Discuter:Édouard Schuré
Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.
L'introduction des Grands initiés, œuvre majeure de Schuré, est passionnante. A mon sens, elle constitue un excellent résumé de l'état des rapports entre Science et Religion à la fin du XIXème (un parallèle intéressant serait d'ailleurs à faire avec la fin du XXème). En revanche le contenu, certes ésotérique, est souvent imaginaire ; à cet égard je partage le sentiment de Teilhard de Chardin lorsqu'il écrit dans Genèse d’une pensée (Lettres 1914-1919), Grasset 1961, page 323 : « Voyage excellent, donc, et confortable, passé à ruminer tout ce que nous nous sommes dit, et à lire Schuré. L’introduction m’a plongé dans l’enthousiasme. Par contre « Rama » me paraît terriblement imaginatif et d’une science plus que vieillie. Mais comme tu l’as remarqué, c’est l’âme de Schuré qui est intéressante, au moins autant que celle de ses initiés ».
Voici un extrait de cette introduction intitulée « Introduction sur la doctrine ésotérique » (Les Grands Initiés Esquisse de l'histoire secrète des religions Librairie Académique Perrin 1931):
« Le plus grand mal de notre temps est que la Science et la Religion y apparaissent comme deux forces ennemies et irréductibles. Mal intellectuel d’autant plus pernicieux qu’il vient de haut et s’infiltre sourdement, mais sûrement, dans tous les esprits, comme un poison subtil qu’on respire dans l’air. Or, tout mal de l’intelligence devient à la longue un mal de l’âme et par suite un mal social.
Tant que le christianisme ne fit qu’affirmer naïvement la foi chrétienne au milieu d’une Europe encore à demi barbare, comme au moyen âge, il fut la plus grande des forces morales ; il a formé l’âme de l’homme moderne. – Tant que la science expérimentale, ouvertement reconstituée au seizième siècle, ne fit que revendiquer les droits légitimes de la raison et sa liberté illimitée, elle fut la plus grande des forces intellectuelles ; elle a renouvelé la face du monde, affranchi l’homme de chaînes séculaires et fourni à l’esprit humain des bases indestructibles.
Mais depuis que l’Eglise, ne pouvant plus prouver son dogme primaire en face des objections de la science, s’y est enfermée comme dans une maison sans fenêtres, opposant la foi à la raison comme un commandement absolu et indiscutable ; depuis que la Science, enivrée de ses découvertes dans le monde physique, faisant abstraction du monde psychique et intellectuel, est devenue agnostique dans sa méthode, matérialiste dans ses principes comme dans sa fin ; depuis que la Philosophie, désorientée et impuissante entre les deux, a en quelques sortes abdiqué ses droits pour tomber dans un scepticisme transcendant, une scission profonde s’est faite dans l’âme de la société comme dans celle des individus. Ce conflit, d’abord nécessaire et utile, puisqu’il a établit les droits de la Raison et de la Science, a fini par devenir une cause d’impuissance et de dessèchement. La Religion répond aux besoins du cœur, de là sa magie éternelle ; la Science à ceux de l’esprit, de là sa force invincible. Mais depuis longtemps, ces puissances ne savent plus s’entendre. La Religion sans preuve et la Science sans espoir sont debout, l’une en face de l’autre, et se défient sans pouvoir se vaincre.
De là une contradiction profonde, une guerre cachée, non seulement entre l’État et l’Église, mais encore dans la Science elle-même, dans le sein de toutes les églises et jusque dans la conscience de tous les individus pensants. Car, qui que nous soyons, à quelque école philosophique, esthétique et social que nous appartenions, nous portons en nous ces deux mondes ennemis, en apparence irréconciliables, qui naissent de deux besoins indestructibles de l’homme : le besoin scientifique et le besoin religieux. Cette situation, qui dure depuis plus de cent ans, n’a certainement pas peu contribué à développer les facultés humaines en les tendant les unes contre les autres. Elle a inspiré à la poésie et à la musique des accents d’un pathétique et d’un grandiose inouï. Mais, aujourd’hui, la tension prolongée et suraiguë a produit l’effet contraire. Comme l’abattement succède à la fièvre chez un malade, elle s’est changée en marasme, en dégoût, en impuissance. La science ne s’occupe plus que du monde physique et matériel ; la philosophie morale a perdu la direction des intelligences ; la Religion gouverne encore dans une certaine mesure les masses, mais elle ne règne plus sur les sommets sociaux ; toujours grande par la charité, elle ne rayonne plus par la foi. Les guides intellectuels de notre temps sont des incrédules ou des sceptiques parfaitement sincères et loyaux. Mais ils doutent de leur art et se regardent souriant comme des augures romains. En public, en privé, ils prédisent les catastrophes sociales sans trouver le remède, ou enveloppent leurs sombres oracles d’euphémismes prudents. Sous de tels auspices, la littérature et l’art ont perdu le sens du divin. Déshabitué des horizons éternels, une grande partie de la jeunesse a versé dans ce que ses maîtres nouveaux appellent le naturalisme, dégradant ainsi le beau nom de Nature. Car ce qu’ils décorent de ce vocable n’est que l’apologie des bas instincts, la fange du vice ou la peinture complaisante de nos platitudes sociales, en un mot, la négation systématique de l’âme et de l’intelligence. Et la pauvre Psyché ayant perdu ses ailes gémit et soupire étrangement au fond de ceux-là même qui l’insultent et la nient.
A force de matérialisme, de positivisme et de scepticisme, cette fin de siècle en est arrivée à une fausse idée de la Vérité et du Progrès.
Nos savants, qui pratiquent la méthode expérimentale de Bacon pour l’étude de l’univers visible avec une précision merveilleuse et d’admirables résultats, se font de la Vérité une idée toute extérieure et matérielle. Ils pensent qu’on s’en approche à mesure qu’on accumule un plus grand nombre de faits. Dans leur domaine ils ont raison. Ce qu’il y a de grave, c’est que nos philosophes et nos moralistes ont fini par penser de même. A ce compte, il est certain que les causes premières et les fins dernières resteront à jamais impénétrables à l’esprit humain. Car, supposez que nous sachions exactement ce qui se passe, matériellement parlant, dans toutes les planètes du système solaire, ce qui, soit dit en passant, serait une magnifique base d’induction ; supposez même que nous sachions quelle sorte d’habitants renferment les satellites de Sirius et de plusieurs étoiles de la voie lactée. Certes, il serait merveilleux de savoir tout cela, mais en saurions-nous davantage sur la totalité de notre amas stellaire, sans parler de la nébuleuse d’Andromède et de la nuée de Magellan ? – Cela fait que notre temps conçoit le développement de l’humanité comme une marche éternelle vers une vérité indéfinie, indéfinissable et à jamais inaccessible.
Voilà la conception de la philosophie positiviste d’Auguste Comte et de Herbert Spencer qui a prévalu de nos jours. Or, la Vérité était tout autre chose pour les sages et les théosophes de l’Orient et de la Grèce. Ils savaient sans doute qu’on ne peut l’embrasser et l’équilibrer sans une connaissance sommaire du monde physique, mais ils savaient aussi qu’elle réside avant tout en nous-mêmes, dans les principes intellectuels et dans la vie spirituelle de l’âme. Pour eux l’âme était la seule, la divine réalité et la clef de l’univers. En ramassant leur volonté à son centre, en développant ses facultés latentes, ils atteignaient à ce foyer vivant qu’ils nommaient Dieu, dont la lumière fait comprendre les hommes et les êtres. Pour eux, ce que nous nommons Progrès, à savoir l’histoire du monde et des hommes, n’était que l’évolution dans le temps et dans l’espace de cette Cause centrale et de cette Fin dernière. – Et vous croyez peut-être que ces théosophes furent de purs contemplatifs, des rêveurs impuissants, des fakirs perchés sur leurs colonnes ? Erreur. Le monde n’a pas connu plus grands hommes d’action, dans le sens de plus fécond, le plus incalculable du mot. Ils brillent comme des étoiles de première grandeur dans le ciel des âmes. Ils s’appellent : Krishna, Bouddha, Zoroastre, Hermès, Moïse, Pythagore, Jésus, et ce furent de puissants mouleurs d’esprits, de formidables éveilleurs d’âmes, de salutaires organisateurs de sociétés. Ne vivant que pour leur idée, toujours prêts à mourir, et sachant que la mort pour la Vérité est l’action efficace et suprême, ils ont crée les sciences et les religions, par suite les lettres et les arts dont le suc nous nourrit encore et nous fait vivre. Et qu’est en train de produire le positivisme et le scepticisme de nos jours ? Une génération sèche, sans idéal, sans lumière et sans foi, ne croyant ni à l’âme, ni à Dieu, ni à l’avenir de l’humanité, ni à cette vie ni à l’autre, sans énergie dans la volonté, doutant d’elle-même et de la liberté humaine.
« C’est par leurs fruits que vous les jugerez », a dit Jésus. Ce mot du Maître des maîtres s’applique aux doctrines comme aux hommes. Oui, cette pensée s’impose : Ou la Vérité est à jamais inaccessible à l’homme, ou elle a été possédée dans une large mesure par les plus grands sages et les premiers initiateurs de la terre. Elle se trouve donc au fond de toutes les grandes religions et dans les livres sacrés de tous les peuples. Seulement, il faut savoir l’y trouver et l’en dégager. »