ses colonnes d'air et de vapeur, qui ressemblent a des tourbillons de fumee. Ces differents mammiferes s'ebattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pole antarctique servait maintenant de refuge aux cetaces trop vivement traques par les chasseurs. Je remarquai egalement de longs cordons blanchatres de salpes, sortes de mollusques agreges, et des meduses de grande taille qui se balancaient entre le remous des lames. A neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s'eclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut une ascension penible sur des laves aigues et des pierres ponces, au milieu d'une atmosphere souvent saturee par les emanations sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme deshabitue de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, une agilite que je ne pouvais egaler, et qu'eut enviee un chasseur d'isards. Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitie porphyre, moitie basalte. De la, nos regards embrassaient une vaste mer qui, vers le nord tracait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. A nos pieds, des champs eblouissants de blancheur. Sur notre tete, un pale azur, degage de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu deja ecornee par le tranchant de l'horizon. Du sein des eaux s'elevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le _Nautilus_, comme un cetace endormi. Derriere nous, vers le sud et l'est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n'apercevait pas la limite. Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen du barometre, car il devait en tenir compte dans son observation. A midi moins le quart, le soleil, vu alors par refraction seulement, se montra comme un disque d'or et dispersa ses derniers rayons sur ce continent abandonne, a ces mers que l'homme n'a jamais sillonnees encore. Le capitaine Nemo, muni d'une lunette a reticules, qui, au moyen d'un miroir, corrigeait la refraction, observa l'astre qui s'enfoncait peu a peu au-dessous de l'horizon en suivant une diagonale tres allongee. Je tenais le chronometre. Mon coeur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coincidait avec le midi du chronometre, nous etions au pole meme. << Midi ! m'ecriai-je. -- Le pole sud ! >> repondit le capitaine Nemo d'une voix grave, en me donnant la lunette qui montrait l'astre du jour precisement coupe en deux portions egales par l'horizon. Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peu a peu sur ses rampes. En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon epaule, me dit : << Monsieur, en 1600, le Hollandais Gheritk, entraine par les courants et les tempetes, atteignit 64deg. de latitude sud et decouvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l'illustre Cook, suivant le trente-huitieme meridien, arriva par 67deg.30' de latitude. et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuvieme meridien, il atteignit 71deg.15' de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuvieme parallele, et en 1821, sur le soixante-sixieme par 111deg. de longitude ouest. En 1820, l'Anglais Brunsfield fut arrete sur le soixante-cinquieme degre. La meme annee, l'Americain Morrel, dont les recits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxieme meridien, decouvrait la mer libre par 70deg.14' de latitude. En 1825, l'Anglais Powell ne pouvait depasser le soixante-deuxieme degre. La meme annee, un simple pecheur de phoques, l'Anglais Weddel s'elevait jusqu'a 72deg.14' de latitude sur le trente-cinquieme meridien, et jusqu'a 74deg.15' sur le trente-sixieme. En 1829, l'Anglais Forster, commandant le _Chanticleer_, prenait possession du continent antarctique par 63deg.26' de latitude et 66deg.26' de longitude. En 1831, l'Anglais Biscoe, le ler fevrier, decouvrait la terre d'Enderby par 68deg.50' de latitude, en 1832, le 5 fevrier, la terre d'Adelaide par 67deg. de latitude. et le 21 fevrier, la terre de Graham par 64deg.45' de latitude. En 1838, le Francais Dumont d'Urville, arrete devant la banquise par 62deg.57' de latitude, relevait la terre Louis-Philippe ; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66deg.30', le 21 janvier, la terre Adelie, et huit jours apres, par 64deg.40', la cote Clarie. En 1838, l'Anglais Wilkes s'avancait jusqu'au soixante-neuvieme parallele sur le centieme meridien. En 1839, l'Anglais Balleny decouvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin, en 1842, l'Anglais James Ross, montant l'_Erebus_ et le _Terror_, le 12 janvier, par 76deg.56' de latitude et 171deg.7' de longitude est, trouvait la terre Victoria ; le 23 du meme mois, il relevait le soixante-quatorzieme parallele, le plus haut point atteint jusqu'alors ; le 27, il etait par 76deg.8', le 28, par 77deg.32', le 2 fevrier, par 78deg.4', et en 1842, il revenait au soixante-onzieme degre qu'il ne put depasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j'ai atteint le pole sud sur le quatre-vingt-dixieme degre, et je prends possession de cette partie du globe egale au sixieme des continents reconnus. -- Au nom de qui, capitaine ? -- Au mien, monsieur ! >> Et ce disant, le capitaine Nemo deploya un pavillon noir, portant un N d'or ecartele sur son etamine. Puis, se retournant vers l'astre du jour dont les derniers rayons lechaient l'horizon de la mer : << Adieu, soleil ! s'ecria-t-il. Disparais, astre radieux ! Couche-toi sous cette mer libre. et laisse une nuit de six mois etendre ses ombres sur mon nouveau domaine ! >> XV ACCIDENT OU INCIDENT ? Le lendemain, 22 mars, a six heures du matin, les preparatifs de depart furent commences. Les dernieres lueurs du crepuscule se fondaient dans la nuit. Le froid etait vif. Les constellations resplendissaient avec une surprenante intensite. Au zenith brillait cette admirable Croix du Sud, l'etoile polaire des regions antarctiques. Le thermometre marquait douze degres au-dessous de zero, et quand le vent fraichissait, il causait de piquantes morsures. Les glacons se multipliaient sur l'eau libre. La mer tendait a se prendre partout. De nombreuses plaques noiratres, etalees a sa surface, annoncaient la prochaine formation de la jeune glace. Evidemment, le bassin austral, gele pendant les six mois de l'hiver, etait absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette periode ? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques et les morses, habitues a vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur ces parages glaces. Ces animaux ont l'instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts. C'est a ces trous qu'ils viennent respirer ; quand les oiseaux, chasses par le froid, ont emigre vers le nord, ces mammiferes marins demeurent les seuls maitres du continent polaire. Cependant, les reservoirs d'eau s'etaient remplis, et le _Nautilus_ descendait lentement. A une profondeur de mille pieds, il s'arreta. Son helice battit les flots, et il s'avanca droit au nord avec une vitesse de quinze milles a l'heure. Vers le soir, il flottait deja sous l'immense carapace glacee de la banquise. Les panneaux du salon avaient ete fermes par prudence, car la coque du _Nautilus_ pouvait se heurter a quelque bloc immerge. Aussi, je passai cette journee a mettre mes notes au net. Mon esprit etait tout entier a ses souvenirs du pole. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger, comme si notre wagon flottant eut glisse sur les rails d'un chemin de fer. Et maintenant, le retour commencait veritablement. Me reserverait-il encore de pareilles surprises ? Je le pensais, tant la serie des merveilles sous-marines est inepuisable ! Cependant, depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait jetes a ce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et sur ce parcours plus etendu que l'Equateur terrestre, combien d'incidents ou curieux ou terribles avaient charme notre voyage : la chasse dans les forets de Crespo, l'echouement du detroit de Torres, le cimetiere de corail, les pecheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions de la baie du Vigo, l'Atlantide, le pole sud ! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de reve en reve, ne laisserent pas mon cerveau sommeiller un instant. A trois heures du matin, je fus reveille par un choc violent. Je m'etais redresse sur mon lit et j'ecoutais au milieu de l'obscurite, quand je fus precipite brusquement au milieu de la chambre. Evidemment, le _Nautilus_ donnait une bande considerable apres avoir touche. Je m'accotai aux parois et je me trainai par les coursives jusqu'au salon qu'eclairait le plafond lumineux. Les meubles etaient renverses. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord, sous le deplacement de la verticale se collaient aux tapisseries, tandis que ceux de babord s'en ecartaient d'un pied par leur bordure inferieure. Le _Nautilus_ etait donc couche sur tribord, et, de plus, completement immobile, A l'interieur j'entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment ou j'allais quitter le salon, Ned Land et Conseil entrerent. << Qu'y a-t-il ? leur dis-je aussitot. -- Je venais le demander a monsieur, repondit Conseil. -- Mille diables ! s'ecria le Canadien, je le sais bien moi ! Le _Nautilus_a touche, et a en juger par la gite qu'il donne, je ne crois pas qu'il s'en tire comme la premiere fois dans le detroit de Torres. -- Mais au moins, demandai-je, est-il revenu a la surface de la mer ? -- Nous l'ignorons, repondit Conseil. -- Il est facile de s'en assurer >>, repondis-je. Je consultai le manometre. A ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent soixante metres. << Qu'est-ce que cela veut dire ? m'ecriai-je. -- Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil. -- Mais ou le trouver ? demanda Ned Land. -- Suivez-moi >>, dis-je a mes deux compagnons. Nous quittames le salon. Dans la bibliotheque, personne. A l'escalier central, au poste de l'equipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait etre poste dans la cage du timonier. Le mieux etait d'attendre. Nous revinmes tous trois au salon. Je passerai sous silence les recriminations du Canadien. Il avait beau jeu pour s'emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout a son aise, sans lui repondre. Nous etions ainsi depuis vingt minutes, cherchant a surprendre les moindres bruits qui se produisaient a l'interieur du _Nautilus_, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible, revelait une certaine inquietude. Il observa silencieusement la boussole, le manometre, et vint poser son doigt sur un point du planisphere, dans cette partie qui representait les mers australes. Je ne voulus pas l'interrompre. Seulement, quelques instants plus tard, lorsqu'il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expression dont il s'etait servi au detroit de Torres : << Un incident, capitaine ? -- Non, monsieur, repondit-il, un accident cette fois. -- Grave ? -- Peut-etre. -- Le danger est-il immediat ? -- Non. -- Le _Nautilus_ s'est echoue ? -- Oui. -- Et cet echouement est venu ?... -- D'un caprice de la nature, non de l'imperitie des hommes. Pas une faute n'a ete commise dans nos manoeuvres. Toutefois, on ne saurait empecher l'equilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais non resister aux lois naturelles. >> Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer a cette reflexion philosophique. En somme, sa reponse ne m'apprenait rien. << Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet accident ? -- Un enorme bloc de glace, une montagne entiere s'est retournee, me repondit-il. Lorsque les icebergs sont mines a leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs reiteres, leur centre de gravite remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C'est ce qui est arrive. L'un de ces blocs, en se renversant, a heurte le _Nautilus_ qui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irresistible force, il l'a ramene dans des couches moins denses, ou il se trouve couche sur le flanc. Mais ne peut-on degager le _Nautilus_ en vidant ses reservoirs, de maniere a le remettre en equilibre ? -- C'est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l'aiguille du manometre. Elle indique que le _Nautilus_ remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu'a ce qu'un obstacle arrete son mouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changee. >> En effet, le _Nautilus_ donnait toujours la meme bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s'arreterait lui-meme. Mais a ce moment, qui sait si nous n'aurions pas heurte la partie superieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement presses entre les deux surfaces glacees ? Je reflechissais a toutes les consequences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d'observer le manometre. Le _Nautilus_, depuis la chute de l'iceberg, avait remonte de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le meme angle avec la perpendiculaire. Soudain un leger mouvement se fit sentir dans la coque. Evidemment, le _Nautilus_ se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de la verticalite. Personne de nous ne parlait. Le coeur emu, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s'ecoulerent. << Enfin, nous sommes droit ! m'ecria-je. -- Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon. -- Mais flotterons-nous ? lui demandai-je. -- Certainement, repondit-il, puisque les reservoirs ne sont pas encore vides, et que vides, le _Nautilus_ devra remonter a la surface de la mer. >> Le capitaine sortit, et je vis bientot que, par ses ordres, on avait arrete la marche ascensionnelle du _Nautilus_. En effet, il aurait bientot heurte la partie inferieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux. << Nous l'avons echappe belle ! dit alors Conseil. -- Oui. Nous pouvions etre ecrases entre ces blocs de glace, ou tout au moins emprisonnes. Et alors, faute de pouvoir renouveler l'air... Oui ! nous l'avons echappe belle ! -- Si c'est fini ! >> murmura Ned Land. Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilite, et je ne repondis pas. D'ailleurs, les panneaux s'ouvrirent en ce moment, et la lumiere exterieure fit irruption a travers la vitre degagee. Nous etions en pleine eau, ainsi que je l'ai dit ; mais, a une distance de dix metres, sur chaque cote du _Nautilus_, s'elevait une eblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous, meme muraille. Au-dessus, parce que la surface inferieure de la banquise se developpait comme un plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbute, ayant glisse peu a peu, avait trouve sur les murailles laterales deux points d'appui qui le maintenaient dans cette position. Le _Nautilus_ etait emprisonne dans un veritable tunnel de glace, d'une largeur de vingt metres environ, rempli d'une eau tranquille. Il lui etait donc facile d'en sortir en marchant soit en avant soit en arriere, et de reprendre ensuite, a quelques centaines de metres plus bas, un libre passage sous la banquise. Le plafond lumineux avait ete eteint, et cependant, le salon resplendissait d'une lumiere intense. C'est que la puissante reverberation des parois de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindre l'effet des rayons voltaiques sur ces grands blocs capricieusement decoupes, dont chaque angle, chaque arete, chaque facette, jetait une lueur differente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine eblouissante de gemmes, et particulierement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des emeraudes. Ca et la des nuances opalines d'une douceur infinie couraient au milieu de points ardents comme autant de diamants de feu dont l'oeil ne pouvait soutenir l'eclat. La puissance du fanal etait centuplee, comme celle d'une lampe a travers les lames lenticulaires d'un phare de premier ordre. << Que c'est beau ! Que c'est beau ! s'ecria Conseil. -- Oui ! dis-je, c'est un admirable spectacle. N'est-ce pas, Ned ? -- Eh ! mille diables ! oui, riposta Ned Land. C'est superbe ! Je rage d'etre force d'en convenir. On n'a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-la pourra nous couter cher. Et, s'il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l'homme ! >> Ned avait raison. C'etait trop beau. Tout a coup, un cri de Conseil me fit retourner. << Qu'y a-t-il ? demandai-je. -- Que monsieur ferme les yeux ! que monsieur ne regarde pas ! >> Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupieres. << Mais qu'as-tu, mon garcon ? -- Je suis ebloui, aveugle ! >> Mes regards se porterent involontairement vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui la devorait. Je compris ce qui s'etait passe. Le _Nautilus_ venait de se mettre en marche a grande vitesse. Tous les eclats tranquilles des murailles de glace s'etaient alors changes en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le _Nautilus_, emporte par son helice, voyageait dans un fourreau d'eclairs. Les panneaux du salon se refermerent alors. Nous tenions nos mains sur nos yeux tout impregnes de ces lueurs concentriques qui flottent devant la retine, lorsque les rayons solaires l'ont trop violemment frappee. Il fallut un certain temps pour calmer le trouble de nos regards. Enfin, nos mains s'abaisserent. << Ma foi, je ne l'aurais jamais cru, dit Conseil. -- Et moi, je ne le crois pas encore ! riposta le Canadien. -- Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blases sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces miserables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes ! Non ! le monde habite n'est plus digne de nous ! >> De telles paroles dans la bouche d'un impassible Flamand montrent a quel degre d'ebullition etait monte notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d'y jeter sa goutte d'eau froide. << Le monde habite ! dit-il en secouant la tete. Soyez tranquille, ami Conseil, nous n'y reviendrons pas ! >> Il etait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit a l'avant du _Nautilus_. Je compris que son eperon venait de heurter un bloc de glace. Ce devait etre une fausse manoeuvre, car ce tunnel sous-marin, obstrue de blocs, n'offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuosites du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait etre absolument enrayee. Toutefois, contre mon attente, le _Nautilus_ prit un mouvement retrograde tres prononce. << Nous revenons en arriere ? dit Conseil. -- Oui, repondis-je. Il faut que, de ce cote, le tunnel soit sans issue. -- Et alors ?... -- Alors, dis-je, la manoeuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons par l'orifice sud. Voila tout. >> En parlant ainsi, je voulais paraitre plus rassure que je ne l'etais reellement. Cependant le mouvement retrograde du _Nautilus_ s'accelerait, et marchant a contre helice, il nous entrainait avec une grande rapidite. << Ce sera un retard, dit Ned. -- Qu'importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu'on sorte. -- Oui, repeta Ned Land, pourvu qu'on sorte ! >> Je me promenai pendant quelques instants du salon a la bibliotheque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientot sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement. Un quart d'heure apres, Conseil, s'etant approche de moi, me dit : << Est-ce bien interessant ce que lit monsieur ? -- Tres interessant, repondis-je. -- Je le crois. C'est le livre de monsieur que lit monsieur ! -- Mon livre ? >> En effet, je tenais a la main l'ouvrage des _Grands Fonds sous-marins_. Je ne m'en doutais meme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se leverent pour se retirer. << Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu'au moment ou nous serons sortis de cette impasse. -- Comme il plaira a monsieur >>, repondit Conseil. Quelques heures s'ecoulerent. J'observais souvent les instruments suspendus a la paroi du salon. Le manometre indiquait que le _Nautilus_ se maintenait a une profondeur constante de trois cents metres, la boussole. qu'il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu'il marchait a une vitesse de vingt milles a l'heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserre. Mais le capitaine Nemo savait qu'il ne pouvait trop se hater, et qu'alors, les minutes valaient des siecles. A huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. A l'arriere, cette fois. Je palis. Mes compagnons s'etaient rapproches de moi. J'avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent interprete notre pensee. En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J'allai a lui. << La route est barree au sud ? lui demandai-je. -- Oui, monsieur. L'iceberg en se retournant a ferme toute issue. -- Nous sommes bloques ? -- Oui. >> XVI FAUTE D'AIR Ainsi, autour du _Nautilus_, au-dessus, au-dessous, un impenetrable mur de glace. Nous etions prisonniers de la banquise ! Le Canadien avait frappe une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilite habituelle. Il s'etait croise les bras. Il reflechissait. Le _Nautilus_ ne bougeait plus. Le capitaine prit alors la parole : << Messieurs, dit-il d'une voix calme, il y a deux manieres de mourir dans les conditions ou nous sommes. >> Cet inexplicable personnage avait l'air d'un professeur de mathematiques qui fait une demonstration a ses eleves. << La premiere, reprit-il, c'est de mourir ecrases. La seconde, c'est de mourir asphyxies. Je ne parle pas de la possibilite de mourir de faim, car les approvisionnements du _Nautilus_ dureront certainement plus que nous. Preoccupons-nous donc des chances d'ecrasement ou d'asphyxie. -- Quant a l'asphyxie, capitaine, repondis-je, elle n'est pas a craindre, car nos reservoirs sont pleins. -- Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux jours d'air. Or, voila trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux, et deja l'atmosphere alourdie du _Nautilus_ demande a etre renouvelee. Dans quarante-huit heures, notre reserve sera epuisee. -- Eh bien, capitaine, soyons delivres avant quarante-huit heures ! -- Nous le tenterons, du moins, en percant la muraille qui nous entoure. -- De quel cote ? demandai-je. -- C'est ce que la sonde nous apprendra. Je vais echouer le _Nautilus_ sur le banc inferieur, et mes hommes, revetus de scaphandres, attaqueront l'iceberg par sa paroi la moins epaisse. -- Peut-on ouvrir les panneaux du salon ? -- Sans inconvenient. Nous ne marchons plus. >> Le capitaine Nemo sortit. Bientot des sifflements m'apprirent que l'eau s'introduisait dans les reservoirs. Le _Nautilus_ s'abaissa lentement et reposa sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante metres, profondeur a laquelle etait immerge le banc de glace inferieur. << Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courage et sur votre energie. -- Monsieur, me repondit le Canadien, ce n'est pas dans ce moment que je vous ennuierai de mes recriminations. Je suis pret a tout faire pour le salut commun. -- Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien. -- J'ajouterai, reprit-il, qu'habile a manier le pic comme le harpon, si je puis etre utile au capitaine, il peut disposer de moi. -- Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. >> Je conduisis le Canadien a la chambre ou les hommes du _Nautilus_ revetaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptee. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitot pret que ses compagnons de travail. Chacun d'eux portait sur son dos l'appareil Rouquayrol auquel les reservoirs avaient fourni un large continent d'air pur. Emprunt considerable, mais necessaire, fait a la reserve du _Nautilus_. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturees de rayons electriques. Lorsque Ned fut habille, je rentrai dans le salon dont les vitres etaient decouvertes, et, poste pres de Conseil. j'examinai les couches ambiantes qui supportaient le _Nautilus_. Quelques instants apres, nous voyions une douzaine d'hommes de l'equipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnaissable a sa haute taille. Le capitaine Nemo etait avec eux. Avant de proceder au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncees dans les parois laterales ; mais apres quinze metres, elles etaient encore arretees par l'epaisse muraille. Il etait inutile de s'attaquer a la surface plafonnante, puisque c'etait la banquise elle-meme qui mesurait plus de quatre cents metres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface inferieure. La dix metres de parois nous separaient de l'eau. Telle etait l'epaisseur de cet ice-field. Des lors, il s'agissait d'en decouper un morceau egal en superficie a la ligne de flottaison du _Nautilus_. C'etait environ six mille cinq cents metres cubes a detacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace. Le travail fut immediatement commence et conduit avec une infatigable opiniatrete. Au lieu de creuser autour du _Nautilus_, ce qui eut entraine de plus grandes difficultes, le capitaine Nemo fit dessiner l'immense fosse a huit metres de sa hanche de babord. Puis ses hommes la tarauderent simultanement sur plusieurs points de sa circonference. Bientot. Le pic attaqua vigoureusement cette matiere compacte, et de gros blocs furent detaches de la masse. Par un curieux effet de pesanteur specifique, ces blocs, moins lourds que l'eau, s'envolaient pour ainsi dire a la voute du tunnel. qui s'epaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, du moment que la paroi inferieure s'amincissait d'autant. Apres deux heures d'un travail energique, Ned Land rentra epuise. Ses compagnons et lui furent remplaces par de nouveaux travailleurs auxquels nous nous joignimes, Conseil et moi. Le second du _Nautilus_ nous dirigeait. L'eau me parut singulierement froide, mais je me rechauffai promptement en maniant le pic. Mes mouvements etaient tres libres, bien qu'ils se produisissent sous une pression de trente atmospheres. Quand je rentrai, apres deux heures de travail, pour prendre quelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notable difference entre le fluide pur que me fournissait l'appareil Rouquayrol et l'atmosphere du _Nautilus_, deja charge d'acide carbonique. L'air n'avait pas ete renouvele depuis quarante-huit heures, et ses qualites vivifiantes etaient considerablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n'avions enleve qu'une tranche de glace epaisse d'un metre sur la superficie dessinee, soit environ six cents metres cubes. En admettant que le meme travail fut accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener a bonne fin cette entreprise. << Cinq nuits et quatre jours ! dis-je a mes compagnons, et nous n'avons que pour deux jours d'air dans les reservoirs. -- Sans compter, repliqua Ned, qu'une fois sortis de cette damnee prison, nous serons encore emprisonnes sous la banquise et sans communication possible avec l'atmosphere ! >> Reflexion juste. Qui pouvait alors prevoir le minimum de temps necessaire a notre delivrance ? L'asphyxie ne nous aurait-elle pas etouffes avant que le _Nautilus_ eut pu revenir a la surface des flots ? Etait-il destine a perir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu'il renfermait ? La situation paraissait terrible. Mais chacun l'avait envisagee en face, et tous etaient decides a faire leur devoir jusqu'au bout. Suivant mes previsions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d'un metre fut enlevee a l'immense alveole. Mais, le matin, quand, revetu de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une temperature de six a sept degres au-dessous de zero, je remarquai que les murailles laterales se rapprochaient peu a peu. Les couches d'eau eloignees de la fosse, que n'echauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient une tendance a se solidifier. En presence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empecher la solidification de ce milieu liquide, qui eut fait eclater comme du verre les parois du _Nautilus_ ? Je ne fis point connaitre ce nouveau danger a mes deux compagnons. A quoi bon risquer d'abattre cette energie qu'ils employaient au penible travail du sauvetage ? Mais, lorsque je fus revenu a bord ? je fis observer au capitaine Nemo cette grave complication. << Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C'est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d'y parer. La seule chance de salut, c'est d'aller plus vite que la solidification. Il s'agit d'arriver premiers. Voila tout. >> Arriver premiers ! Enfin, j'aurais du etre habitue a ces facons de parler ! Cette journee, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniatrete. Ce travail me soutenait. D'ailleurs, travailler, c'etait quitter le _Nautilus_, c'etait respirer directement cet air pur emprunte aux reservoirs et fourni par les appareils, c'etait abandonner une atmosphere appauvrie et viciee. Vers le soir, la fosse s'etait encore creusee d'un metre. Quand je rentrai a bord, je faillis etre asphyxie par l'acide carbonique dont l'air etait sature. Ah ! que n'avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz deletere ! L'oxygene ne nous manquait pas. Toute cette eau en contenait une quantite considerable et en la decomposant par nos puissantes piles, elle nous eut restitue le fluide vivifiant. J'y avais bien songe, mais a quoi bon, puisque l'acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l'absorber, il eut fallu remplir des recipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiere manquait a bord, et rien ne la pouvait remplacer Ce soir-la, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses reservoirs, et lancer quelques colonnes d'air pur a l'interieur du _Nautilus_. Sans cette precaution, nous ne nous serions pas reveilles. Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le cinquieme metre. Les parois laterales et la surface inferieure de la banquise s'epaississaient visiblement. Il etait evident qu'elles se rejoindraient avant que le _Nautilus_ fut parvenu a se degager. Le desespoir me prit un instant. Mon pic fut pres de s'echapper de mes mains. A quoi bon creuser, si je devais perir etouffe, ecrase par cette eau qui se faisait pierre, un supplice que la ferocite des sauvages n'eut pas meme invente. Il me semblait que j'etais entre les formidables machoires d'un monstre qui se rapprochaient irresistiblement. En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-meme, passa pres de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribord s'etait avancee a moins de quatre metres de la coque du _Nautilus_. Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrames a bord. Mon scaphandre ote, je l'accompagnai dans le salon. << Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque heroique moyen, ou nous allons etre scelles dans cette eau solidifiee comme dans du ciment. -- Oui ! dis-je, mais que faire ? -- Ah ! s'ecria-t-il, si mon _Nautilus_ etait assez fort pour supporter cette pression sans en etre ecrase ? -- Eh bien ? demandai-je, ne saisissant pas l'idee du capitaine. -- Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congelation de l'eau nous viendrait en aide ! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait eclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, eclater les pierres les plus dures ! Ne sentez-vous pas qu'elle serait un agent de salut au lieu d'etre un agent de destruction ! -- Oui, capitaine, peut-etre. Mais quelque resistance a l'ecrasement que possede le _Nautilus_, il ne pourrait supporter cette epouvantable pression et s'aplatirait comme une feuille de tole. -- Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la nature, mais sur nous-memes. Il faut s'opposer a cette solidification. Il faut l'enrayer. Non seulement, les parois laterales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d'eau a l'avant ou a l'arriere du _Nautilus_. La congelation nous gagne de tous les cotes. -- Combien de temps, demandai-je, l'air des reservoirs nous permettra-t-il de respirer a bord ? >> Le capitaine me regarda en face. << Apres-demain, dit-il, les reservoirs seront vides ! >> Une sueur froide m'envahit. Et cependant, devais-je m'etonner de cette reponse ? Le 22 mars, le _Nautilus_ s'etait plonge sous les eaux libres du pole. Nous etions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les reserves du bord ! Et ce qui restait d'air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment ou j'ecris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu'une terreur involontaire s'empare de tout mon etre, et que l'air semble manquer a mes poumons ! Cependant, le capitaine Nemo reflechissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idee lui traversait l'esprit. Mais il paraissait la repousser. Il se repondait negativement a lui-meme. Enfin, ces mots s'echapperent de ses levres ! << L'eau bouillante ! murmura-t-il. -- L'eau bouillante ? m'ecriai-je. -- Oui, monsieur. Nous sommes renfermes dans un espace relativement restreint. Est-ce que des jets d'eau bouillante, constamment injectee par les pompes du _Nautilus_, n'eleveraient pas la temperature de ce milieu et ne retarderaient pas sa congelation ? -- Il faut l'essayer, dis-je resolument. -- Essayons, monsieur le professeur. >> Le thermometre marquait alors moins sept degres a l'exterieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines ou fonctionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaient l'eau potable par evaporation. Ils se chargerent d'eau, et toute la chaleur electrique des piles fut lancee a travers les serpentins baignes par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait atteint cent degres. Elle fut dirigee vers les pompes pendant qu'une eau nouvelle la remplacait au fur et a mesure. La chaleur developpee par les piles etait telle que l'eau froide, puisee a la mer, apres avoir seulement traverse les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe. L'injection commenca, et trois heures apres, le thermometre marquait exterieurement six degres au-dessous de zero. C'etait un degre de gagne. Deux heures plus tard, le thermometre n'en marquait que quatre. << Nous reussirons, dis-je au capitaine, apres avoir suivi et controle par de nombreuses remarques les progres de l'operation. -- Je le pense, me repondit-il. Nous ne serons pas ecrases. Nous n'avons plus que l'asphyxie a craindre. >> Pendant la nuit, la temperature de l'eau remonta a un degre au-dessous de zero. Les injections ne purent la porter a un point plus eleve. Mais comme la congelation de l'eau de mer ne se produit qu'a moins deux degres, je fus enfin rassure contre les dangers de la solidification. Le lendemain, 27 mars, six metres de glace avaient ete arraches de l'alveole. Quatre metres seulement restaient a enlever. C'etaient encore quarante-huit heures de travail. L'air ne pouvait plus etre renouvele a l'interieur du _Nautilus_. Aussi, cette journee alla-t-elle toujours en empirant. Une lourdeur intolerable m'accabla. Vers trois heures du soir, ce sentiment d'angoisse fut porte en moi a un degre violent. Des baillements me disloquaient les machoires. Mes poumons haletaient en cherchant ce fluide comburant, indispensable a la respiration, et qui se rarefiait de plus en plus. Une torpeur morale s'empara de moi. J'etais etendu sans force, presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des memes symptomes, souffrant des memes souffrances, ne me quittait plus. Il me prenait la main, il m'encourageait, et je l'entendais encore murmurer : << Ah ! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d'air a monsieur ! >> Les larmes me venaient aux yeux de l'entendre parler ainsi. Si notre situation, a tous, etait intolerable a l'interieur, avec quelle hate, avec quel bonheur, nous revetions nos scaphandres pour travailler a notre tour ! Les pics resonnaient sur la couche glacee. Les bras se fatiguaient, les mains s'ecorchaient, mais qu'etaient ces fatigues, qu'importaient ces blessures ! L'air vital arrivait aux poumons ! On respirait ! On respirait ! Et cependant, personne ne prolongeait au-dela du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tache accomplie, chacun remettait a ses compagnons haletants le reservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l'exemple et se soumettait le premier a cette severe discipline. L'heure arrivait, il cedait son appareil a un autre et rentrait dans l'atmosphere viciee du bord, toujours calme, sans une defaillance, sans un murmure. Ce jour-la, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux metres seulement restaient a enlever sur toute la superficie. Deux metres seulement nous separaient de la mer libre. Mais les reservoirs etaient presque vides d'air. Le peu qui restait devait etre conserve aux travailleurs. Pas un atome pour le _Nautilus_ ! Lorsque je rentrai a bord, je fus a demi suffoque. Quelle nuit ! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent etre decrites. Le lendemain, ma respiration etait oppressee. Aux douleurs de tete se melaient d'etourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons eprouvaient les memes symptomes. Quelques hommes de l'equipage ralaient. Ce jour-la, le sixieme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, resolut d'ecraser la couche de glaces qui nous separait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conserve son sang-froid et son energie. Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait. D'apres son ordre, le batiment fut soulage, c'est-a-dire souleve de la couche glacee par un changement de pesanteur specifique. Lorsqu'il flotta on le hala de maniere a l'amener au-dessus de l'immense fosse dessinee suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses reservoirs d'eau s'emplissant, il descendit et s'embotta dans l'alveole. En ce moment, tout l'equipage rentra a bord, et la double porte de communication fut fermee. Le _Nautilus_ reposait alors sur la couche de glace qui n'avait pas un metre d'epaisseur et que les sondes avaient trouee en mille endroits. Les robinets des reservoirs furent alors ouverts en grand et cent metres cubes d'eau s'y precipiterent, accroissant de cent mille kilogrammes le poids du _Nautilus_. Nous attendions, nous ecoutions, oubliant nos souffrances, esperant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup. Malgre les bourdonnements qui emplissaient ma tete, j'entendis bientot des fremissements sous la coque du _Nautilus_. Un denivellement se produisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil a celui du papier qui se dechire, et le _Nautilus_ s'abaissa. << Nous passons ! >> murmura Conseil a mon oreille. Je ne pus lui repondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion involontaire. Tout a coup, emporte par son effroyable surcharge, le _Nautilus_ s'enfonca comme un boulet sous les eaux, c'est-a-dire qu'il tomba comme il eut fait dans le vide ! Avec toute la force electrique fut mise sur les pompes qui aussitot commencerent a chasser l'eau des reservoirs. Apres quelques minutes, notre chute fut enrayee. Bientot meme, le manometre indiqua un mouvement ascensionnel. L'helice, marchant a toute vitesse, fit tressaillir la coque de tole jusque dans ses boulons, et nous entraina vers le nord. Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu'a la mer libre ? Un jour encore ? Je serais mort avant ! A demi etendu sur un divan de la bibliotheque, je suffoquais. Ma face etait violette, mes levres bleues, mes facultes suspendues. Je ne voyais plus, je n'entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne pouvaient se contracter. Les heures qui s'ecoulerent ainsi, je ne saurais les evaluer. Mais j'eus la conscience de mon agonie qui commencait. Je compris que j'allais mourir... Soudain je revins a moi. Quelques bouffees d'air penetraient dans mes poumons. Etions-nous remontes a la surface des flots ? Avions-nous franchi la banquise ? Non ! C'etaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d'air restaient encore au fond d'un appareil. Au lieu de le respirer, ils l'avaient consacre pour moi, et, tandis qu'ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte a goutte ! Je voulus repousser l'appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, je respirai avec volupte. Mes regards se porterent vers l'horloge. Il etait onze heures du matin. Nous devions etre au 28 mars. Le _Nautilus_ marchait avec une vitesse effrayante de quarante milles a l'heure. Il se tordait dans les eaux. Ou etait le capitaine Nemo ? Avait-il succombe ? Ses compagnons etaient-ils morts avec lui ? En ce moment, le manometre indiqua que nous n'etions plus qu'a vingt pieds de la surface. Un simple champ de glace nous separait de l'atmosphere. Ne pouvait-on le briser ? Peut-etre ! En tout cas, le _Nautilus_ allait le tenter. Je sentis, en effet, qu'il prenait une position oblique, abaissant son arriere et relevant son eperon. Une introduction d'eau avait suffi pour rompre son equilibre. Puis, pousse par sa puissante helice, il attaqua l'ice-field par en dessous comme un formidable belier. Il le crevait peu a peu, se retirait, donnait a toute vitesse contre le champ qui se dechirait, et enfin, emporte par un elan supreme, il s'elanca sur la surface glacee qu'il ecrasa de son poids. Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrache, et l'air pur s'introduisit a flots dans toutes les parties du _Nautilus_. XVII DU CAP HORN A L'AMAZONE Comment etais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-etre le Canadien m'y avait-il transporte. Mais je respirais, je humais l'air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s'enivraient pres de moi de ces fraiches molecules. Les malheureux. trop longtemps prives de nourriture, ne peuvent se jeter inconsiderement sur les premiers aliments qu'on leur presente. Nous. au contraire, nous n'avions pas a nous moderer, nous pouvions aspirer a pleins poumons les atomes de cette atmosphere, et c'etait la brise, la brise elle-meme qui nous versait cette voluptueuse ivresse ! << Ah ! faisait Conseil, que c'est bon, l'oxygene ! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. >> Quant a Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des machoires a effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations ! Le Canadien << tirait >> comme un poele en pleine combustion. Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous etions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l'equipage. Pas meme le capitaine Nemo. Les etranges marins du _Nautilus_ se contentaient de l'air qui circulait a l'interieur. Aucun n'etait venu se delecter en pleine atmosphere. Les premieres paroles que je prononcai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolonge mon existence pendant les dernieres heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel devouement. << Bon ! monsieur le professeur, me repondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d'en parler ! Quel merite avons-nous eu a cela ? Aucun. Ce n'etait qu'une question d'arithmetique. Votre existence valait plus que la notre. Donc il fallait la conserver. -- Non, Ned, repondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n'est superieur a un homme genereux et bon, et vous l'etes ! -- C'est bien ! c'est bien ! repetait le Canadien embarrasse -- Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert. -- Mais pas trop, pour tout dire a monsieur. Il me manquait bien quelques gorgees d'air, mais je crois que je m'y serais fait. D'ailleurs, je regardais monsieur qui se pamait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir... >> Conseil, confus de s'etre jete dans la banalite, n'acheva pas. << Mes amis, repondis-je vivement emu, nous sommes lies les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits... -- Dont j'abuserai, riposta le Canadien. -- Hein ? fit Conseil. -- Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entrainer avec moi, quand je quitterai cet infernal _Nautilus_. -- Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cote ? -- Oui, repondis-je, puisque nous allons du cote du soleil, et ici le soleil, c'est le nord. -- Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste a savoir si nous rallions le Pacifique ou l'Atlantique, c'est-a-dire les mers frequentees ou desertes. >> A cela je ne pouvais repondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenat plutot vers ce vaste Ocean qui baigne a la fois les cotes de l'Asie et de l'Amerique. Il completerait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers ou le _Nautilus_ trouvait la plus entiere independance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitee, que devenaient les projets de Ned Land ? Nous devions, avant peu, etre fixes sur ce point important. Le _Nautilus_ marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientot franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous etions par le travers de la pointe americaine, le 31 mars, a sept heures du soir. Alors toutes nos souffrances passees etaient oubliees. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s'effacait de notre esprit. Nous ne songions qu'a l'avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reporte chaque jour sur le planisphere et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du _Nautilus_. Or, ce soir-la, il devint evident, a ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l'Atlantique. J'appris au Canadien et a Conseil le resultat de mes observations. << Bonne nouvelle, repondit le Canadien, mais ou va le _Nautilus_ ? -- Je ne saurais le dire, Ned. -- Son capitaine voudrait-il, apres le pole sud, affronter le pole nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest ? Il ne faudrait pas l'en defier, repondit Conseil. -- Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant. -- En tout cas, ajouta Conseil, c'est un maitre homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l'avoir connu. -- Surtout quand nous l'aurons quitte ! >> riposta Ned Land. Le lendemain, premier avril, lorsque le _Nautilus_ remonta a la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eumes connaissance d'une cote a l'ouest. C'etait la Terre du Feu, a laquelle les premiers navigateurs donnerent ce nom en voyant les fumees nombreuses qui s'elevaient des huttes indigenes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomeration d'iles qui s'etend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53deg. et 56deg. de latitude australe, et 67deg.50' et 77deg.15' de longitude ouest. La cote me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus meme entrevoir le mont Sarmiento, eleve de deux mille soixante-dix metres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, a sommet tres aigu, qui, suivant qu'il est voile ou degage de vapeurs, << annonce le beau ou le mauvais temps >>, me dit Ned Land. << Un fameux barometre, mon ami. -- Oui, monsieur, un barometre naturel, qui ne m'a jamais trompe quand je naviguais dans les passes du detroit de Magellan. >> En ce moment, ce pic nous parut nettement decoupe sur le fond du ciel. C'etait un presage de beau temps Il se realisa. Le _Nautilus_, rentre sous les eaux, se rapprocha de la cote qu'il prolongea a quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pole renfermait quelques echantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu'a trois cents metres de longueur ; veritables cables, plus gros que le pouce, tres resistants, ils servent souvent d'amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, a feuilles longues de quatre pieds, empatees dans les concretions coralligenes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture a des myriades de crustaces et de mollusques, des crabes, des seiches. La, les phoques et les loutres se livraient a de splendides repas, melangeant la chair du poisson et les legumes de la mer, suivant la methode anglaise. Sur ces fonds gras et luxuriants, le _Nautilus_ passait avec une extreme rapidite. Vers le soir, il se rapprocha de l'archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaitre les apres sommets. La profondeur de la mer etait mediocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux iles, entourees d'un grand nombre d'ilots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement decouvertes par le celebre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, iles de la Vierge. Elles furent ensuite nommees Malouines, au commencement du dix-huitieme siecle. par des pecheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd'hui. Sur ces parages, nos filets rapporterent de beaux specimens d'algues, et particulierement un certain fucus dont les racines etaient chargees de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s'abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientot dans les offices du bord. En fait de poissons, j'observai specialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux decimetres, tout parsemes de taches blanchatres et jaunes. J'admirai egalement de nombreuses meduses, et les plus belles du genre, les chrysaores particulieres aux mers des Malouines. Tantot elles figuraient une ombrelle demi-spherique tres lisse, rayee de lignes d'un rouge brun et terminee par douze festons reguliers ; tantot c'etait une corbeille renversee d'ou s'echappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliaces et laissaient pendre a la derive leur opulente chevelure de tentacules. J'aurais voulu conserver quelques echantillons de ces delicats zoophytes ; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s'evaporent hors de leur element natal. Lorsque les dernieres hauteurs des Malouines eurent disparu sous l'horizon, le _Nautilus_ s'immergea entre vingt et vingt-cinq metres et suivit la cote americaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas. Jusqu'au 3 avril, nous ne quittames pas les parages de la Patagonie, tantot sous l'Ocean, tantot a sa surface. Le _Nautilus_ depassa le large estuaire forme par l'embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l'Uruguay, mais a cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuosites de l'Amerique meridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon. Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupe sur le trente-septieme meridien, et nous passames au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand deplaisir de Ned Land, n'aimait pas le voisinage de ces cotes habitees du Bresil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiosites naturelles de ces mers echapperent a toute observation. Cette rapidite se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l'Amerique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le _Nautilus_ s'ecarta de nouveau, et il alla chercher a de plus grandes profondeurs une vallee sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la cote africaine. Cette vallee se bifurque a la hauteur des Antilles et se termine au nord par une enorme depression de neuf mille metres. En cet endroit. La coupe geologique de l'Ocean figure jusqu'aux petites Antilles une falaise de six kilometres, taillee a pic. et, a la hauteur des iles du cap Vert, une autre muraille non moins considerable, qui enferment ainsi tout le continent immerge de l'Atlantide. Le fond de cette immense vallee est accidente de quelques montagnes qui menagent de pittoresques aspects a ces fonds sous-marins. J'en parle surtout d'apres les cartes manuscrites que contenait la bibliotheque du _Nautilus_, cartes evidemment dues a la main du capitaine Nemo et levees sur ses observations personnelles. Pendant deux jours, ces eaux desertes et profondes furent visitees au moyen des plans inclines. Le _Nautilus_ fournissait de longues bordees diagonales qui le portaient a toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous reapparut a l'ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le debit est si considerable qu'il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues. L'Equateur etait coupe. A vingt milles dans l'ouest restaient les Guyanes, une terre francaise sur laquelle nous eussions trouve un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n'auraient pas permis a un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon cote, je ne fis aucune allusion a ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser a quelque tentative qui eut infailliblement avorte. Je me dedommageai facilement de ce retard par d'interessantes etudes. Pendant ces deux journees des 11 et 12 avril, le _Nautilus_ ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une peche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles. Quelques zoophytes avaient ete dragues par la chaine des chaluts. C'etaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant a la famille des actinidiens. et entre autres especes, le _phyctalis protexta_, originaire de cette partie de l'Ocean, petit tronc cylindrique, agremente de lignes verticales et tachete de points rouges que couronne un merveilleux epanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j'avais deja observes, des turritelles, des olives-porphyres. a lignes regulierement entrecroisees dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair. des pteroceres fantaisistes, semblables a des scorpions petrifies, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes a manger, et certaines especes de calmars, que les naturalistes de l'antiquite classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d'appat pour la peche de la morue. Des poissons de ces parages que je n'avais pas encore eu l'occasion d'etudier, je notai diverses especes. Parmi les cartilagineux : des petromizons-pricka, sortes d'anguilles, longues de quinze pouces, tete verdatre, nageoires violettes, dos gris bleuatre, ventre brun argente seme de taches vives, iris des yeux cercle d'or, curieux animaux que le courant de l'Amazone avait du entrainer jusqu'en mer, car ils habitent les eaux douces ; des raies tuberculees, a museau pointu, a queue longue et deliee, armees d'un long aiguillon dentele ; de petits squales d'un metre, gris et blanchatres de peau, dont les dents, disposees sur plusieurs rangs, se recourbent en arriere. et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers ; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isoceles rougeatres, d'un demi-metre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l'aspect de chauves-souris, mais que leur appendice corne, situe pres des narines, a fait surnommer licornes de mer ; enfin quelques especes de batistes, le curassavien dont les flancs pointilles brillent d'une eclatante couleur d'or, et le caprisque violet clair, a nuances chatoyantes comme la gorge d'un pigeon. Je termine la cette nomenclature un peu seche, mais tres exacte, par la serie des poissons osseux que j'observai : passans, appartenant au genre des apleronotes. dont le museau est tres obtus et blanc de neige, le corps peint d'un beau noir, et qui sont munis d'une laniere charnue tres longue et tres deliee ; odontagnathes aiguillonnes, longues sardines de trois decimetres, resplendissant d'un vif eclat argente ; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales ; centronotes-negres, a teintes noires, que l'on peche avec des brandons, longs poissons de deux metres, a chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le gout de l'anguille, et secs, le gout du saumon fume ; labres demi-rouges, revetus d'ecailles seulement a la base des nageoires dorsales et anales ; chrysopteres, sur lesquels l'or et l'argent melent leur eclat a ceux du rubis et de la topaze ; spares-queues-d'or, dont la chair est extremement delicate, et que leurs proprietes phosphorescentes trahissent au milieu des eaux ; spares-pobs, a langue fine, a teintes orange ; scienes-coro a caudales d'or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc. Cet << et coetera >> ne saurait empecher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause. Un de nos filets avait rapporte une sorte de raie tres aplatie qui, la queue coupee, eut forme un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle etait blanche en dessous, rougeatre en dessus, avec de grandes taches rondes d'un bleu fonce et cerclees de noir, tres lisse de peau, et terminee par une nageoire bilobee. Etendue sur la plate-forme, elle se debattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d'efforts qu'un dernier soubresaut allait la precipiter a la mer. Mais Conseil, qui tenait a son poisson, se precipita sur lui, et, avant que je ne pusse l'en empecher, il le saisit a deux mains. Aussitot, le voila renverse, les jambes en l'air, paralyse d'une moitie du corps, et criant : << Ah ! mon maitre, mon maitre ! Venez a moi. >> C'etait la premiere fois que le pauvre garcon ne me parlait pas << a la troisieme personne >>. Le Canadien et moi, nous l'avions releve, nous le frictionnions a bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet eternel classificateur murmura d'une voix entrecoupee : << Classe des cartilagineux, ordre des chondropterygiens, a branchies fixes, sous-ordre des selaciens, famille des raies, genre des torpilles ! >> -- Oui, mon ami, repondis-je, c'est une torpille qui t'a mis dans ce deplorable etat. -- Ah ! monsieur peut m'en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal. Et comment ? -- En le mangeant. >> Ce qu'il fit le soir meme, mais par pure represaille, car franchement c'etait coriace. L'infortune Conseil s'etait attaque a une torpille de la plus dangereuse espece, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l'eau, foudroie les poissons a plusieurs metres de distance, tant est grande la puissance de son organe electrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carres. Le lendemain, 12 avril, pendant la journee, le _Nautilus_ s'approcha de la cote hollandaise, vers l'embouchure du Maroni. La vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C'etaient des manates qui, comme le dugong et le stellere, appartiennent a l'ordre des syreniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six a sept metres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J'appris a Ned Land et a Conseil que la prevoyante nature avait assigne a ces mammiferes un tole important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paitre les prairies sous-marines et detruire ainsi les agglomerations d'herbes qui obstruent l'embouchure des fleuves tropicaux. << Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s'est produit, depuis que les hommes ont presque entierement aneanti, ces races utiles ? C'est que les herbes putrefiees ont empoisonne l'air, et l'air empoisonne, c'est la fievre jaune qui desole ces admirables contrees. Les vegetations veneneuses se sont multipliees sous ces mers torrides, et le mal s'est irresistiblement developpe depuis l'embouchure du Rio de la Plata jusqu'aux Florides ! >> Et s'il faut en croire Toussenel, ce fleau n'est rien encore aupres de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront depeuplees de baleines et de phoques. Alors, encombrees de poulpes, de meduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d'infection, puisque leurs flots ne possederont plus << ces vastes estomacs, que Dieu avait charges d'ecumer la surface des mers >>. Cependant, sans dedaigner ces theories, l'equipage du _Nautilus_ s'empara d'une demi-douzaine de manates. Il s'agissait, en effet, d'approvisionner les cambuses d'une chair excellente, superieure a celle du boeuf et du veau. Cette chasse ne fut pas interessante. Les manates se laissaient frapper sans se defendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinee a etre sechee, furent emmagasines a bord. Ce jour-la, une peche, singulierement pratiquee, vint encore accroitre les reserves du _Nautilus_, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapporte dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tete se terminait par une plaque ovale a rebords charnus. C'etaient des echeneides, de la troisieme famille des malacopterygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l'animal peut operer le vide, ce qui lui permet d'adherer aux objets a la facon d'une ventouse. Le remora, que j'avais observe dans la Mediterranee, appartient a cette espece. Mais celui dont il s'agit ici. c'etait l'echenelde osteochere, particulier a cette mer. Nos marins, a mesure qu'ils les prenaient, les deposaient dans des bailles pleines d'eau. La peche terminee, le _Nautilus_ se rapprocha de la cote. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient a la surface des flots. Il eut ete difficile de s'emparer de ces precieux reptiles, car le moindre bruit les eveille, et leur solide carapace est a l'epreuve du harpon. Mais l'echeneide devait operer cette capture avec une surete et une precision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hamecon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naif pecheur a la ligne. Les hommes du Naulilus attacherent a la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gener leurs mouvements, et a cet anneau, une longue corde amarree a bord par l'autre bout. Les echeneides, jetes a la mer, commencerent aussitot leur role et allerent se fixer au plastron des tortues. Leur tenacite etait telle qu'ils se fussent dechires plutot que de lacher prise. On les halait a bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adheraient. On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un metre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornees grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les rendaient tres precieuses. En outre, elles etaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d'un gout exquis. Cette peche termina notre sejour sur les parages de l'Amazone, et, la nuit venue, le _Nautilus_ regagna la haute mer. XVIII LES POULPES Pendant quelques jours, le _Nautilus_ s'ecarta constamment de la cote americaine. Il ne voulait pas, evidemment, frequenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l'eau n'eut pas manque sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents metres ; mais, probablement ces parages, semes d'iles et sillonnes de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo. Le 16 avril, nous eumes connaissance de la Martinique et de la Guadeloupe, a une distance de trente milles environ. J'apercus un instant leurs pitons eleves. Le Canadien, qui comptait mettre ses projets a execution dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui font le cabotage d'une ile a l'autre, fut tres decontenance. La fuite eut ete tres praticable si Ned Land fut parvenu a s'emparer du canot a l'insu du capitaine. Mais en plein Ocean, il ne fallait plus y songer. La Canadien, Conseil et moi, nous eumes une assez longue conversation a ce sujet. Depuis six mois nous etions prisonniers a bord du _Nautilus_. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n'y avait pas de raison pour que cela finit. Il me fit donc une proposition a laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut de poser categoriquement cette question au capitaine Nemo : Le capitaine comptait-il nous garder indefiniment a son bord ? Une semblable demarche me repugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien esperer du commandant du _Nautilus_, mais tout de nous seuls. D'ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus sombre, plus retire, moins sociable. Il paraissait m'eviter. Je ne le rencontrais qu'a de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait a m'expliquer les merveilles sous-marines ; maintenant il m'abandonnait a mes etudes et ne venait plus au salon. Quel changement s'etait opere en lui ? Pour quelle cause ? Je n'avais rien a me reprocher. Peut-etre notre presence a bord lui pesait-elle ? Cependant, je ne devais pas esperer qu'il fut homme a nous rendre la liberte. Je priai donc Ned de me laisser reflechir avant d'agir. Si cette demarche n'obtenait aucun resultat, elle pouvait raviver ses soupcons, rendre notre situation penible et nuire aux projets du Canadien. J'ajouterai que je ne pouvais en aucune facon arguer de notre sante. Si l'on excepte la rude epreuve de la banquise du pole sud, nous ne nous etions jamais mieux portes, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphere salubre, cette regularite d'existence, cette uniformite de temperature, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va ou il veut, qui par des voies mysterieuses pour les autres, non pour lui-meme, marche a son but, je comprenais une telle existence. Mais nous, nous n'avions pas rompu avec l'humanite. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes etudes si curieuses et si nouvelles. J'avais maintenant le droit d'ecrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tot que plus tard, il put voir le jour. La encore, dans ces eaux des Antilles, a dix metres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits interessants j'eus a signaler sur mes notes quotidiennes ! C'etaient, entre autres zoophytes, des galeres connues sous le nom de physalie spelagiques, sortes de grosses vessies oblongues, a reflets nacres, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie ; charmantes meduses a l'oeil, veritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C'etaient, parmi les articules, des annelides longs d'un metre et demi, armes d'une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectre solaire. C'etaient, dans l'embranchement des poissons, des raies-molubars, enormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombe, les yeux fixes aux extremites de la face anterieure de la tete, et qui, flottant comme une epave de navire, s'appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C'etaient des balistes americains pour lesquels la nature n'a broye que du blanc et du noir, des bobies plumiers, allonges et charnus, aux nageoires jaunes, a la machoire proeminente, des scombres de seize decimetres, a dents courtes et aigues, couverts de petites ecailles, appartenant a l'espece des albicores. Puis, par nuees, apparaissent des surmulets, corsetes de raies d'or de la tete a la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires ; veritables chefs-d'oeuvre de bijouterie consacres autrefois a Diane, particulierement recherches des riches Romains, et dont le proverbe disait : << Ne les mange pas qui les prend ! >> Enfin, des pomacanthes-dores, ornes de bandelettes emeraude, habilles de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Veronese ; des spareseperonnes se derobaient sous leur rapide nageoire thoracine ; des clupanodons de quinze pouces s'enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes ; des muges battaient la mer de leur grosse queue charnue ; des coregones rouges semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des selenes argentees, dignes de leur nom, se levaient sur l'horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets blanchatres. Que d'autres echantillons merveilleux et nouveaux j'eusse encore observes, si le _Nautilus_ ne se fut peu a peu abaisse vers les couches profondes ! Ses plans inclines l'entrainerent jusqu'a des fonds de deux mille et trois mille cinq cents metres. Alors la vie animale n'etait plus representee que par des encrines, des etoiles de mer, de charmantes pentacrines tete de meduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espece. Le 20 avril, nous etions remontes a une hauteur moyenne de quinze cents metres. La terre la plus rapprochee etait alors cet archipel des iles Lucayes, disseminees comme un tas de paves a la surface des eaux. La s'elevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposes par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons electriques n'eclairaient pas jusqu'au fond. Ces roches etaient tapisses de grandes herbes, de laminaires geants, de fucus gigantesques, un veritable espalier d'hydrophytes digne d'un monde de Titans. De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fumes naturellement amenes a citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont evidemment destinees a la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du _Nautilus_ presque immobile, je n'apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articules de la division des brachioures, des l'ambres a longues pattes, des crabes violaces, des clios particuliers aux mers des Antilles. Il etait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait a travers les grandes algues. << Eh bien, dis-je, ce sont la de veritables cavernes a poulpes, et je ne serais pas etonne d'y voir quelques-uns de ces monstres. -- Quoi ! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des cephalopodes ? -- Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l'ami Land s'est trompe, sans doute, car je n'apercois rien. -- Je le regrette repliqua Conseil. Je voudrais contempler face a face l'un de ces poulpes dont j'ai tant entendu parler et qui peuvent entrainer des navires dans le fond des abimes. Ces betes-la, ca se nomme des krak... -- Craque suffit, repondit ironiquement le Canadien. -- Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon. -- Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent. -- Pourquoi pas ? repondit Conseil. Nous avons bien cru au narval de monsieur. -- Nous avons eu tort, Conseil. -- Sans doute ! mais d'autres y croient sans doute encore. -- C'est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien decide a n'admettre l'existence de ces monstres que lorsque je les aurai disseques de ma propre main. -- Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques ? -- Eh ! qui diable y a jamais cru ? s'ecria le Canadien. -- Beaucoup de gens, ami Ned. -- Pas des pecheurs. Des savants, peut-etre ! -- Pardon, Ned. Des pecheurs et des savants ! -- Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l'air le plus serieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entrainee sous les flots par les bras d'un cephalopode. -- Vous avez vu cela ? demanda le Canadien. -- Oui, Ned. -- De vos propres yeux ? -- De mes propres yeux. -- Ou, s'il vous plait ? -- A Saint-Malo ? repartit imperturbablement Conseil. -- Dans le port ? dit Ned Land ironiquement. -- Non, dans une eglise, repondit Conseil. -- Dans une eglise ! s'ecria le Canadien. -- Oui, ami Ned. C'etait un tableau qui representait le poulpe en question ! -- Bon ! fit Ned Land, eclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser ! -- Au fait, il a raison, dis-je. J'ai entendu parler de ce tableau ; mais le sujet qu'il represente est tire d'une legende, et vous savez ce qu'il faut penser des legendes en matiere d'histoire naturelle ! D'ailleurs, quand il s'agit de monstres, l'imagination ne demande qu'a s'egarer. Non seulement on a pretendu que ces poulpes pouvaient entrainer des navires, mais un certain Olaus Magnus parle d'un cephalopode, long d'un mille, qui ressemblait plutot a une ile qu'a un animal. On raconte aussi que l'eveque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna a la mer. Le rocher etait un poulpe. -- Et c'est tout ? demanda le Canadien. -- Non, repondis-je. Un autre eveque, Pontoppidan de Berghem, parle egalement d'un poulpe sur lequel pouvait manoeuvrer un regiment de cavalerie ! -- Ils allaient bien, les eveques d'autrefois ! dit Ned Land. -- Enfin, les naturalistes de l'antiquite citent des monstres dont la gueule ressemblait a un golfe, et qui etaient trop gros pour passer par le detroit de Gibraltar. -- A la bonne heure ! fit le Canadien. -- Mais dans tous ces recits, qu'y a-t-il de vrai ? demanda Conseil. -- Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu'a la fable ou a la legende. Toutefois, a l'imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un pretexte. On ne peut nier qu'il existe des poulpes et des calmars de tres grande espece, mais inferieurs cependant aux cetaces. Aristote a constate les dimensions d'un calmar de cinq coudees, soit trois metres dix. Nos pecheurs en voient frequemment dont la longueur depasse un metre quatre-vingts. Les musees de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux metres. D'ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable. -- En peche-t-on de nos jours ? demanda le Canadien. -- S'ils n'en pechent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m'a souvent affirme qu'il avait rencontre un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l'Inde. Mais le fait le plus etonnant et qui ne permet plus de nier l'existence de ces animaux gigantesques, s'est passe il y a quelques annees, en 1861. -- Quel est ce fait ? demanda Ned Land. -- Le voici. En 1861, dans le nord-est de Teneriffe, a peu pres par la latitude ou nous sommes en ce moment, l'equipage de l'aviso l'_Alecton_ apercut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s'approcha de l'animal, et il l'attaqua a coups de harpon et a coups de fusil, sans grand succes, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelee sans consistance. Apres plusieurs tentatives infructueuses, l'equipage parvint a passer un noeud coulant autour du corps du mollusque. Ce noeud glissa jusqu'aux nageoires caudales et s'y arreta. On essaya alors de haler le monstre a bord, mais son poids etait si considerable qu'il se separa de sa queue sous la traction de la corde, et, prive de cet ornement, il disparut sous les eaux. -- Enfin, voila un fait, dit Ned Land. -- Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on propose de nommer ce poulpe << calmar de Bouguer >>. -- Et quelle etait sa longueur ? demanda le Canadien. -- Ne mesurait-il pas six metres environ ? dit Conseil, qui poste a la vitre, examinait de nouveau les anfractuosites de la falaise. -- Precisement, repondis-je. -- Sa tete, reprit Conseil, n'etait-elle pas couronnee de huit tentacules, qui s'agitaient sur l'eau comme une nichee de serpents ? -- Precisement. -- Ses yeux, places a fleur de tete, n'avaient-ils pas un developpement considerable ? -- Oui, Conseil. -- Et sa bouche, n'etait-ce pas un veritable bec de perroquet, mais un bec formidable ? -- En effet, Conseil. -- Eh bien ! n'en deplaise a monsieur, repondit tranquillement Conseil, si ce n'est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses freres. >> Je regardai Conseil. Ned Land se precipita vers la vitre. << L'epouvantable bete >>, s'ecria-t-il. Je regardai a mon tour, et je ne pus reprimer un mouvement de repulsion. Devant mes yeux s'agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les legendes teratologiques. C'etait un calmar de dimensions colossales, ayant huit metres de longueur. Il marchait a reculons avec une extreme velocite dans la direction du _Nautilus_. Il regardait de ses enormes yeux fixes a teintes glauques. Ses huit bras, ou plutot ses huit pieds, implantes sur sa tete, qui ont valu a ces animaux le nom de cephalopodes, avaient un developpement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposees sur la face interne des tentacules sous forme de capsules semispheriques. Parfois ces ventouses s'appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre -- un bec de corne fait comme le bec d'un perroquet -- s'ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornee, armee elle-meme de plusieurs rangees de dents aigues, sortait en fremissant de cette veritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau a un mollusque ! Son corps, fusiforme et renfle dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt a vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extreme rapidite suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au brun rougeatre. De quoi s'irritait ce mollusque ? Sans doute de la presence de ce _Nautilus_, plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalite le createur leur a departie, quelle vigueur dans leurs mouvements, puisqu'ils possedent trois coeurs ! Le hasard nous avait mis en presence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l'occasion d'etudier soigneusement cet echantillon des cephalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commencai a le dessiner. << C'est peut-etre le meme que celui de l'_Alecton_, dit Conseil. -- Non, repondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l'autre a perdu sa queue ! -- Ce n'est pas une raison, repondis-je. Les bras et la queue de ces animaux se reforment par redintegration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser. -- D'ailleurs, riposta Ned, si ce n'est pas celui-ci, c'est peut-etre un de ceux-la ! >> En effet, d'autres poulpes apparaissaient a la vitre de tribord. J'en comptai sept. Ils faisaient cortege au _Nautilus_, et j'entendis les grincements de leur bec sur la coque de tole. Nous etions servis a souhait. Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle precision qu'ils semblaient immobiles, et j'aurais pu les decalquer en raccourci sur la vitre. D'ailleurs, nous marchions sous une allure moderee. Tout a coup le _Nautilus_ s'arreta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa membrure. << Est-ce que nous avons touche ? demandai-je. -- En tout cas, repondit le Canadien, nous serions deja degages, car nous flottons. >> Le _Nautilus_ flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son helice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon. Je ne l'avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-etre, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots a son second. Celui-ci sortit. Bientot les panneaux se refermerent. Le plafond s'illumina. J'allai vers le capitaine. << Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton degage que prendrait un amateur devant le cristal d'un aquarium. -- En effet, monsieur le naturaliste, me repondit-il, et nous allons les combattre corps a corps. >> Je regardai le capitaine. Je croyais n'avoir pas bien entendu. << Corps a corps ? repetai-je. -- Oui, monsieur. L'helice est arretee. Je pense que les mandibules cornees de l'un de ces calmars se sont engagees dans ses branches. Ce qui nous empeche de marcher. -- Et qu'allez-vous faire ? -- Remonter a la surface et massacrer toute cette vermine. -- Entreprise difficile. -- En effet. Les balles electriques sont impuissantes contre ces chairs molles ou elles ne trouvent pas assez de resistance pour eclater. Mais nous les attaquerons a la hache. -- Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide. -- Je l'accepte, maitre Land. -- Nous vous accompagnerons >>, dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeames vers l'escalier central. La, une dizaine d'hommes, armes de haches d'abordage, se tenaient prets a l'attaque. Conseil et moi, nous primes deux haches. Ned Land saisit un harpon. Le _Nautilus_ etait alors revenu a la surface des flots. Un des marins, place sur les derniers echelons, devissait les boulons du panneau. Mais les ecrous etaient a peine degages, que le panneau se releva avec une violence extreme, evidemment tire par la ventouse d'un bras de poulpe. Aussitot un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l'ouverture, et vingt autres s'agiterent au-dessus. D'un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les echelons en se tordant. Au moment ou nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l'air, s'abattirent sur le marin place devant le capitaine Nemo et l'enleverent avec une violence irresistible. Le capitaine Nemo poussa un cri et s'elanca au-dehors. Nous nous etions precipites a sa suite. Quelle scene ! Le malheureux, saisi par le tentacule et colle a ses ventouses, etait balance dans l'air au caprice de cette enorme trompe. Il ralait, il etouffait, il criait : A moi ! a moi ! Ces mots, _prononces en francais_, me causerent une profonde stupeur ! J'avais donc un compatriote a bord, plusieurs, peut-etre ! Cet appel dechirant, je l'entendrai toute ma vie ! L'infortune etait perdu. Qui pouvait l'arracher a cette puissante etreinte ? Cependant le capitaine Nemo s'etait precipite sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs du _Nautilus_. L'equipage se battait a coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc penetrait l'atmosphere. C'etait horrible. Un instant, je crus que le malheureux, enlace par le poulpe, serait arrache a sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient ete coupes. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l'air. Mais au moment ou le capitaine Nemo et son second se precipitaient sur lui, l'animal lanca une colonne d'un liquide noiratre, secrete par une bourse situee dans son abdomen. Nous en fumes aveugles. Quand ce nuage se fut dissipe, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortune compatriote ! Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres ! On ne se possedait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du _Nautilus_. Nous roulions pele-mele au milieu de ces troncons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d'encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tetes de l'hydre. Le harpon de Ned Land, a chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renverse par les tentacules d'un monstre qu'il n'avait pu eviter. Ah ! comment mon coeur ne s'est-il pas brise d'emotion et d'horreur ! Le formidable bec du calmar s'etait ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait etre coupe en deux. Je me precipitai a son secours. Mais le capitaine Nemo m'avait devance. Sa hache disparut entre les deux enormes mandibules, et miraculeusement sauve, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu'au triple coeur du poulpe. << Je me devais cette revanche ! >> dit le capitaine Nemo au Canadien. Ned s'inclina sans lui repondre. Ce combat avait dure un quart d'heure. Les monstres vaincus, mutiles, frappes a mort, nous laisserent enfin la place et disparurent sous les flots. Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile pres du fanal, regardait la mer qui avait englouti l'un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux. XIX LE GULF-STREAM Cette terrible scene du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l'oublier. Je l'ai ecrite sous l'impression d'une emotion violente. Depuis, j'en ai revu le recit. Je l'ai lu a Conseil et au Canadien. Ils l'ont trouve exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poetes, l'auteur des _Travailleurs de la Mer_. J'ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C'etait le second compagnon qu'il perdait depuis notre arrivee a bord. Et quelle mort ! Cet ami, ecrase, etouffe, brise par le formidable bras d'un poulpe, broye sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiere de corail ! Pour moi, au milieu de cette lutte, c'etait ce cri de desespoir pousse par l'infortune qui m'avait dechire le coeur. Ce pauvre Francais, oubliant son langage de convention, s'etait repris a parler la langue de son pays et de sa mere, pour jeter un supreme appel ! Parmi cet equipage du _Nautilus_, associe de corps et d'ame au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes. j'avais donc un compatriote ! Etait-il seul a representer la France dans cette mysterieuse association, evidemment composee d'individus de nationalites diverses ? C'etait encore un de ces insolubles problemes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit ! Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu'il devait etre triste, desespere, irresolu, si j'en jugeais par ce navire dont il etait l'ame et qui recevait toutes ses impressions ! Le _Nautilus_ ne gardait plus de direction determinee. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au gre des lames. Son helice avait ete degagee, et cependant, il s'en servait a peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s'arracher du theatre de sa derniere lutte, de cette mer qui avait devore l'un des siens ! Dix jours se passerent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le _Nautilus_ reprit franchement sa route au nord, apres avoir eu connaissance des Lucayes a l'ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa temperature propres. J'ai nomme le Gulf-Stream. C'est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l'Atlantique, et dont les eaux ne se melangent pas aux eaux oceaniennes. C'est un fleuve sale, plus sale que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilometres a l'heure. L'invariable volume de ses eaux est plus considerable que celui de tous les fleuves du globe. La veritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de depart, si l'on veut. est situe dans le golfe de Gascogne. La, ses eaux, encore faibles de temperature et de couleur. commencent a se former. Il descend au sud, longe l'Afrique equatoriale, echauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l'Atlantique. atteint le cap San-Roque sur la cote bresilienne, et se bifurque en deux branches dont l'une va se saturer encore des chaudes molecules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, charge de retablir l'equilibre entre les temperatures et de meler les eaux des tropiques aux eaux boreales, commence son role de ponderateur. Chauffe a blanc dans le golfe du Mexique, il s'eleve au nord sur les cotes americaines, s'avance jusqu'a Terre-Neuve, devie sous la poussee du courant froid du detroit de Davis, reprend la route de l'Ocean en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisieme degre, dont l'un, aide par l'alize du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Acores, et dont l'autre, apres avoir attiedi les rivages de l'Irlande et de la Norvege, va jusqu'au-dela du Spitzberg, ou sa temperature tombe a quatre degres, former la mer libre du pole. C'est sur ce fleuve de l'Ocean que le _Nautilus_ naviguait alors. A sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante metres de profondeur, le Gulf-Stream marche a raison de huit kilometres a l'heure. Cette rapidite decroit regulierement a mesure qu'il s'avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette regularite persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent a se modifier, les climats europeens seront soumis a des perturbations dont on ne saurait calculer les consequences. Vers midi, j'etais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaitre les particularites relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminee, je l'invitai a plonger ses mains dans le courant. Conseil obeit, et fut tres etonne de n'eprouver aucune sensation de chaud ni de froid. << Cela vient, lui dis-je, de ce que la temperature des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique. est peu differente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifere qui permet aux cotes d'Europe de se parer d'une eternelle verdure. Et, s'il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisee. fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l'Amazone ou le Missouri. >> En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream etait de deux metres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimees font saillie sur l'Ocean et qu'un denivellement s'opere entre elles et les eaux froides. Sombres d'ailleurs et tres riches en matieres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle est meme la nettete de leur ligne de demarcation, que le _Nautilus_, a la hauteur des Carolines, trancha de son eperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son helice battait encore ceux de l'Ocean. Ce courant entrainait avec lui tout un monde d'etres vivants. Les argonautes, si communs dans la Mediterranee, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables etaient des raies dont la queue tres deliee formait a peu pres le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds ; puis, de petits squales d'un metre, a tete grande, a museau court et arrondi, a dents pointues disposees sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d'ecailles. Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers a ces mers, des spares-synagres dont l'iris brillait comme un feu, des scienes longues d'un metre, a large gueule herissee de petites dents. qui faisaient entendre un leger cri des centronotes-negres dont j'ai deja parle, des coriphenes bleus, releves d'or et d'argent. des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l'Ocean. qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques des blemies-bosquiens a tete triangulaire. des rhombes bleuatres depourvus d'ecailles. des batrachoides recouverts d'une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gohies-hoc pointilles de taches brunes, des dipterodons a tete argentee et a queue jaune, divers echantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille. brillant d'un eclat doux, que Lacepede a consacres a l'aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-americain, qui, decore de tous les ordres et chamarre de tous les rubans, frequente les rivages de cette grande nation ou les rubans et les ordres sont si mediocrement estimes. J'ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l'eclat electrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menacaient frequemment. Le 8 mai, nous etions encore en travers du cap Hatteras, a la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est la de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix metres. Le _Nautilus_ continuait d'errer a l'aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans ces conditions, une evasion pouvait reussir. En effet, les rivages habites offraient partout de faciles refuges. La mer etait incessamment sillonnee de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goelettes chargees du cabotage sur les divers points de la cote americaine. On pouvait esperer d'etre recueilli. C'etait donc une occasion favorable, malgre les trente milles qui separaient le _Nautilus_ des cotes de l'Union. Mais une circonstance facheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps etait fort mauvais. Nous approchions de ces parages ou les tempetes sont frequentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, precisement engendres par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent demontee sur un frele canot, c'etait courir a une perte certaine. Ned Land en convenait lui-meme. Aussi rongeait-il son frein, pris d'une furieuse nostalgie que la fuite seule eut pu guerir. << Monsieur, me dit-il ce jour-la, il faut que cela finisse. Je veux en avoir le coeur net. Votre Nemo s'ecarte des terres et remonte vers le nord. Mais je vous le declare j'ai assez du pole Sud, et je ne le suivrai pas au pole Nord. -- Que faire, Ned, puisqu'une evasion est impraticable en ce moment ? -- J'en reviens a mon idee. Il faut parler au capitaine. Vous n'avez rien dit, quand nous etions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu'avant quelques jours, le _Nautilus_ va se trouver a la hauteur de la Nouvelle-Ecosse, et que la, vers Terre-Neuve, s'ouvre une large baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c'est mon fleuve a moi le fleuve de Quebec, ma ville natale ; quand je songe a cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se herissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutot a la mer ! Je ne resterai pas ici ! J'y etouffe ! >> Le Canadien etait evidemment a bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s'accommoder de cet emprisonnement prolonge. Sa physionomie s'alterait de jour en jour. Son caractere devenait de plus en plus sombre. Pres de sept mois s'etaient ecoules sans que nous eussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus, l'isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiee, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnite, tout me faisait apparaitre les choses sous un aspect different. Je ne sentais plus l'enthousiasme des premiers jours. Il fallait etre un Flamand comme Conseil pour accepter cette situation, dans ce milieu reserve aux cetaces et autres habitants de la mer. Veritablement, si ce brave garcon, au lieu de poumons avait eu des branchies, je crois qu'il aurait fait un poisson distingue ! << Eh bien, monsieur ? reprit Ned Land, voyant que je ne repondais pas. -- Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quelles sont ses intentions a notre egard ? -- Oui, monsieur. -- Et cela, quoiqu'il les ait deja fait connaitre ? -- Oui. Je desire etre fixe une derniere fois. Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous voulez. -- Mais je le rencontre rarement. Il m'evite meme. -- C'est une raison de plus pour l'aller voir. -- Je l'interrogerai, Ned. -- Quand ? demanda le Canadien en insistant. -- Quand je le rencontrerai. -- Monsieur Aronnax, voulez-vous que j'aille le trouver, moi ? -- Non, laissez-moi faire. Demain... -- Aujourd'hui, dit Ned Land. -- Soit. Aujourd'hui, je le verrai >>, repondis-je au Canadien, qui, en agissant lui-meme, eut certainement tout compromis. Je restai seul. La demande decidee, je resolus d'en finir immediatement. J'aime mieux chose faite que chose a faire. Je rentrai dans ma chambre. De la, j'entendis marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser echapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai a sa porte. Je n'obtins pas de reponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. La porte s'ouvrit. J'entrai. Le capitaine etait la. Courbe sur sa table de travail, il ne m'avait pas entendu. Resolu a ne pas sortir sans l'avoir interroge, je m'approchai de lui. Il releva la tete brusquement, fronca les sourcils, et me dit d'un ton assez rude : << Vous ici ! Que me voulez-vous ? -- Vous parler, capitaine. -- Mais je suis occupe, monsieur, je travaille. Cette liberte que je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l'avoir pour moi ? >> La reception etait peu encourageante. Mais j'etais decide a tout entendre pour tout repondre. << Monsieur, dis-je froidement, j'ai a vous parler d'une affaire qu'il ne m'est pas permis de retarder. -- Laquelle, monsieur ? repondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque decouverte qui m'ait echappe ? La mer vous a-t-elle livre de nouveaux secrets ? >> Nous etions loin de compte. Mais avant que j'eusse repondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d'un ton plus grave : << Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit ecrit en plusieurs langues. Il contient le resume de mes etudes sur la mer, et, s'il plait a Dieu, il ne perira pas avec moi. Ce manuscrit, signe de mon nom, complete par l'histoire de ma vie, sera renferme dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de nous tous a bord du _Nautilus_ jettera cet appareil a la mer, et il ira ou les flots le porteront. >> Le nom de cet homme ! Son histoire ecrite par lui-meme ! Son mystere serait donc un jour devoile ? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette communication qu'une entree en matiere. << Capitaine, repondis-je, je ne puis qu'approuver la pensee qui vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos etudes soit perdu. Mais le moyen que vous employez me parait primitif. Qui sait ou les vents pousseront cet appareil, en quelles mains il tombera ? Ne sauriez-vous trouver mieux ? Vous, ou l'un des votres ne peut-il... ? -- Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m'interrompant. -- Mais moi, mes compagnons, nous sommes prets a garder ce manuscrit en reserve, et si vous nous rendez la liberte... -- La liberte ! fit le capitaine Nemo se levant. -- Oui, monsieur, et c'est a ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis sept mois nous sommes a votre bord, et je vous demande aujourd'hui, au nom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous y garder toujours. -- Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous repondrai aujourd'hui ce que je vous ai repondu il y a sept mois : Qui entre dans le _Nautilus_ ne doit plus le quitter. C'est l'esclavage meme que vous nous imposez. -- Donnez-lui le nom qu'il vous plaira. -- Mais partout l'esclave garde le droit de recouvrer sa liberte ! Quels que soient les moyens qui s'offrent a lui, il peut les croire bons ! -- Ce droit, repondit le capitaine Nemo, qui vous le denie ? Ai-je jamais pense a vous enchainer par un serment ? >> Le capitaine me regardait en se croisant les bras. << Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni de votre gout ni du mien. Mais puisque nous l'avons entame, epuisons-le. Je vous le repete, ce n'est pas seulement de ma personne qu'il s'agit. Pour moi l'etude est un secours, une diversion puissante, un entrainement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme a vivre ignore, obscur, dans le fragile espoir de leguer un jour a l'avenir le resultat de mes travaux, au moyen d'un appareil hypothetique confie au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans deplaisir dans un role que je comprends sur certains points : mais il est encore d'autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entouree de complications et de mysteres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n'avons aucune part. Et meme, quand notre coeur a pu battre pour vous, emu par quelques-unes de vos douleurs ou remue par vos actes de genie ou de courage, nous avons du refouler en nous jusqu'au plus petit temoignage de cette sympathie que fait naitre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l'ami ou de l'ennemi. Eh bien, c'est ce sentiment que nous sommes etrangers a tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d'inacceptable, d'impossible, meme pour moi mais d'impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu'il est homme, vaut qu'on songe a lui. Vous etes-vous demande ce que l'amour de la liberte, la haine de l'esclavage, pouvaient faire naitre de projets de vengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu'il pouvait penser, tenter, essayer ?... >> Je m'etais tu. Le capitaine Nemo se leva. << Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu'il voudra, que m'importe ? Ce n'est pas moi qui l'ai ete chercher ! Ce n'est pas pour mon plaisir que je le garde a mon bord ! Quant a vous, monsieur Aronnax, vous etes de ceux qui peuvent tout comprendre, meme le silence. Je n'ai rien de plus a vous repondre. Que cette premiere fois ou vous venez de traiter ce sujet soit aussi la derniere, car une seconde fois, je ne pourrais meme pas vous ecouter. >> Je me retirai. A compter de ce jour, notre situation fut tres tendue. Je rapportai ma conversation a mes deux compagnons. << Nous savons maintenant, dit Ned, qu'il n'y a rien a attendre de cet homme. Le _Nautilus_ se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. >> Mais le ciel devenait de plus en plus menacant. Des symptomes d'ouragan se manifestaient. L'atmosphere se faisait blanchatre et laiteuse. Aux cyrrhus a gerbes deliees succedaient a l'horizon des couches de nimbocumulus. D'autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, a l'exception des satanicles, amis des tempetes. Le barometre baissait notablement et indiquait dans l'air une extreme tension des vapeurs. Le melange du storm-glass se decomposait sous l'influence de l'electricite qui saturait l'atmosphere. La lutte des elements etait prochaine. La tempete eclata dans la journee du 18 mai, precisement lorsque le _Nautilus_ flottait a la hauteur de Long-Island, a quelques milles des passes de New York. Je puis decrire cette lutte des elements, car au lieu de la fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver a sa surface. Le vent soufflait du sud-ouest, d'abord en grand frais, c'est-a-dire avec une vitesse de quinze metres a la seconde, qui fut portee a vingt-cinq metres vers trois heures du soir. C'est le chiffre des tempetes. Le capitaine Nemo, inebranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s'etait amarre a mi-corps pour resister aux vagues monstrueuses qui deferlaient. Je m'y etais hisse et attache aussi, partageant mon admiration entre cette tempete et cet homme incomparable qui lui tenait tete. La mer demontee etait balayee par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermediaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crete ne deferle pas, tant elles sont compactes. Leur hauteur s'accroissait. Elles s'excitaient entre elles. Le _Nautilus_, tantot couche sur le cote, tantot dresse comme un mat, roulait et tanguait epouvantablement. Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n'abattit ni le vent ni la mer. L'ouragan se dechaina avec une vitesse de quarante-cinq metres a la seconde, soit pres de quarante lieues a l'heure. C'est dans ces conditions qu'il renverse des maisons, qu'il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu'il rompt des grilles de fer, qu'il deplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant le _Nautilus_, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d'un savant ingenieur : << Il n'y a pas de coque bien construite qui ne puisse defier a la mer ! >> Ce n'etait pas un roc resistant, que ces lames eussent demoli, c'etait un fuseau d'acier, obeissant et mobile, sans greement, sans mature, qui bravait impunement leur fureur. Cependant j'examinais attentivement ces vagues dechainees. Elles mesuraient jusqu'a quinze metres de hauteur sur une longueur de cent cinquante a cent soixante-quinze metres, et leur vitesse de propagation. moitie de celle du vent, etait de quinze metres a la seconde. Leur volume et leur puissance s'accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le role de ces lames qui emprisonnent l'air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers ou elles portent la vie avec l'oxygene. Leur extreme force de pression -- on l'a calculee peut s'elever jusqu'a trois mille kilogrammes par pied carre de la surface qu'elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hebrides, ont deplace un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempete du 23 decembre 1864, apres avoir renverse une partie de la ville de Yeddo, au Japon, faisant sept cents kilometres a l'heure, allerent se briser le meme jour sur les rivages de l'Amerique. L'intensite de la tempete s'accrut avec la nuit. Le barometre, comme en 1860, a la Reunion, pendant un cyclone, tomba a 710 millimetres. A la chute du jour, je vis passer a l'horizon un grand navire qui luttait peniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout a la lame. Ce devait etre un des steamers des lignes de New York a Liverpool ou au Havre. Il disparut bientot dans l'ombre. A dix heures du soir, le ciel etait en feu. L'atmosphere fut zebree d'eclairs violents. Je ne pouvais en supporter l'eclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l'ame de la tempete. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues ecrasees, des mugissements du vent, des eclats du tonnerre. Le vent sautait a tous les points de l'horizon, et le cyclone, partant de l'est, y revenait en passant par le nord, l'ouest et le sud, en sens inverse des tempetes tournantes de l'hemisphere austral. Ah ! ce Gulf-Stream ! Il justifiait bien son nom de roi des tempetes ! C'est lui qui cree ces formidables cyclones par la difference de temperature des couches d'air superposees a ses courants. A la pluie avait succede une averse de feu. Les gouttelettes d'eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eut dit que le capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait a se faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le _Nautilus_ dressa en l'air son eperon d'acier, comme la tige d'un paratonnerre, et j'en vis jaillir de longues etincelles. Brise, a bout de forces, je me coulai a plat ventre vers le panneau. Je l'ouvris et je redescendis au salon. L'orage atteignait alors son maximum d'intensite. Il etait impossible de se tenir debout a l'interieur du _Nautilus_. Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J'entendis les reservoirs se remplir peu a peu, et le _Nautilus_ s'enfonca doucement au-dessous de la surface des flots. Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effares qui passaient comme des fantomes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyes sous mes yeux ! Le _Nautilus_ descendait toujours. Je pensais qu'il retrouverait le calme a une profondeur de quinze metres. Non. Les couches superieures etaient trop violemment agitees. Il fallut aller chercher le repos jusqu'a cinquante metres dans les entrailles de la mer. Mais la, quelle tranquillite, quel silence, quel milieu paisible ! Qui eut dit qu'un ouragan terrible se dechainait alors a la surface de cet Ocean ? XX PAR 47deg.24' DE LATITUDE ET DE 17deg.28' DE LONGITUDE A la suite de cette tempete, nous avions ete rejetes dans l'est. Tout espoir de s'evader sur les atterrages de New York ou du Saint-Laurent s'evanouissait. Le pauvre Ned, desespere, s'isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus. J'ai dit que le _Nautilus_ s'etait ecarte dans l'est. J'aurais du dire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantot a la surface des flots, tantot au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sont principalement dues a la fonte des glaces, qui entretient une extreme humidite dans l'atmosphere. Que de navires perdus dans ces parages, lorsqu'ils allaient reconnaitre les feux incertains de la cote ! Que de sinistres dus a ces brouillards opaques ! Que de chocs sur ces ecueils dont le ressac est eteint par le bruit du vent ! Que de collisions entre les batiments, malgre leurs feux de position, malgre les avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d'alarme ! Aussi, le fond de ces mers offrait-il l'aspect d'un champ de bataille, ou gisaient encore tous ces vaincus de l'Ocean ; les uns vieux et empates deja ; les autres jeunes et reflechissant l'eclat de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carenes de cuivre. Parmi eux, que de batiments perdus corps et biens, avec leurs equipages, leur monde d'emigrants, sur ces points dangereux signales dans les statistiques, le cap Race, l'ile Saint-Paul, le detroit de Belle-Ile, l'estuaire du Saint-Laurent ! Et depuis quelques annees seulement que de victimes fournies a ces funebres annales par les lignes du Royal-Mail, d'Inmann, de Montreal, le _Solway_, I'_Isis_, le _Paramatta_, I'_Hungarian_, le _Canadian_, l'_Anglo-Saxon_, le _Humboldt_, l'_United-States_, tous echoues, l'_Artic_, le _Lyonnais_, coules par abordage, le _President_, le _Pacific_, le _City-of-Glasgow_, disparus pour des causes ignorees, sombres debris au milieu desquels naviguait le _Nautilus_, comme s'il eut passe une revue des morts ! Le 15 mai, nous etions sur l'extremite meridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considerable de ces detritus organiques, amenes soit de l'Equateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pole boreal, par ce contre-courant d'eau froide qui longe la cote americaine. La aussi s'amoncellent les blocs erratiques charries par la debacle des glaces. La s'est forme un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y perissent par milliards. La profondeur de la mer n'est pas considerable au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une depression profonde, un trou de trois mille metres. La s'elargit le Gulf-Stream. C'est un epanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa temperature, mais il devient une mer. Parmi les poissons que le _Nautilus_ effaroucha a son passage, je citerai le cycloptere d'un metre, a dos noiratre, a ventre orange, qui donne a ses congeneres un exemple peu suivi de fidelite conjugale, un unernack de grande taille, sorte de murene emeraude, d'un gout excellent, des karraks a gros yeux, dont la tete a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux decimetres, des macroures a longue queue, brillant d'un eclat argente, poissons rapides, aventures loin des mers hyperboreennes. Les filets ramasserent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bien muscle, arme de piquants a la tete et d'aiguillons aux nageoires, veritable scorpion de deux a trois metres, ennemi acharne des blennies, des gades et des saumons, c'etait le cotte des mers septentrionales. au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pecheurs du _Nautilus_ eurent quelque peine a s'emparer de cet animal, qui, grace a la conformation de ses opercules, preserve ses organes respiratoires du contact dessechant de l'atmosphere et peut vivre quelque temps hors de l'eau. Je cite maintenant -- pour memoire -- des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers boreales, des ables-oxyrhinques, speciaux a l'Atlantique septentrional, des rascasses, et j'arrive aux gades, principalement a l'espece morue, que je surpris dans ses eaux de predilection, sur cet inepuisable banc de Terre-Neuve. On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n'est qu'une montagne sous-marine. Lorsque le _Nautilus_ s'ouvrit un chemin a travers leurs phalanges pressees, Conseil ne put retenir cette observation : << Ca ! des morues ! dit-il ; mais je croyais que les morues etaient plates comme des limandes ou des soles ? -- Naif ! m'ecriai-je. Les morues ne sont plates que chez l'epicier, ou on les montre ouvertes et etalees. Mais dans l'eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformes pour la marche. -- Je veux croire monsieur, repondit Conseil. Quelle nuee, quelle fourmiliere ! -- Eh ! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes ! Sais-tu combien on a compte d'oeufs dans une seule femelle ? -- Faisons bien les choses, repondit Conseil. Cinq cent mille. -- Onze millions, mon ami. -- Onze millions. Voila ce que je n'admettrai jamais, a moins de les compter moi-meme. -- Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D'ailleurs, c'est par milliers que les Francais, les Anglais, les Americains, les Danois, les Norvegiens. pechent les morues. On les consomme en quantites prodigieuses, et sans l'etonnante fecondite de ces poissons, les mers en seraient bientot depeuplees. Ainsi en Angleterre et en Amerique seulement, cinq mille navires montes par soixante-quinze mille marins, sont employes a la peche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cotes de la Norvege, meme resultat. -- Bien, repondit Conseil, je m'en rapporte a monsieur. Je ne les compterai pas. -- Quoi donc ? -- Les onze millions d'oeufs. Mais je ferai une remarque. -- Laquelle ? -- C'est que si tous les oeufs eclosaient, il suffirait de quatre morues pour alimenter l'Angleterre, l'Amerique et la Norvege. >> Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armees de deux cents hamecons, que chaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne entrainee par un bout au moyen d'un petit grappin, etait retenue a la surface par un orin fixe sur une bouee de liege. Le _Nautilus_ dut manoeuvrer adroitement au milieu de ce reseau sous-marin. D'ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frequentes. Il s'eleva jusque vers le quarante-deuxieme degre de latitude. C'etait a la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart's Content, ou aboutit l'extremite du cable transatlantique. Le _Nautilus_, au lieu de continuer a marcher au nord prit direction vers l'est, comme s'il voulait suivre ce plateau telegraphique sur lequel repose le cable, et dont des sondages multiplies ont donne le relief avec une extreme exactitude. Ce fut le 17 mai, a cinq cents milles environ de Heart's Content, par deux mille huit cents metres de profondeur, que j'apercus le cable gisant sur le sol. Conseil, que je n'avais pas prevenu, le prit d'abord pour un gigantesque serpent de mer et s'appretait a le classer suivant sa methode ordinaire. Mais je desabusai le digne garcon et pour le consoler de son deboire, je lui appris diverses particularites de la pose de ce cable. Le premier cable fut etabli pendant les annees 1857 et 1 858 ; mais, apres avoir transmis quatre cents telegrammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingenieurs construisirent un nouveau cable, mesurant trois mille quatre cents kilometres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embarque sur le _Great-Eastern_. Cette tentative echoua encore. Or, le 25 mai, le _Nautilus_, immerge par trois mille huit cent trente-six metres de profondeur, se trouvait precisement en cet endroit ou se produisit la rupture qui ruina l'entreprise. C'etait a six cent trente-huit milles de la cote d'Irlande. On s'apercut, a deux heures apres-midi, que les communications avec l'Europe venaient de s'interrompre. Les electriciens du bord resolurent de couper le cable avant de le repecher, et a onze heures du soir, ils avaient ramene la partie avariee. On refit un joint et une epissure ; puis le cable fut immerge de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put etre ressaisi dans les profondeurs de l'Ocean. Les Americains ne se decouragerent pas. L'audacieux Cyrus Field, le promoteur de l'entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immediatement couverte. Un autre cable fut etabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isoles dans une enveloppe de gutta-percha, etait protege par un matelas de matieres textiles contenu dans une armature metallique. Le _Great-Eastern_ reprit la mer le 13 juillet 1866. L'operation marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, en deroulant le cable, les electriciens observerent que des clous y avaient ete recemment enfonces dans le but d'en deteriorer l'ame. Le capitaine Anderson, ses officiers, ses ingenieurs, se reunirent, delibererent, et firent afficher que si le coupable etait surpris a bord, il serait jete a la mer sans autre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus. Le 23 juillet, le _Great-Eastern_ n'etait plus qu'a huit cents kilometres de Terre-Neuve, lorsqu'on lui telegraphia d'Irlande la nouvelle de l'armistice conclu entre la Prusse et l'Autriche apres Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le port de Heart's Content. L'entreprise etait heureusement terminee, et par sa premiere depeche, la jeune Amerique adressait a la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises : << Gloire a Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volonte sur la terre. >> Je ne m'attendais pas a trouver le cable electrique dans son etat primitif, tel qu'il etait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvert de debris de coquille, herisse de foraminiferes, etait encroute dans un empatement pierreux qui le protegeait contre les mollusques perforants. Il reposait tranquillement, a l'abri des mouvements de la mer, et sous une pression favorable a la transmission de l'etincelle electrique qui passe de l'Amerique a l'Europe en trente-deux centiemes de seconde. La duree de ce cable sera infinie sans doute, car on a observe que l'enveloppe de gutta-percha s'ameliore par son sejour dans l'eau de mer. D'ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cable n'est jamais immerge a des profondeurs telles qu'il puisse se rompre. Le _Nautilus_ le suivit jusqu'a son fond le plus bas, situe par quatre mille quatre cent trente et un metres, et la, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rapprochames de l'endroit ou avait eu lieu l'accident de 1863. Le fond oceanique formait alors une vallee large de cent vingt kilometres, sur laquelle on eut pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet emergeat de la surface des flots. Cette vallee est fermee a l'est par une muraille a pic de deux mille metres. Nous y arrivions le 28 mai, et le _Nautilus_ n'etait plus qu'a cent cinquante kilometres de l'Irlande. Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les iles Britanniques ? Non. A ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les mers europeennes. En contournant l'ile d'Emeraude, j'apercus un instant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui eclaire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool. Une importante question se posait alors a mon esprit. Le _Nautilus_ oserait-il s'engager dans la Manche ? Ned Land qui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait de m'interroger. Comment lui repondre ? Le capitaine Nemo demeurait invisible. Apres avoir laisse entrevoir au Canadien les rivages d'Amerique, allait-il donc me montrer les cotes de France ? Cependant le _Nautilus_ s'abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land's End, entre la pointe extreme de l'Angleterre et les Sorlingues, qu'il laissa sur tribord. S'il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement a l'est. Il ne le fit pas. Pendant toute la journee du 31 mai, le _Nautilus_ decrivit sur la mer une serie de cercles qui m'intriguerent vivement. Il semblait chercher un endroit qu'il avait quelque peine a trouver. A midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-meme. Il ne m'adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que jamais. Qui pouvait l'attrister ainsi ? Etait-ce sa proximite des rivages europeens ? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonne ? Qu'eprouvait-il alors ? des remords ou des regrets ? Longtemps cette pensee occupa mon esprit, et j'eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine. Le lendemain, 31 juin, le _Nautilus_ conserva les memes allures. Il etait evident qu'il cherchait a reconnaitre un point precis de l'Ocean. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu'il avait fait la veille. La mer etait belle, le ciel pur. A huit milles dans l'est, un grand navire a vapeur se dessinait sur la ligne de l'horizon. Aucun pavillon ne battait a sa corne, et je ne pus reconnaitre sa nationalite. Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passat au meridien, prit son sextant et observa avec une precision extreme. Le calme absolu des flots facilitait son operation. Le _Nautilus_ immobile ne ressentait ni roulis ni tangage. J'etais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relevement fut termine, le capitaine prononca ces seuls mots. << C'est ici ! >> Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le batiment qui modifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous ? Je ne saurais le dire. Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j'entendis les sifflements de l'eau dans les reservoirs. Le _Nautilus_ commenca de s'enfoncer, suivant une ligne verticale, car son helice entravee ne lui communiquait plus aucun mouvement. Quelques minutes plus tard, il s'arretait a une profondeur de huit cent trente-trois metres et reposait sur le sol. Le plafond lumineux du salon s'eteignit alors, les panneaux s'ouvrirent, et a travers les vitres, j'apercus la mer vivement illuminee par les rayons du fanal dans un ravo d'un demi-mille. Je regardait a babord et je ne vis rien que l'immensite des eaux tranquilles. Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira mon attention. On eut dit des ruines ensevelies sous un empatement de coquilles blanchatres comme sous un manteau de neige. En examinant attentivement cette masse, je crus reconnaitre les formes epaissies d'un navire, rase de ses mats, qui devait avoir coule par l'avant. Ce sinistre datait certainement d'une epoque reculee. Cette epave, pour etre ainsi encroutee dans le calcaire des eaux, comptait deja bien des annees passees sur ce fond de l'Ocean. Quel etait ce navire ? Pourquoi le _Nautilus_ venait-il visiter sa tombe ? N'etait-ce donc pas un naufrage qui avait entraine ce batiment sous les eaux ? Je ne savais que penser, quand, pres de moi, j'entendis le capitaine Nemo dire d'une voix lente : << Autrefois ce navire se nommait le _Marseillais_. Il portait soixante-quatorze canons et fut lance en 1762. En 1778, le 13 aout, commande par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le _Preston_. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l'escadre de l'amiral d'Estaing a la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la republique francaise lui changeait son nom. Le 16 avril de la meme annee, il rejoignait a Brest l'escadre de Villaret-Joyeuse ? charge d'escorter un convoi de ble qui venait d'Amerique sous le commandement de l'amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c'est aujourd'hui le 13 prairial, le ler juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, a cette place meme, par 47deg.24' de latitude et 17deg.28' de longitude, ce navire, apres un combat heroique, demate de ses trois mats, l'eau dans ses soutes, le tiers de son equipage hors de combat, aima mieux s'engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon a sa poupe, il disparut sous les flots au cri de : Vive la Republique ! -- Le _Vengeur_ ! m'ecriai-je. -- Oui ! monsieur. Le _Vengeur_ ! Un beau nom ! >> murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras. XXI UNE HECATOMBE Cette facon de dire, l'imprevu de cette scene, cet historique du navire patriote froidement raconte d'abord, puis l'emotion avec laquelle l'etrange personnage avait prononce ses dernieres paroles, ce nom de _Vengeur_, dont la signification ne pouvait m'echapper, tout se reunissait pour frapper profondement mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considerait d'un oeil ardent la glorieuse epave. Peut-etre ne devais-je jamais savoir qui il etait, d'ou il venait, ou il allait, mais je voyais de plus en plus l'homme se degager du savant. Ce n'etait pas une misanthropie commune qui avait enferme dans les flancs du _Nautilus_ le capitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir. Cette haine cherchait-elle encore des vengeances ? L'avenir devait bientot me l'apprendre. Cependant, le _Nautilus_ remontait lentement vers la surface de la mer, et je vis disparaitre peu a peu les formes confuses du _Vengeur_. Bientot un leger roulis m'indiqua que nous flottions a l'air libre. En ce moment, une sourde detonation se fit entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas. << Capitaine ? >> dis-je. Il ne repondit pas. Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m'y avaient precede. << D'ou vient cette detonation ? demandai-je. -- Un coup de canon >>, repondit Ned Land. Je regardai dans la direction du navire que j'avais apercu. Il s'etait rapproche du _Nautilus_ et l'on voyait qu'il forcait de vapeur. Six milles le separaient de nous. << Quel est ce batiment, Ned ? -- A son greement, a la hauteur de ses bas mats, repondit le Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s'il le faut, ce damne _Nautilus_ ! -- Ami Ned, repondit Conseil, quel mal peut-il faire au _Nautilus_ ? Ira-t-il l'attaquer sous les flots ? Ira-t-il le canonner au fond des mers ? -- Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaitre la nationalite de ce batiment ? >> Le Canadien, froncant ses sourcils, abaissant ses paupieres, plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puissance de son regard. << Non, monsieur, repondit-il. Je ne saurais reconnaitre a quelle nation il appartient. Son pavillon n'est pas hisse. Mais je puis affirmer que c'est un navire de guerre, car une longue flamme se deroule a l'extremite de son grand mat. >> Pendant un quart d'heure, nous continuames d'observer le batiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant. qu'il eut reconnu le _Nautilus_ a cette distance, encore moins qu'il sut ce qu'etait cet engin sous-marin. Bientot le Canadien m'annonca que ce batiment etait un grand vaisseau de guerre, a eperon, un deux-ponts cuirasse. Une epaisse fumee noire s'echappait de ses deux cheminees. Ses voiles serrees se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empechait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban. Il s'avancait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s'offrait a nous. << Monsieur, me dit Ned Land, que ce batiment nous passe a un mille je me jette a la mer, et je vous engage faire comme moi. >> Je ne repondis pas a la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait a vue d'oeil. Qu'il fut anglais, francais, americain ou russe, il etait certain qu'il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord. << Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons quelque experience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s'il lui convient de suivre l'ami Ned. >> J'allais repondre, lorsqu'une vapeur blanche jaillit a l'avant du vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublees par la chute d'un corps pesant, eclabousserent l'arriere du _Nautilus_. Peu apres, une detonation frappait mon oreille. << Comment ? ils tirent sur nous ! m'ecriai-je. -- Braves gens ! murmura le Canadien. -- Ils ne nous prennent donc pas pour des naufrages accroches a une epave ! -- N'en deplaise a monsieur.... Bon, fit Conseil en secouant l'eau qu'un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu'a lui.- N'en deplaise a monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal. -- Mais ils doivent bien voir, m'ecriai-je qu'ils ont affaire a des hommes. -- C'est peut-etre pour cela ! >> repondit Ned Land en me regardant. Toute une revelation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait a quoi s'en tenir maintenant sur l'existence du pretendu monstre. Sans doute, dans son abordage avec l'Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal etait un bateau sous-marin, plus dangereux qu'un cetace surnaturel ? Oui, cela devait etre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction ! Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le _Nautilus_ a une oeuvre de vengeance ! Pendant cette nuit, lorsqu'il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l'Ocean Indien, ne s'etait-il pas attaque a quelque navire ? Cet homme enterre maintenant dans le cimetiere de corail, n'avait-il pas ete victime du choc provoque par le _Nautilus_ ? Oui, je le repete. Il en devait etre ainsi. Une partie de la mysterieuse existence du capitaine Nemo se devoilait. Et si son identite n'etait pas reconnue, du moins, les nations coalisees contre lui, chassaient maintenant, non plus un etre chimerique, mais un homme qui leur avait voue une haine implacable ! Tout ce passe formidable apparut a mes yeux. Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s'approchait, nous n'y pouvions trouver que des ennemis sans pitie. Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s'en allaient par ricochet se perdre a des distances considerables. Mais aucun n'atteignit le _Nautilus_. Le navire cuirasse n'etait plus alors qu'a trois milles. Malgre sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l'un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du _Nautilus_, lui eut ete fatal. Le Canadien me dit alors : << Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux ! Mille diables ! On comprendra peut-etre que nous sommes d'honnetes gens ! >> Ned Land prit son mouchoir pour l'agiter dans l'air. Mais il l'avait a peine deploye, que terrasse par une main de fer, malgre sa force prodigieuse, il tombait sur le pont. << Miserable, s'ecria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur l'eperon du _Nautilus_ avant qu'il ne se precipite contre ce navire ! >> Le capitaine Nemo, terrible a entendre, etait plus terrible encore a voir. Sa face avait pali sous les spasmes de son coeur, qui avait du cesser de battre un instant. Ses pupilles s'etaient contractees effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penche en avant, il tordait sous sa main les epaules du Canadien. Puis, l'abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient autour de lui : << Ah ! tu sais qui je suis, navire d'une nation maudite ! s'ecria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n'ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaitre ! Regarde ! Je vais te montrer les miennes ! >> Et le capitaine Nemo deploya a l'avant de la plate-forme un pavillon noir. semblable a celui qu'il avait deja plante au pole sud. A ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du _Nautilus_, sans l'entamer, et passant par ricochet pres du capitaine. alla se perdre en mer. Le capitaine Nemo haussa les epaules. Puis, s'adressant a moi : << Descendez, me dit-il d'un ton bref, descendez, vous et vos compagnons. -- Monsieur, m'ecriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire, -- Monsieur, je vais le couler. Vous ne ferez pas cela ! -- Je le ferai, repondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalite vous montre ce que vous ne deviez pas voir. L'attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez. -- Ce navire, quel est-il ? -- Vous ne le savez pas ? Eh bien ! tant mieux ! Sa nationalite, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. >> Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu'obeir. Une quinzaine de marins du _Nautilus_ entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s'avancait vers eux. On sentait que le meme souffle de vengeance animait toutes ces ames. Je descendis au moment ou un nouveau projectile eraillait encore la coque du _Nautilus_, et j'entendis le capitaine s'ecrier : << Frappe, navire insense ! Prodigue tes inutiles boulets ! Tu n'echapperas pas a l'eperon du _Nautilus_. Mais ce n'est pas a cette place que tu dois perir ! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines du _Vengeur_ ! >> Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second etaient restes sur la plate-forme. L'helice fut mise en mouvement, le _Nautilus_, s'eloignant avec vitesse se mit hors de la portee des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance. Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l'impatience et l'inquietude qui me devoraient, je revins vers l'escalier central. Le panneau etait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s'y promenait encore d'un pas agite. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent a cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bete fauve, et l'attirant vers l'est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n'attaquait pas. Peut-etre hesitait-il encore ? Je voulus intervenir une derniere fois. Mais j'avais a peine interpelle le capitaine Nemo, que celui-ci m'imposait silence : << Je suis le droit, je suis la justice ! me dit-il. Je suis l'opprime, et voila l'oppresseur ! C'est par lui que tout ce que J'ai aime, cheri, venere, patrie, femme, enfants, mon pere, ma mere, j'ai vu tout perir ! Tout ce que je hais est la ! Taisez-vous ! >> Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forcait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil. << Nous fuirons ! m'ecriai-je. -- Bien, fit Ned. Quel est ce navire ? -- Je l'ignore. Mais quel qu'il soit, il sera coule avant la nuit. En tout cas, mieux vaut perir avec lui que de se faire les complices de represailles dont on ne peut pas mesurer l'equite. -- C'est mon avis, repondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. >> La nuit arriva. Un profond silence regnait a bord. La boussole indiquait que le _Nautilus_ n'avait pas modifie sa direction. J'entendais le battement de son helice qui frappait les flots avec une rapide regularite. Il se tenait a la surface des eaux, et un leger roulis le portait tantot sur un bord, tantot sur un autre. Mes compagnons et moi, nous avions resolu de fuir au moment ou le vaisseau serait assez rapproche, soit pour nous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune. qui devait etre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois a bord de ce navire, si nous ne pouvions prevenir le coup qui le menacait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le _Nautilus_ se disposait pour l'attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps apres, il reprenait son allure de fuite. Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l'occasion d'agir. Nous parlions peu, etant trop emus. Ned Land aurait voulu se precipiter a la mer. Je le forcai d'attendre. Suivant moi, le _Nautilus_devait attaquer le deux-ponts a la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s'enfuir. A trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l'avait pas quittee. Il etait debout, a l'avant, pres de son pavillon. qu'une legere brise deployait au-dessus de sa tete. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d'une extraordinaire intensite, semblait l'attirer, le fasciner, l'entrainer plus surement que s'il lui eut donne la remorque ! La lune passait alors au meridien. Jupiter se levait dans l'est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l'Ocean rivalisaient de tranquillite, et la mer offrait a l'astre des nuits le plus beau miroir qui eut jamais reflete son image. Et quand je pensais a ce calme profond des elements, compare a toutes ces coleres qui couvaient dans les flancs de l'imperceptible _Nautilus_, je sentais frissonner tout mon etre. Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s'etait rapproche, marchant toujours vers cet eclat phosphorescent qui signalait la presence du _Nautilus_ Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu au grand etai de misaine. Une vague reverberation eclairait son greement et indiquait que les feux etaient pousses a outrance. Des gerbes d'etincelles, des scories de charbons enflammes, s'echappant de ses cheminees, etoilaient l'atmosphere. Je demeurai ainsi jusqu'a six heures du matin, sans que le capitaine Nemo eut paru m'apercevoir. Le vaisseau nous restait a un mille et demi, et avec les premiere, lueurs du jour. sa canonnade recommenca. Le moment ne pouvait etre eloigne ou, le _Nautilus_ attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n'osais juger. Je me disposais a descendre afin de les prevenir, lorsque le second monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l'accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu'on aurait pu appeler le << branle-bas de combat >> du _Nautilus_. Elles etaient tres simples. La filiere qui formait balustrade autour de la plate-forme. fut abaissee. De meme, les cages du fanal et du timonier rentrerent dans la coque de maniere a l'affleurer seulement. La surface du long cigare de tole n'offrait plus une seule saillie qui put gener sa manoeuvre. Je revins au salon. Le _Nautilus_ emergeait toujours. Quelques lueurs matinales s'infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s'animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait. A cinq heures, le loch m'apprit que la vitesse du _Nautilus_ se moderait. Je compris qu'il se laissait approcher. D'ailleurs les detonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l'eau ambiante et s'y vissaient avec un sifflement singulier. << Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignee de main, et que Dieu nous garde ! >> Ned Land etait resolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant a peine. Nous passames dans la bibliotheque. Au moment ou je poussais la porte qui s'ouvrait sur la cage de l'escalier central, j'entendis le panneau superieur se fermer brusquement. Le Canadien s'elanca sur les marches, mais je l'arretai. Un sifflement bien connu m'apprenait que l'eau penetrait dans les reservoirs du bord. En effet, en peu d'instants, le _Nautilus_ s'immergea a quelques metres au-dessous de la surface des flots. Je compris sa manoeuvre. Il etait trop tard pour agir. Le _Nautilus_ ne songeait pas a frapper le deux-ponts dans son impenetrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottaison, la ou la carapace metallique ne protege plus le borde. Nous etions emprisonnes de nouveau, temoins obliges du sinistre drame qui se preparait. D'ailleurs, nous eumes a peine le temps de reflechir. Refugies dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s'etait emparee de mon esprit. Le mouvement de la pensee s'arretait en moi.. Je me trouvais dans cet etat penible qui precede l'attente d'une detonation epouvantable. J'attendais, j'ecoutais, je ne vivais que par le sens de l'ouie ! Cependant, la vitesse du _Nautilus_ s'accrut sensiblement. C'etait son elan qu'il prenait ainsi. Toute sa coque fremissait. Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement leger. Je sentis la force penetrante de l'eperon d'acier. J'entendis des eraillements, des raclements. Mais le _Nautilus_, emporte par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l'aiguille du voilier a travers la toile ! Je ne pus y tenir. Fou, eperdu, je m'elancai hors de ma chambre et me precipitai dans le salon. Le capitaine Nemo etait la. Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de babord. Une masse enorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le _Nautilus_ descendait dans l'abime avec elle. A dix metres de moi, je vis cette coque entr'ouverte, ou l'eau s'enfoncait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont etait couvert d'ombres noires qui s'agitaient. L'eau montait. Les malheureux s'elancaient dans les haubans, s'accrochaient aux mats, se tordaient sous les eaux. C'etait une fourmiliere humaine surprise par l'envahissement d'une mer ! Paralyse, raidi par l'angoisse, les cheveux herisses, l'oeil demesurement ouvert, la respiration incomplete, sans souffle, sans voix, je regardais, moi aussi ! Une irresistible attraction me collait a la vitre ! L'enorme vaisseau s'enfoncait lentement. Le _Nautilus_ le suivant, epiait tous ses mouvements. Tout a coup, une explosion se produisit. L'air comprime fit voler les ponts du batiment comme si le feu eut pris aux soutes. La poussee des eaux fut telle que le _Nautilus_ devia. Alors le malheureux navire s'enfonca plus rapidement. Ses hunes, chargees de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d'hommes. enfin le sommet de son grand mat. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet equipage de cadavres entraines par un formidable remous... Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, veritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je le suivis des yeux. Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses heros, je vis le portrait d'une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s'agenouillant. il fondit en sanglots. XXII LES DERNIERES PAROLES DU CAPITAINE NEMO Les panneaux s'etaient refermes sur cette vision effrayante, mais la lumiere n'avait pas ete rendue au salon. A l'interieur du _Nautilus_, ce n'etaient que tenebres et silence. Il quittait ce lieu de desolation, a cent pieds sous les eaux, avec une rapidite prodigieuse. Ou allait-il ? Au nord ou au sud ? Ou fuyait cet homme apres cette horrible represaille ? J'etais rentre dans ma chambre ou Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J'eprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu'il eut souffert de la part des hommes, il n'avait pas le droit de punir ainsi. Il m'avait fait, sinon le complice, du moins le temoin de ses vengeances ! C'etait deja trop. A onze heures, la clarte electrique reapparut. Je passai dans le salon. Il etait desert. Je consultai les divers instruments. Le _Nautilus_ fuyait dans le nord avec une rapidite de vingt-cinq milles a l'heure, tantot a la surface de la mer, tantot a trente pieds au-dessous. Relevement fait sur la carte, je vis que nous passions a l'ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers boreales avec une incomparable vitesse. A peine pouvais-je saisir a leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui frequentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuees d'hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d'echecs, des anguilles s'agitant comme les serpenteaux d'un feu d'artifice, des armees de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapidite avec le _Nautilus_. Mais d'observer, d'etudier, de classer, il n'etait plus question alors. Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l'Atlantique. L'ombre se fit, et la mer fut envahie par les tenebres jusqu'au lever de la lune. Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J'etais assailli de cauchemars. L'horrible scene de destruction se repetait dans mon esprit. Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu'ou nous entraina le _Nautilus_dans ce bassin de l'Atlantique nord ? Toujours avec une vitesse inappreciable ! Toujours au milieu des brumes hyperboreennes ! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble ? Parcourut-il ces mers ignorees, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l'Obi, l'archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la cote asiatique ? Je ne saurais le dire. Le temps qui s'ecoulait je ne pouvais plus l'evaluer. L'heure avait ete suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrees polaires, ne suivaient plus leur cours regulier. Je me sentais entraine dans ce domaine de l'etrange ou se mouvait a l'aise l'imagination surmenee d'Edgard Poe. A chaque instant, je m'attendais a voir, comme le fabuleux Gordon Pym, << cette figure humaine voilee, de proportion beaucoup plus vaste que celle d'aucun habitant de la terre, jetee en travers de cette cataracte qui defend les abords du pole >> ! J'estime -- mais je me trompe peut-etre , j'estime que cette course aventureuse du _Nautilus_ se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu'elle aurait dure, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n'etait plus question. De son second, pas davantage. Pas un homme de l'equipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le _Nautilus_ flottait sous les eaux. Quand ii remontait a leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s'ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reporte sur le planisphere. Je ne savais ou nous etions. Je dirai aussi que le Canadien, a bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un acces de delire et sous l'empire d'une nostalgie effrayante, il ne se tuat. Il le surveillait donc avec un devouement de tous les instants. On comprend que, dans ces conditions, la situation n'etait plus tenable. Un matin -- a quelle date, je ne saurais le dire -- je m'etais assoupi vers les premieres heures du jour, assoupissement penible et maladif. Quand je m'eveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l'entendis me dire a voix basse : << Nous allons fuir ! >> Je me redressai. << Quand fuyons-nous ? demandai-je. -- La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du _Nautilus_. On dirait que la stupeur regne a bord. Vous serez pret, monsieur ? -- Oui. Ou sommes-nous ? -- En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes, a vingt milles dans l'est. -- Quelles sont ces terres ? -- Je l'ignore, mais quelles qu'elles soient, nous nous y refugierons. -- Oui ! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dut la mer nous engloutir ! -- La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles a faire dans cette legere embarcation du _Nautilus_ ne m'effraient pas. J'ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d'eau a l'insu de l'equipage. -- Je vous suivrai. -- D'ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me defends, je me fais tuer. -- Nous mourrons ensemble, ami Ned. >> J'etais decide a tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais a peine me maintenir contre le choc des lames. Le ciel etait menacant, mais puisque la terre etait la dans ces brumes epaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure. Je revins au salon, craignant et desirant tout a la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit ? Pouvais-je lui cacher l'involontaire horreur qu'il m'inspirait ! Non ! Mieux valait ne pas me trouver face a face avec lui ! Mieux valait l'oublier ! Et pourtant ! Combien fut longue cette journee, la derniere que je dusse passer a bord du _Nautilus_ ! Je restais seul. Ned Land et Conseil evitaient de me parler par crainte de se trahir. A six heures, je dinai, mais je n'avais pas faim. Je me forcai a manger, malgre mes repugnances, ne voulant pas m'affaiblir. A six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit : << Nous ne nous reverrons pas avant notre depart. A dix heures, la lune ne sera pas encore levee. Nous profiterons de l'obscurite. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. >> Puis le Canadien sortit, sans m'avoir donne le temps de lui repondre. Je voulus verifier la direction du _Nautilus_. Je me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante metres de profondeur. Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richesses de l'art entassees dans ce musee, sur cette collection sans rivale destinee a perir un jour au fond des mers avec celui qui l'avait formee. Je voulus fixer dans mon esprit une impression supreme. Je restai une heure ainsi, baigne dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces tresors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins a ma chambre. La, je revetis de solides vetements de mer. Je rassemblai mes notes et les serrai precieusement sur moi. Mon coeur battait avec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitation m'eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo. Que faisait-il en ce moment ? J'ecoutai a la porte de sa chambre. J'entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo etait la. Il ne s'etait pas couche. A chaque mouvement, il me semblait qu'il allait m'apparaitre et me demander pourquoi je voulais fuir ! J'eprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s'il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face a face, le braver du geste et du regard ! C'etait une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m'etendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs se calmerent un peu, mais, le cerveau surexcite, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence a bord du _Nautilus_, tous les incidents heureux ou malheureux qui l'avaient traversee depuis ma disparition de l'_Abraham-Lincoln_, les chasses sous-marines, le detroit de Torres, les sauvages de la Papouasie, l'echouement, le cimetiere de corail, le passage de Suez, l'ile de Santorin, le plongeur cretois, la baie de Vigo, l'Atlantide, la banquise, le pole sud, l'emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, la tempete du Gulf-Stream, le _Vengeur_, et cette horrible scene du vaisseau coule avec son equipage !... Tous ces evenements passerent devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se deroulent a l'arriere-plan d'un theatre. Alors le capitaine Nemo grandissait demesurement dans ce milieu etrange. Son type s'accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n'etait plus mon semblable, c'etait l'homme des eaux, le genie des mers. Il etait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tete a deux mains pour l'empecher d'eclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une demi-heure d'attente encore ! Une demi-heure d'un cauchemar qui pouvait me rendre fou ! En ce moment, j'entendis les vagues accords de l'orgue, une harmonie triste sous un chant indefinissable, veritables plaintes d'une ame qui veut briser ses liens terrestres. J'ecoutai par tous mes sens a la fois, respirant a peine, plonge comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l'entrainaient hors des limites de ce monde. Puis, une pensee soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quitte sa chambre. Il etait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. La, je le rencontrerais une derniere fois. Il me verrait, il me parlerait peut-etre ! Un geste de lui pouvait m'aneantir, un seul mot, m'enchainer a son bord ! Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment etait venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons. Il n'y avait pas a hesiter, dut le capitaine Nemo se dresser devant moi. J'ouvris ma porte avec precaution, et cependant, il me sembla qu'en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut-etre ce bruit n'existait-il que dans mon imagination ! Je m'avancai en rampant a travers les coursives obscures du _Nautilus_, m'arretant a chaque pas pour comprimer les battements de mon coeur. J'arrivai a la porte angulaire du salon. Je l'ouvris doucement. Le salon etait plonge dans une obscurite profonde. Les accords de l'orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo etait la. Il ne me voyait pas. Je crois meme qu'en pleine lumiere, il ne m'eut pas apercu, tant son extase l'absorbait tout entier. Je me trainai sur le tapis, evitant le moindre heurt dont le bruit eut pu trahir ma presence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond qui donnait sur la bibliotheque. J'allais l'ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place. Je compris qu'il se levait. Je l'entrevis meme, car quelques rayons de la bibliotheque eclairee filtraient jusqu'au salon. Il vint vers moi, les bras croises, silencieux, glissant plutot que marchant, comme un spectre. Sa poitrine oppressee se gonflait de sanglots. Et je l'entendis murmurer ces paroles -- les dernieres qui aient frappe mon oreille : << Dieu tout puissant ! assez ! assez ! >> Etait-ce l'aveu du remords qui s'echappait ainsi de la conscience de cet homme ?... Eperdu, je me precipitai dans la bibliotheque. Je montai l'escalier central, et, suivant la coursive superieure, j'arrivai au canot. J'y penetrai par l'ouverture qui avait deja livre passage a mes deux compagnons. << Partons ! Partons ! m'ecriai-je. -- A l'instant ! >> repondit le Canadien. L'orifice evide dans la tole du _Nautilus_ fut prealablement ferme et boulonne au moyen d'une clef anglaise dont Ned Land s'etait muni. L'ouverture du canot se ferma egalement, et le Canadien commenca a devisser les ecrous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin. Soudain un bruit interieur se fit entendre. Des voix se repondaient avec vivacite. Qu'y avait-il ? S'etait-on apercu de notre fuite ? Je sentis que Ned Land me glissait un poignard dans la main. << Oui ! murmurai-je, nous saurons mourir ! >> Le Canadien s'etait arrete dans son travail. Mais un mot, vingt fois repete, un mot terrible, me revela la cause de cette agitation qui se propageait a bord du _Nautilus_. Ce n'etait pas a nous que son equipage en voulait ! << Maelstrom ! Maelstrom ! >> s'ecriait-il. Le Maelstrom ! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante pouvait-il retentir a notre oreille ? Nous trouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la cote norvegienne ? Le _Nautilus_ etait-il entraine dans ce gouffre, au moment ou notre canot allait se detacher de ses flancs ? On sait qu'au moment du flux, les eaux resserrees entre les iles Feroe et Loffoden sont precipitees avec une irresistible violence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n'a jamais pu sortir. De tous les points de l'horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appele le << Nombril de l'Ocean >>, dont la puissance d'attraction s'etend jusqu'a une distance de quinze kilometres. La sont aspires non seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs des regions boreales. C'est la que le _Nautilus_ involontairement ou volontairement peut-etre -- avait ete engage par son capitaine. Il decrivait une spirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accroche a son flanc, etait emporte avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J'eprouvais ce tournoiement maladif qui succede a un mouvement de giration trop prolonge. Nous etions dans l'epouvante, dans l'horreur portee a son comble, la circulation suspendue, l'influence nerveuse annihilee, traverses de sueurs froides comme les sueurs de l'agonie ! Et quel bruit autour de notre frele canot ! Quels mugissements que l'echo repetait a une distance de plusieurs milles ! Quel fracas que celui de ces eaux brisees sur les roches aigues du fond, la ou les corps les plus durs se brisent, la ou les troncs d'arbres s'usent et se font << une fourrure de poils >>, selon l'expression norvegienne ! Quelle situation ! Nous etions ballottes affreusement. Le _Nautilus_ se defendait comme un etre humain. Ses muscles d'acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui ! << Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les ecrous ! En restant attaches au _Nautilus_, nous pouvons nous sauver encore... ! >> Il n'avait pas acheve de parler, qu'un craquement se produisait. Les ecrous manquaient, et le canot, arrache de son alveole, etait lance comme la pierre d'une fronde au milieu du tourbillon. Ma tete porta sur une membrure de fer, et, sous ce choc violent, je perdis connaissance. XXIII CONCLUSION Voici la conclusion de ce voyage sous les mers. Ce qui se passa pendant cette nuit, comment le canot echappa au formidable remous du Maelstrom, comment Ned Land, Conseil et moi, nous sortimes du gouffre, je ne saurai le dire. Mais quand je revins a moi, j'etais couche dans la cabane d'un pecheur des iles Loffoden. Mes deux compagnons, sains et saufs etaient pres de moi et me pressaient les mains. Nous nous embrassames avec effusion. En ce moment, nous ne pouvons songer a regagner la France. Les moyens de communications entre la Norvege septentrionale et le sud sont rares. Je suis donc force d'attendre le passage du bateau a vapeur qui fait le service bimensuel du Cap Nord. C'est donc la, au milieu de ces braves gens qui nous ont recueillis, que je revois le recit de ces aventures. Il est exact. Pas un fait n'a ete omis, pas un detail n'a ete exagere. C'est la narration fidele de cette invraisemblable expedition sous un element inaccessible a l'homme, et dont le progres rendra les routes libres un jour. Me croira-t-on ? Je ne sais. Peu importe, apres tout. Ce que je puis affirmer maintenant, c'est mon droit de parler de ces mers sous lesquelles, en moins de dix mois j'ai franchi vingt mille lieues, de ce tour du monde sous-marin qui m'a revele tant de merveilles a travers le Pacifique, l'Ocean Indien, la mer Rouge, la Mediterranee, l'Atlantique, les mers australes et boreales ! Mais qu'est devenu le _Nautilus_ ? A-t-il resiste aux etreintes du Maelstrom ? Le capitaine Nemo vit-il encore ? Poursuit-il sous l'Ocean ses effrayantes represailles, ou s'est-il arrete devant cette derniere hecatombe ? Les flots apporteront-ils un jour ce manuscrit qui renferme toute l'histoire de sa vie ? Saurai-je enfin le nom de cet homme ? Le vaisseau disparu nous dira-t-il, par sa nationalite, la nationalite du capitaine Nemo ? Je l'espere. J'espere egalement que son puissant appareil a vaincu la mer dans son gouffre le plus terrible, et que le _Nautilus_ a survecu la ou tant de navires ont peri ! S'il en est ainsi, si le capitaine Nemo habite toujours cet Ocean, sa patrie d'adoption, puisse la haine s'apaiser dans ce coeur farouche ! Que la contemplation de tant de merveilles eteigne en lui l'esprit de vengeance ! Que le justicier s'efface, que le savant continue la paisible exploration des mers ! Si sa destinee est etrange, elle est sublime aussi. Ne l'ai-je pas compris par moi-meme ? N'ai-je pas vecu dix mois de cette existence extranaturelle ? Aussi, a cette demande posee, il y a six mille ans, par l'Eccclesiaste : << Qui a jamais pu sonder les profondeurs de l'abime ? >> deux hommes entre tous les hommes ont le droit de repondre maintenant. Le capitaine Nemo et moi. FIN DE LA SECONDE PARTIE *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, 20000 LIEUES SOUS LES MERS PARTS 1&2 *** This file should be named 720kc10.txt or 720kc10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 720kc11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 720kc10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A preliminary version may often be posted for suggestion, comment and editing by those who wish to do so. Most people start at our Web sites at: http://gutenberg.net or http://promo.net/pg These Web sites include award-winning information about Project Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). Those of you who want to download any eBook before announcement can get to them as follows, and just download by date. This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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