André Green

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André Green est un psychanalyste, l'une des références contemporaines majeures. Il a été analysé par Maurice Bouvet puis Catherine Parat.

Sommaire

[modifier] Conceptions

Hallucination négative : par des processus de défense archaïques, préalable au refoulement, un double retournement pulsionnel (contre soi et en son contraire) aboutit à la différence primaire entre l'enfant et sa mère.

Ce concept est fondamental dans la théorie analytique actuelle, il a ouvert la voie au soin des pathologies narcissiques.

Green propose de considérer des «processus tertiaires», agents de liaison entre les processus primaires et secondaires. Là où Sigmund Freud proposait que le but de l'analyse s'apparente à une rationalisation des représentations et affects, donc une domination des processus primaires par les processus secondaires, Green suggère qu'un heureux résultat serait plutôt l' «usage le plus créatif de leur coexistence»[1].

[modifier] Œuvres

  • 1969, Un œil en trop. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie, éd. de Minuit
  • 1973 L'enfant de ça, pour introduire une psychose blanche, avec Jean-Luc Donnet : « Ma mère a couché avec son gendre et c'est moi l'enfant de ça » : ainsi Z présente-t-il à la fois son origine et celle de ses troubles au psychanalyste.
  • 1983 Narcissisme de vie Narcissisme de mort Ed Minuit
  • 1984 "Le langage dans la psychanalyse" in "Langages" ed Les belles lettres

1990 Le complexe de castration, PUF coll. Que sais-je ?

  • 1993 Le travail du négatif, éd. de Minuit
  • 1995 La causalité psychique
  • 2002 Méconnaissance et reconnaissance de l'inconscient . Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, PUF, ISBN 2130532128 . Paris, PUF
  • 1990 "La folie privée, psychanalyse des cas-limites", réed. Folio essais, 2003, ISBN 2070428311
  • "Hamlet et Hamlet : Une interprétation psychanalytique de la réprésentation", Ed.: Bayard Centurion, 2003, ISBN 2227471360
  • 2004 La la lettre et la mort. Promenade d'un psychanalyste à travers la littérature : Proust, Shakespeare, Conrad, Borges Entretiens avec Dominique Eddé, Coll. L'Espace analytique, Denoël.
  • "Le discours vivant : La conception psychanalytique de l'affect", PUF-Quadrige, 2004, ISBN 213054679X

1992 La déliaison ed Les belles lettres ,Révélations de l'inachèvement.A propos du carton de Londres de Léonard de Vinci.ed Flammarion

[modifier] Cours de vie

Quatrième et dernier d'une fratrie dont l'aînée a quinze ans de plus, André Green est né au Caire le 12 mars 1927, à l'époque coloniale de l'entre-deux guerres, au Levant franco-britannique (Égypte, Liban, Palestine et Syrie), comme ces artistes du spectacle : Claude François, Dalida, Omar Sharif et beaucoup d'autres qui ont eu leurs heures de gloire à Paris dans les années 50-60. Dans cette bourgeoisie coloniale cosmopolite cairote, il était de règle pour les enfants de fréquenter le lycée français du Caire, d'avoir le français comme langue première et l'anglais comme langue seconde, tandis que l'arabe est d'usage seulement dans les rapports avec les "indigènes".

À ce cosmopolitisme colonial s'ajoute le cosmopolitisme familial des parents séfarades ibériques, portugais du côté paternel et espagnol du côté maternel. Le vernis yiddish ou ashkenaze (Grünn ou Green) du patronyme demeure encore une énigme des changements de nom. Ces cosmopolitismes conduisent à l'ouverture internationale et interdisciplinaire, aux interpénétrations culturelles et à l'éclectisme intellectuel.

[modifier] L'enfance d'un intellectuel

Orphelin à quatorze ans d'un père, patriarche méditerranéen, assez distant dans les débats intellectuels philosophiques et scientifiques, malgré la proximité affective dont il s'est déclaré être le seul de la fratrie à connaître l'indulgence et la tolérance. La sensibilité maternelle semble être déterminante dans sa vocation psychiatrique. Elle mourut quand il avait vingt trois ans, émigré en France à Paris, étudiant à la Faculté de médecine.

Les études secondaires au lycée français du Caire l'a placé à la fois dans les philosophies et les sciences et, pour des raisons pratiques, il opta pour la médecine et particulièrement la psychiatrie, dans la stratégie double paradoxale du compromis qui consiste à faire à la fois les sciences et les philosophies dans l'unité de temps et de lieu.

En 1945, à 18 ans, avec un "bachot" (baccalauréat de l'enseignement secondaire) en poche et un certificat d'études supérieures propédeutiques en médecine PCB (physique, chimie, biologie), il quitta l'Égypte pour la France et arriva dans ce Paris tourbillonnant, brouillon et bouillonnant de l'immédiat après-guerre, de Saint-Germain-des-Prés et de l'existentialisme sartrien.

[modifier] Les années de formation

La médiocrité et la tristesse de l'enseignement universitaire dont il a subi durant ses premières années de médecine l'orientèrent de la psychiatrie à la psychanalyse où "les psychanalystes sont des artisans, ils travaillent à la pièce", en refusant la dictature et la morosité institutionnelles des mandarinats hospitaliers, après avoir passé ses années d'internat dans les années 50 à l'hôpital psychiatrique Ste-Anne à Paris qui, en plus d'un salaire, lui a permis d'être en contact à fois avec la réalité hospitalière de la maladie mentale et avec la réalité de très grands talents des disciplines et des domaines connexes de la psychiatrie et de la psychologie.

Ce fut son œuvre "la psychiatrie comme objet de pensée", au moment où de l'autre côté de l'Atlantique Gregory Bateson pensa l'esprit en termes cybernétiques et systémiques de traitement de l'information et d'énergie collatérale. Cette ouverture s'est manifestée par l'invitation au séminaire de 1966 organisé par l'Institut de Psychanalyse de Paris de Jacques Derrida, René Girard et Michel Serres qui ont pour point commun, langue, langage et communication.

René Girard enseignait encore à l'Université Johns Hopkins à Baltimore (Maryland) où Anthony Wilden produisait avec Jacques Lacan "Speach and Language in Psychoanalysis" en 1968, par et à travers lequel le premier traduisait, critiquait et introduisait le second dans le monde anglo-saxon. Michel Serres allait commencer en 1969 sa série "Hermès" avec "La communication".

Ce refus fut érigé en éthique et l'objet de controverse et disputation avec Jacques Lacan, particulièrement sur le point où la situation de l'analyse qui accorde à l'analyste un pouvoir considérable, parce qu'il est objet de transfert et où tout le jeu de l'analyse et toute l'éthique de l'analyste consistent à refuser ce pouvoir et à analyser seulement. Se servir de ce pouvoir est criminel et s'en servir pour de "bonnes raisons" est encore plus criminel.

Ces années d'internat ambulant à travers différents hôpitaux de la région parisienne lui a permis de rencontrer une figure marquante, Henri Ey, devenu un père supplétif et suppléant dans des débats intellectuels et moraux. Ensuite, Ey organisa des conférences qui ont permis aux jeunes psychiatres de s'ouvrir à d'autres horizons et leur ont donné le goût de grandes fêtes psychiatriques de débats, ouvertures et rencontres, comme les journées de Bonneval dont André Green s'est inspiré pour organiser ses journées de la Société psychanalytique de Paris en 1989 à l'UNESCO. Au cosmopolitisme colonial et familial cairotes s'est ajouté le cosmopolitisme et l'éclectisme intellectuels de Ste-Anne.

En 1955, première rencontre avec Jacques Lacan à L’Hôpital psychiatrique Sainte-Anne. En 1957, Green rencontre Donald Winnicott et Wilfred Bion au Congrès de psychanalyse de Paris. Cette rencontre s'avérera déterminante pour son élaboration de l'état-limite dont on verra la reformulation de Bion du schéma kleinien et la contribution des travaux de Donald Winnicott à l'idée de l'état-limite. En 1956-1960, psychanalyse avec Maurice Bouvet. En 1961, Green commence à assister aux séminaires de Lacan. En 1962-1963, Green donne des conférences sur Lacan à l'École pratique des hautes études dans le cadre des séminaires de Roland Barthes.

En 1966, séminaire à l'Institut de psychanalyse de Paris avec Derrida, Detienne, Girard, Serres, Vernant comme invités. En 1965, Green fut élu membre titulaire de la Société de psychanalyse de Paris et rompit avec Lacan en 1967. En 1970-1977, Green dirige l'Institut de psychanalyse de Paris, sa nouvelle constitution et sa réforme démocratiques. Depuis 1977, Green, dirige, préside et anime différents regroupements, sociétés et congrès de psychanalyse.

[modifier] Le psychanalyste

André Green (Un psychanalyste engagé, p. 95, Calmann Levy, Paris, 1994), avoue avoir voulu entretenir la « machine intellectuelle » en assurant en même temps les fonctions cliniques et thérapeutiques à plein temps pour gagner sa vie. Les particularités du mouvement psychanalytique français, d'une part, a interpellé sa tendance (Trieb qui donne trend anglais : pulsion ou simplement désir) cosmopolitique à l'ouverture internationale et interdisciplinaire et, d'autre part, "après la lourde astreinte du travail psychanalytique, le travail intellectuel a quelque chose de détendant " (op. cit. 1994, p. 95), le travail intellectuel de lecture et d'écriture a été une source de plaisir et surtout d'excitation.

Voici quelques parutions sélectionnées dans la bibliographie d'André Green, en délaissant les articles qui sont préparatoires aux livres et souvent bien plus féconds.

En 1969, Un œil en trop[2]. Le complexe d'Œdipe dans la tragédie, Édition de Minuit, Paris. Comme René Girard invité au séminaire de l'Institut de psychanalyse de Paris en 1966, relecture de la littérature avec un autre éclairage.

En 1973, Le discours vivant. La conception psychanalytique de l'affect, PUF, Paris. Développement de l'idée d'affect qui fait de Green « l'homme de l'affect » en France.

En 1982, Hamlet et Hamlet : une interprétation psychanalytique de la représentation, Balland, Paris. Ce n'est pas seulement une lecture psychanalytique de Hamlet, mais une lecture psychanalytique de la représentation, permettant de lier la représentation théâtrale à la problématique des représentations inconsciente et consciente et aux limites du représentable.

En 1983, Narcissisme de la vie, narcissisme de mort, Édition de Minuit, Paris.

En 1984, Le langage dans la psychanalyse, dans "LANGAGES", Les belles lettres, Paris.

En 1990, La folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard, Paris. Développement du concept de limite et du cas-limite ou border line, comme état, et non seulement un passage ou un "mélange confus" névrose-psychose. Le sous-titre est beaucoup plus éclairant.

Comme dans l'optique géométrique des images virtuelle et réelle, la limite n'est pas seulement une frontière qui s'ouvre et se ferme sélectivement ou non, un passage ou un entre-deux, entre virtuel et réel, mais un état de latence par rapport au manifeste, comme dans un microscope où l'image virtuelle formée par l'objectif est rendue réelle par l'oculaire.

Ainsi, le titre éclairant de « folie privée » mettrait en contraste le latent ou virtuel au manifeste ou réel, en parallèle avec le privé et le public et la folie privée latente par rapport à la folie publique manifeste. Alors, le « cas-limite » serait une pathologie en soi ou une forme de pathologie virtuelle. Le sous-titre est encore plus éclairant, en annonçant une « psychanalyse des cas limites », une étude psychanalytique de ce phénomène posé comme problème.

[modifier] Bibliographie commentée

Si André Green est connu pour être l'homme de l'affect et l'homme de l'état-limite, alors et dans le cadre de l'économie du savoir, ces cinq livres sont fondamentaux: trois pour connaître l'homme et son œuvre afin de dresser le décor du contexte des travaux et les deux autres pour connaître l'affect et l'état-limite.

  • André Green, Le discours vivant. La conception psychanalytique de l'affect, coll. Le fil rouge, PUF, Paris, 1973.

364 pages de développement de l'idée d'affect qui fait de Green "l'homme de l'affect" en France. Ce livre, clair et clarifiant, est composé de trois parties dont chacune est découpée en deux chapitres. La première partie se rapporte à l'affect dans l'œuvre de Freud au chapitre I et le chapitre II est consacré à l'affect dans la littérature psychanalytique après Freud. La deuxième partie couvre le champ de l'affect dans les structures cliniques au chapitre III, tandis que le chapitre IV situe l'affect dans le processus psychanalytique et dans le complexe d'Œdipe. La troisième partie est une étude théorique, en contraste à la clinique psychanalytique de la deuxième partie. Finalement, ce livre est de facture classique en trois parties, comme un concerto en trois mouvements : lent-rapide-lent (largo-allegro-largo). Le premier mouvement (117 pages) dresse un panorama de l'affect dans l'œuvre freudienne et dans la littérature psychanalytique post-freudienne. Le deuxième mouvement (69 pages) présente le tableau de l'affect dans les structures cliniques. Le troisième mouvement (91 pages) est une étude théorique de l'affect dans les deux topiques. La conclusion est une postface en forme de préface qui ouvre sur de nouvelles perspectives et de nouvelles hypothèses.

  • André Green, Un psychanalyste engagé. Conversations avec Manuel Macias, Calmann-Lévy, Paris, 1994.

C'est une présentation de l'homme et son œuvre en 232 pages, de l'enfance cairote à la maturité parisienne. Ce livre constitue le contexte qui donne sens aux travaux de Green sur l'affect exposé dans l'ouvrage précédent et sur le concept de limite présenté et explicité dans l'œuvre suivante.

  • André Green, La folie privée. Psychanalyse des cas limites, Gallimard, Paris, 1990.

Le titre éclairant de "folie privée" mettrait en contraste le latent ou virtuel au manifeste ou réel, en parallèle avec le privé et le public et la folie privée latente par rapport à la folie publique manifeste. Alors, le "cas-limite" serait une pathologie en soi ou une forme de pathologie virtuelle. Le sous-titre est encore plus éclairant, en annonçant une "psychanalyse des cas limites", une étude psychanalytique de ce phénomène posé comme problème. Le cas-limite y est présenté comme un état stationnaire homéostatique oscillatoire entre névrose et psychose, à la manière de l'oscillation de la température d'une pièce autour de la température affichée, réglée ou régulée par le thermostat domestique.

  • John E. Jackson, De l'affect à la pensée. Introduction à la pensée d'André Green, Mercure de France, Paris, 1991.

En complément à la présentation de l'homme et son œuvre par lui-même dans les conversations d'André Green avec Manuel Macias, ce livre présente bien plus un regard critique de l'extérieur sur le parcours intellectuel et une perspective théorique des dialectiques, des dialogues et des dialogiques de l'affect et de la représentation chez André Green.

  • Henri Atlan, 1986, À tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Seuil, Paris, 1986.

Commentaires talmudiques d'un médecin, grand micro-biologiste contemporain, entre la montagne Sainte-Geneviève à Paris et le mont Scopus à Jérusalem. Il s'agit des dialogues, dialectiques et dialogiques entre différentes formes de connaissance et différentes façons de connaître. La partie 14 (pp. 258-273) est d'un intérêt particulier puisqu'il s'agit d'un essai sur L'opposition Freud-Jung et la scientificité de la psychanalyse qui précède le duel entre André Green et Erich Fromm dans la partie 15 (pp. 273-280) sur Le pari scientifique dans la psychanalyse moderne.

Green est « freudien » et Fromm est « humaniste ». Le premier a souci de scientificité et le second se tourne vers la tradition mystique orientale. Pour André Green, la psychanalyse ne peut qu'être scientifique, même s'il s'agit du vécu de l'expérience du transfert et de l'affect dans son intégralité. Pour cela, Green ne peut qu'adopter le paradigme de l'information par la systémique, la cybernétique et la sémiotique pour rendre compte à ce niveau de complexité de l’approche écosystémique.

[modifier] De l’affect à la limite dans les structures cliniques chez André Green

Si la psychanalyse a contribué à éclairer la vie affective, l'affect demeure souvent une notion obscure par défaut d'une théorie psychanalytique satisfaisante. On ne peut assigner à l'affect une localisation particulière dans l'œuvre de Freud. Celui-ci a consacré à l'affect aucun ouvrage spécifique. L'affect est exclu par Lacan pour qui la "découverte de Freud" est une œuvre de Freud amputée d'une moitié. En effet, la théorie lacanienne est fondée sur une exclusion, un "oubli" de l'affect au profit de la parole et du langage en psychanalyse (Anthony Wilden, 1968, The language of the self, John Hopkins University Press, Baltimore. Ce travail de Lacan, dénommé "Discours de Rome", a été repris dans les Écrits (1966, pp. 237-322). Il a été traduit en anglais et commenté par Anthony Wilden. Anthony Wilden a repris ce thème avec Lacan dans "Speech and language in psychoanalysis", 1968, John Hopkins University Press, Baltimore).

Une moitié de l'œuvre freudien se rapporte à l'affect et l'autre moitié à la parole. André Green s'est donné la tâche de partir à la recherche de cette moitié manquante. Ce faisant, André Green est connu pour être l'homme de l'affect avant de devenir l'homme de l'état-limite ou border line en anglais. Pour Green, l'affect est à la base des structures cliniques névrotiques, psychotiques et névro-psychotiques de l'état-limite. En français, le terme "affect" appartient au vocabulaire technique spécifiquement psychanalytique, comme en témoignent les dictionnaires d'usage courant du type Larousse, Littré et Robert. L'affect se distingue de la représentation, en autant qu'il se rapporte à la sensibilité, en contraste à l'intelligibilité.

[modifier] L'affect dans l'œuvre freudienne

Si la psychanalyse se fonde sur la causalité historique, alors aucune notion plus que l'affect n'est plus directement liée à la dimension historique, c'est-à-dire au phénomène de l'après-coup. Pour André Green (Le discours vivant, 1973, p. 279), l'après-coup est un processus diachronique du vécu et de la fabrication a posteriori du sens de ce vécu. C’est la théorie de la séduction créée et abandonnée par Freud lui-même.

  • "[…] le moment du vécu et le moment de la signification ne coïncident pas. Ce qui est signifié au moment du vécu est pour ainsi dire en souffrance, en attente de signification. Le moment de la signification est toujours rétroactif. Si une signification paraît dans la remémoration avoir coïncidé avec le vécu, le plus souvent il s'agit d'une élaboration ultérieure, rapportée au vécu initial. Celui-ci s'accompagne d'une 'signification' tout autre, était en quelque sorte cadré par une 'théorie sexuelle' qui en rendait compte. On pourrait presque avancer que vécu et signification s'appellent l'un l'autre sans jamais se rejoindre. Le vécu court après la signification sans jamais la trouver. La signification est acquise quand le vécu est à jamais perdu. Au reste, l'intensité affective du vécu ne saurait aboutir à une signification qui exige un dépouillement, un dessaisissement affectif. De même, le détachement qui accompagne la signification est ce qui oriente la recherche vers la retrouvaille rétrospective des conditions du vécu, sans jamais le revivre pleinement. On objectera que certains faits plaident pour la thèse adverse: l'illumination par quoi tout s'éclaire dans l'instant d'un moment fécond affectif. À notre avis, le moment de cette rencontre est toujours celui d'un effet de résonance; d'un moment qui ressaisit des fragments passés, épars et disjoints, mais appartenant à une autre séquence temporelle".

Ce phénomène diachronique de l'après-coup est du registre temporel de la “théorie de la séduction, du “traumatisme en deux temps”. Elle postule que ce qui s'inscrit dans l'inconscient est seulement ce qui est dans la relation entre deux expériences séparées dans le temps et par un moment (aussi bien comme instant que comme rapport de forces) de mutation permettant au sujet de réagir autrement qu'au premier événement. Au premier temps est l'effroi ou l'émerveillement, la souffrance ou le plaisir qui confronte le sujet non-préparé à une expérience significative, mais encore insignifiante, puisque le sujet est en état d'impréparation ou d'immaturité, c'est-à-dire un vécu indéchiffrable, un vécu dont la signification ne peut être assimilée. Laissé en attente ou mis de côté, le souvenir n'est pas en soi pathologique ou traumatisant.

Il ne le deviendra que par sa remémoration, sa reviviscence, lors d'une seconde expérience ou “scène” qui entre en résonance associative avec la précédente expérience. Au deuxième temps est une expérience qui rappelle la première. Mais, du fait des nouvelles possibilités de réaction, c'est le souvenir lui-même - et non pas la nouvelle expérience fonctionnant comme déclencheur - qui agit comme une nouvelle "source d'énergie libidinale" interne et auto-traumatisante. En d'autres termes, c'est le souvenir d'un vécu qui affecte plutôt que le vécu lui-même à l'époque où il s'est passé.

Sans être strictement nommé, l'affect semble déjà être présent et éparpillé dès le début de l'œuvre freudien avec la “Théorie de la séduction” dans les Études sur l'hystérie (1893-1895) et L'interprétation des rêves (1900). La notion d'affect devient encore plus diffuse et diluée dans la Métapsychologie 1915) et encore plus après Le fétichisme (1927). Le texte majeur sur l'affect après la deuxième topique est Inhibition, symptôme, angoisse.

Aux plus beaux jours de la physique quantique, Freud a conçu le "quantum d'affect" sur le modèle physique du quantum d'énergie du photon ou de l'électron en distinguant :

- la quantité mesurable d'affect;
- la variation de cette quantité d'affect;
- le mouvement lié à cette quantité d'affect;
- la décharge de cette quantité d'affect.

Ce "quantum d'affect" exprime la solidarité entre un contenu associatif de l'après-coup et son corrélat affectif. Le terme allemand Affekbetra a été traduit en français par Freud lui-même en "valeur affective", exprimant à la fois une notion qualitative et quantitative, par rapport à la notion strictement quantitative du "quantum d'affect". Dans l'après-coup, l'affect et la représentation s'interpellent mutuellement. La prévalence de l'affect ou de la représentation revient à une préférence arbitraire pour l'une ou l'autre des deux moitiés de l'œuvre freudienne : la sensibilité et la parole. Dans les Études sur l'hystérie, p. 5, cette interpellation mutuelle est ainsi exprimée.

  • « […] L'être humain trouve dans le langage un équivalent de l'acte, équivalent grâce auquel l'affect peut être abréagi de la même façon ».

L'abréaction est l'irruption dans le champ de la conscience d'un affect jusque là refoulé et maintenu dans l'inconscient en raison de son lien avec le souvenir d'une expérience de douleur ou de déplaisir. L'affect et le souvenir, ainsi liés, ont été refoulés et maintenus dans l'inconscient en raison de leur caractère douloureux. Lorsque l'affect et la verbalisation du souvenir font irruption en même temps dans le champ de la conscience, l'abréaction se produit et se manifeste par des actes et des paroles exprimant et explicitant ces affects. L'admission de l'affect à la conscience est le plus souvent subordonnée à la liaison avec un représentant substitutif qui prend la place du représentant originel auquel l'affect était lié au départ. Une transmission directe est encore possible lorsque l'affect est transformé en angoisse. Les avatars de l'affect suivent les avatars de l'angoisse dans l'œuvre freudien. Des périodes peuvent se démarquer:

- La névrose d'angoisse des transformations qualitatives et quantitatives de la tension physique sexuelle en affect par élaboration psychique (1893-1895);

- La libido refoulée devant le danger de la castration (1909-1917);

- L'appareil psychique (1926-1932) où seul le "Moi" peut éprouver l'angoisse devant une menace physique d'un danger réel, une menace de l'envahissement du "Moi" par le "Ça" (angoisse névrotique) et une menace de l'envahissement du "Moi" par le "Surmoi" (angoisse de conscience).

La parole ne fait pas que permettre à la charge affective de se débloquer et d'être vécue, elle est en elle-même l'acte et décharge par les mots. La procédure parolière utilisée dans la cure permet à l'affect de se déverser verbalement. Avec la décharge verbale, un souvenir dénué de charge affective est presque totalement inoffensif et inefficace.

Finalement, ce quantum d'affect est une somme d'excitations à la rémémoration d'une expérience de la satisfaction (plaisir) ou de la douleur (déplaisir). La décharge affective par la parole ou par l'acte d'un souvenir le rendrait inoffensif et inefficace. Dans l'œuvre freudien, des travaux sur l'hystérie, l'inconscient, le refoulement et l'angoisse traitent directement ou le plus souvent indirectement de l'affect. Dans la conception psychanalytique, l'affect peut se comprendre seulement par l'intermédiaire du modèle théorique de la pulsion.

L'affect est une des deux composantes de la représentation psychique de la pulsion. Dans cette représentation, l'affect est la part énergétique dotée d'une quantité, d'une qualité et d'une tonalité subjective mouvantes. C'est par la décharge que l'affect se révèle au conscient. C'est aussi par la résistance suivie de la levée de cette résistance à la tension croissante qui le caractérise que l'affect se révèle au conscient. Partie du corps pour revenir au corps, cette décharge est en majeure partie orientée vers l'intérieur, vers le corps.

La liaison entre l'affect et la représentation est celle d'un appel réciproque: la représentation éveille l'affect dans l'après-coup et, réciproquement, l'affect mobilisé demande la représentation. Le complexe affect-représentation déploie chacun de ses deux termes dans des directions divergentes: la représentation se développe vers le fantasme ou la parole et l'affect s'étale des formes brutes aux états subtils.

[modifier] L'affect dans la littérature psychanalytique post-freudienne

Il semble revenir à Sándor Ferenczi de donner à la notion d'affect une utilisation extensive entérinée par la clinique psychanalytique contemporaine. Cette littérature psychanalytique post-freudienne vient principalement des travaux anglo-saxons sur l'affect. À partir des "affects primaires" chez Melanie Klein, Jones (1929) a montré qu'un affect peut cacher un autre en se mobilisant contre cet autre : la crainte peut couvrir la culpabilité, tout comme la haine peut camoufler cette crainte, selon une sorte de couches sédimentaires dans les profondeurs du conscient à l'inconscient. Ainsi la crainte superficielle est une angoisse rationalisée, tandis que la crainte plus profondément enfouie est une angoisse archaïque évoquant des dangers majeurs de nature douloureuse.

À ces affects primaires, il faut compter avec leurs camouflages dégagés par Jones et leurs inversions déjà élaborées par Freud, inversion produite comme un changement de signe en algèbre et par laquelle le sujet se délivre de l'affect. Tout se passe comme si l'affect refoulé revient sous forme inversée où le désir se fait dégoût, comme le plaisir se fait douleur. Ainsi, l'équivalent de la négation dans la moitié parolière se retrouve dans l'inversion des affects dans l'autre moitié énergétique.

Une différence sensible sépare ces deux moitiés : l'affranchissement des restrictions du refoulement se fait au prix d'une simple négation et admet l'idée refoulée dans le conscient pour la moitié intellectuelle parolière, tandis que la douleur ou le déplaisir du plaisir inversé nécessite un contre-investissement au moins égal, mais généralement plus dispendieux. Cette différence se rapporte également au “refoulement” de l'affect (Verdrängung) en contraste au “désaveu” (Verleugnung) de l'idée, c'est-à-dire de la représentation.

Une autre différence à l'intérieur du champ de l'affect est la décharge et la tension, comme celle entre expérience affective et sensations corporelles. Ces sensations corporelles sont nécessaires et insuffisantes à l'expérience affective, mais ne se confondent pas avec cette expérience affective, comme le territoire avec la carte. Tension et décharge sont indissolublement liées en des oscillations autour d'un axe moyen ou optimal de tensions. Alors, le principe de plaisir n'a plus pour but l'apaisement des tensions et il est lui-même soumis à un principe supérieur homéostatique.

De ce tableau freudien et post-freudien, l'affect apparaît comme une charge ou une tension émotive qui, lorsqu'elle est refoulée, se convertit en angoisse ou détermine un symptôme névrotique ou voire psychotique.

[modifier] L'affect dans les structures cliniques

Il s'agit de quatre grandes formes cliniques, comme les quatre points cardinaux pour se repérer: les deux formes névrotiques de l'hystérie et de la névrose obsessionnelle et les deux formes psychotiques des psychoses mélancoliques et maniaques et des psychoses schizophréniques.

En ce qui concerne la névrose obsessionnelle et la névrose hystérique et dans la Théorie de la séduction qui s'y rapporte, Freud oppose l'étiologie de la névrose obsessionnelle - où l'agression comporte une nuance de participation dans le plaisir de l'acte sexuel - à l'étiologie de l'hystérie où séduction et passivité seraient évidentes d'emblée. Mais, cette opposition symétrique est sujette à caution sans graduations fines de l'activité à la passivité et sans répartitions adéquates dans l'enchaînement des actes, des scènes ou des expériences vécues. Alors, André Green (op. cit. 1973, pp. 146-157) a proposé deux modèles structuraux de la névrose obsessionnelle et de l'hystérie sous l'angle de l'affect.

[modifier] L'hystérie de conversion et la condensation

Dans cette forme, l'idée incompatible, dans l'après-coup, est rendue inoffensive par la conversion ou la transformation en expressions ou affections somatiques. En d'autres termes, l'affect ou la somme d'excitations se décharge sur le corps, mais elle ne se décharge pas indifféremment ou de façon indifférenciée. Cette conversion ou transformation et cette somatisation expriment les ruses de l'affect dans le camouflage et l'inversion signalés auparavant à propos des affects primaires chez Melanie Klein et leurs camouflages dégagés par Jones et leurs inversions déjà notées par Freud.

L'inversion de l'affect est simplement un changement de sens avec conservation de l'intensité, du désir au dégoût, de l'attraction à la répulsion. Les symptômes hystériques désignent et signifient les fantasmes qui sont alors incarnés. Lacan dit : « l'hystérique parle avec sa chair ». La condensation est dans la multiplicité des identifications, des représentations amalgamées en un fantasme global. Cette condensation se rapporte aussi à la multiplicité des affects qui pousse à la décharge où la mise en scène devient une mise en acte pour réaliser un accroissement de densité énergétique. Alors, à travers l'affect, André Green unit la conversion à la condensation suivant cette équation :

[modifier] "condensation des signifiants + condensation des affects = conversion"

Cette prévalence de la condensation chez l'hystérique est ainsi explicitée par André Green (op. cit, 1973, pp. 150-151) avec la multiplicité et la boulimie de la dévoration des représentations et des affects multiples:

  • « […] Mais chez l'hystérique, à la mesure même de l'intensité du dégoût sexuel, dégoût qui est au maximum quand apparaît le désir de fellation et de possession par incorporation orale, une véritable boulimie psychique. Boulimie d'objets à valeur phallique, boulimie d'affects dans la mesure où la possession de cet objet est gage d'amour et condition d'obtention de l'amour de l'objet. Ce n'est pas un pénis que désire l'hystérique féminin, c'est une somme d'objets péniens dont la quantité ou la taille n'entraîne jamais la satiété, parce que la satiété supprimera le désir ainsi satisfait. Lacan a raison de dire que l'hystérique est désir de désir insatisfait. Dès lors, la castration apparaît comme la conséquence du fantasme d'incorporation du pénis, dont la taille enviée et redoutée ne peut pénétrer dans le vagin et dont les dangers sont reportés au niveau de la bouche. À la place de quoi s'installe l'avidité affective, comme substitut de l'objet. L'hystérique vit de la dévoration de ses affects. La tension du désir monte, nourrie par des objets fantasmatiques toujours plus valorisés, alimentant - c'est le cas de dire - le conflit avec un Idéal du Moi mégalomaniaque, visant une désexualisation à proportion même de la sexualisation cumulative des objets les plus banaux. Tel serait le sens de la condensation. La conversion aurait pour but d'avaler - littéralement - cet excédent, de l'absorber dans le corps, comme le pénis, absorbé et retenu, vient prendre la place de l'enfant-pénis désiré dans le fantasme de grossesse. Passage du vagin au ventre, passage du fantasme au symptôme de la conversion. Certes, tous les symptômes de conversion ne sont pas en rapport avec le fantasme de grossesse; mais toutes les opérations de détail ne se comprennent que dans le plan d'une stratégie d'ensemble qui doit concourir à la réalisation de ce fantasme d'un être phallique-engrossé. Problématique qui vaut pour les deux sexes, chacun ne pouvant réaliser dans le réel que la moitié de ce programme. Tout ceci est mis en œuvre pour conjurer le danger de la coupure : la séparation ».

[modifier] La névrose obsessionnelle et le déplacement

Dans cette forme, la transformation ou la conversion somatique ne se produit pas, il y a comme une dissociation entre la représentation et l'affect, entre l'idée et l'état émotif. Tout se passe comme si, au lieu de glisser sur le registre corporel, en déjouant le conflit, l'obsessionnel trouvait un autre moyen, celui de dissocier les éléments en présence dans le conflit et puis ensuite de procéder à un déplacement de la représentation ou de l'idée vers une autre représentation ou une autre idée d'une importance beaucoup moins grande pour le sujet. En d'autres termes, c'est une structure binaire de dissociation et de déplacement d'une représentation de très grande importance vers une représentation d'importance secondaire. Ce double déplacement remplace le passé par le présent et le sexuel par le non-sexuel. L'obsession se situe dans cette double structure de dissociation et de déplacement qui, au lieu de glisser vers le corps dans la conversion, file vers la pensée, à la faveur de la symbolisation par le remplacement du sexuel avec le non-sexuel. C'est à la faveur du déplacement du sexuel au non-sexuel que l'agressivité prend le devant de la scène qui se déploie sur trois voies :

- La césure des rapports de causalité;
- La pensée toute puissante;
- La prévalence des thèmes de mort.

L'obsession se ramifie souvent en deux branches : la phobie et l'angoisse. L'hystérie enterre la condensation des affects dans la transformation ou conversion somatique, alors que la névrose obsessionnelle déplace ces affects vers la toute puissance de la pensée. La phobie se situe dans une structure tierce où le sujet n'échappe plus à l'affect, mais lui est constamment confronté. L'angoisse est une structure affective plus générale qui se particularise dans la phobie.

[modifier] Les psychoses maniaques ou dépressions bipolaires

Dans la phase dépressive d'une psychose maniaque est l'affect de deuil et la douleur dans la perte de l'objet. Du deuil de l'objet résulte la production d'un affect d'une grande intensité et de tonalité douloureuse. Freud attache à cet affect de douleur une signification principalement économique d'où résulte l'importance du « travail du deuil » expressément désigné. Ce travail du deuil est l'opération nécessaire de détachement libidinal exigé par la perte de l'objet dans le deuil. Dans cette phase dépressive mélancolique, par l'investissement narcissique de l'objet, la perte de l'objet entraîne une perte au niveau du Moi. Ce Moi, s'identifie à l'objet perdu et les investissements d'objet se retirant dans le Moi. L'ambivalence qui caractérise ces investissements d'objet atteint alors le Moi et la haine s'attaque au Moi, comme elle s'attaquerait à l'objet perdu. Cette blessure narcissique du Moi, allant de pair avec le sentiment de la douleur, le conduit à devoir supporter ces investissements sadiques.

C'est une explication économique freudienne de la douleur où la mélancolie est une lutte autour des représentations de chose dans l'inconscient : l'amour pour l'objet commande de conserver ses représentations malgré sa perte, tandis que la haine pour l'objet exige de s'en défaire. L'appauvrissement du Moi prévaut dans cette lutte. Ce Moi est dévoré par les investissements d'objet qui font irruption par la blessure narcissique ouverte et donnant naissance à la douleur. Avec la douleur, l'appauvrissement du Moi par la blessure narcissique atteint ce Moi jusqu'à l'autoconservation: sa dépendance à l'objet l'inclinerait à le suivre dans la perte ou à le détruire en une deuxième fois en se détruisant.

Dans la phase exubérante est l'euphorie de l'affect de triomphe où le sujet réagit à la perte de l'objet en accentuant le sentiment de triomphe sur l'objet. Ce sentiment existe de façon éphémère dans le deuil et passe souvent inaperçu. Freud l'attribue à la satisfaction narcissique d'être resté en vie ou intact. Melanie Klein, elle, l'attribue à la satisfaction des pulsions destructrices d'avoir dominé et assujetti l'objet. Cette exubérance et cette euphorie ne seraient qu'une réjouissance devant la dépouille d'un adversaire vaincu.

L'oscillation mélancolie-euphorie s'agite autour des mêmes traits: perte de l'objet, ambivalence, régression narcissique dans l'appauvrissement et l'enrichissement du Moi. Dans les deux cas de figure, il s'agit de la dévoration du Moi par l'objet et de la dévoration de la toute-puissance de l'objet par le Moi.

[modifier] Les psychoses schizophréniques

Le double aspect de l'affect est reconnu dans la schizophrénie, même parmi de nombreuses méconnaissances. Ce double aspect de l'affect est une indifférence affective alliée à une affectivité paradoxale qui s'exprime en actes par des impulsions les plus explosives et les plus inattendues. La liaison entre affect et représentation se révèle à travers les liens entre l'acte et l'hallucination. L'affect est action et agi, la représentation n'obéit plus à l'épreuve de la réalité. Une portion de la réalité psychique est installée dans le champ de la réalité externe refoulée.

[modifier] L'état-limite, le paradoxe du tiers inclus et les processus tertiaires

Le tiers inclus est paradoxal seulement par l'habitude intellectuelle de penser en termes de « ou bien l'un, ou bien l'autre » de la logique du tiers exclu, des disjonctions, clivages et oppositions binaires. Dans la logique du tiers inclus du type « à la fois l'un et l'autre », il y a l'un, l'autre et leur frontière ou limite qui est une unité paradoxale, assurant à la fois l'un et l'autre, dans la superposition, l'interpénétration, la redondance ou le compromis.

Dans cette perspective, André Green a inventé les "processus tertiaires" pour étayer l'état limite conçu comme à la fois une névrose et une psychose. C'est peut-être une névrose réelle et une psychose virtuelle. (André Green, 1972, p. 408, "Notes sur les processus tertiaires", dans la "Revue Française de Psychanalyse").

  • "[…] Par processus tertiaires, j'entends les processus qui mettent en relation les processus primaires et les processus secondaires de telle façon que les processus primaires limitent la saturation des processus secondaires et les processus secondaires celle des processus primaires."

Pour le moment, les processus tertiaires semblent être une interface active et bidirectionnelle entre les processus primaires et secondaires. Ils contrôlent (surveillent et commandent) et régulent le fonctionnement des processus primaires et secondaires dans certaines limites fixées. La question se rapporte sur les limites et la fixation de ces limites.

Les “processus primaires” sont, pour Freud, un mode de fonctionnement caractérisé, sur le plan économique, par la libre circulation de l'énergie et le libre glissement de sens. L'inconscient est le lieu de ce processus dont les dispositifs spécifiques sont le déplacement et la condensation, comme modes de passage d'une représentation à une autre et la caractéristique est l'absence de la négation syntaxique "ne, pas".

Les “processus secondaires” sont caractérisés, sur le plan économique, par des liaisons et un contrôle de l'écoulement énergétique soumis au "principe de réalité". Ce principe de réalité régit le fonctionnement psychique et corrige les conséquences du principe du plaisir en fonction des conditions imposées par le monde extérieur. En des termes cybernétiques, ce principe de la réalité est une sorte de régulateur socio-culturel, comme un thermostat pour la température et le régulateur à boules de James Watt (1736-1819) pour contrôler, surveiller et commander, ou finalement stabiliser ou réguler la vitesse de rotation d'un moteur à vapeur.

Ces “processus tertiaires” régulateurs agiraient dans une structure intermédiaire d'état-limite, comme (à l'imagerie du thermostat domestique) la température affichée par un index est la partie visible d'une structure dont la fonction est de déclencher et d'éteindre les éléments de chauffe qui font augmenter et baisser la température de la pièce ou de la maison en oscillation cybernétique autour du point homéostasique, d'équilibre et de limite qu'est cette température réglée, régulée et affichée.

[modifier] L'affect dans les processus cliniques

Le processus analytique nous met en présence d'un matériel psychique où la présentation du passé - le passé rendu présent et conjugué au présent - s'accomplit dans un tissu de discours caractérisé par l'hétérogénéité qui unit dans sa texture les fils d'hier et d'aujourd'hui entremêlés dans des entrelacements d'enchevêtrements d'éléments aussi disparates que des idées, des représentations, des actes conjugués aux affects. L'affect n'a pas une fonction uniforme. Freud parle des fois de "motions affectives", d'affects réprimés ou appartenant au refoulé, de relations affectives. Selon le contexte, l'affect a la fonction d'être soit une émanation de la pulsion (motions affectives), soit le moteur d'une idée, soit le mobile d'actes, soit encore un tissu de relations que le rapport à l'objet transférentiel aide à repérer et à répéter. Si le processus analytique est le dévoilement de l'amnésie infantile obtenue par le dévoilement du refoulement, alors le recouvrement des souvenirs ne se produit pas toujours lorsque la résistance emporte sur la remémoration.

Très souvent, on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé, mais si la construction de l'analyste est validée par l'affect du patient, on peut conclure que l'analyse est infirmée. Si une analyse correctement menée convainc fermement le patient de la vérité de la construction, alors cette construction, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu'un souvenir retrouvé. Cet effet de vérité est celui de la vérité historique et l'affect de l'expérience est lié à une représentation hallucinée. Réminiscence et construction vont de pair et la réminiscence est le fruit d'une construction de l'analysant. La levée de l'amnésie infantile peut être une construction de l'analyste validée par l'affect du patient. Entre souvenir-écran et fantasme, leur structure est la même, tous deux sont construits à partir de fragments de perception morcelés, désarticulés et rassemblés pour former une scène psychique, décor ou scénario de notre cinéma privé.

Les notions systémiques, sémiotiques et cybernétiques d'interaction, de régulation et de rétroactions (feed back) positive amplificatrice de déviances et négative atténuatrice de différences rendraient mieux compte du phénomène de limites et d'oscillations dans un état homéostasique d'équilibre dynamique (steady state) obtenu par des déséquilibres en interaction systémique dans des boucles de rétroaction, comme une bicyclette qui roule.

Le macroscope de Joël de Rosnay, 1975, Seuil, Paris, La méthode, la nature de la nature d'Edgar Morin, 1977, Seuil, Paris et Une logique de la communication de Paul Watzlawick & as, 1972, Seuil, Paris, seraient une bonne introduction à ce mode de pensée et à ces notions, si l'on veut suivre André Green dans son souci de scientificité pour sortir la psychanalyse de ses insuffisances ancrées dans des mystifications parolières d'une verbomotricité, comme l'a fait remarquer Henri Atlan (pp. 258-280, À tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Seuil, Paris, 1986) pour qui André Green est exemplaire.

  • « […] car il s'est attaché à formaliser ce qui semble a priori le plus rétif à toute approche scientifique, le monde des émotions ou de l'affectivité dans son intégralité, c'est-à-dire un monde où l'unité élémentaire, dite l’affect, est vue comme un phénomène psychosomatique intégré où aspects psychiques symboliques et corporels physiologiques ne peuvent pas être séparés, bien que rien dans nos outils théoriques ne permette de les penser ensemble.  » (Henri Atlan, op. cit. 1986, p. 273).

L'état-limite serait, alors, une structure en équilibre dynamique des processus homéostasiques. Dans quelques très beaux chapitres de Système et structure. Essais sur la communication et l'échange, 1983, Boréal Express, Montréal, Anthony Wilden a dégagé un Freud systémique, sémiotique et cybernétique du Freud thermodynamique que la plupart pensait connaître.

[modifier] Conclusion

Le cosmopolitisme levantin de Green et son internat ambulant dans la région parisienne l'ont préservé du mandarinat psychanalytique parisien et l'ont poussé à des connexions étranges avec la cybernétique des processus tertières régulateurs et à réveiller l'affect, la moitié occultée au profit de l'autre moitié langagière. André Green a transformé, en battant le rappel de Wilfred Bion, Freud, Klein et Winnicott, le cas-limite (border line) en état-limite qui est une catégorie en soi, folie latente, virtuelle ou privée dont un déclencheur, ou peut-être "décompensateur", pourrait la rendre manifeste, réelle ou publique. Tout au long, apparait une étiologie pré-œdipienne de l'état-limite chez Green.

Dans l'état-limite de la bifurcation, la question se rapporte à l'être ou ne pas l'être et à l'oscillation. « C'est en ceci que la figure mythologique est Hamlet et non pas Œdipe » écrit André Green (op. cit. 1990, p. 103). Si la figure mythologique est Hamlet, alors, l'état-limite est une configuration d'oscillations cybernétiques d'une Gestalt figure-fond ou tout simplement d'oscillations de la température autour du point de réglage ou de régulation fixé par le thermostat. La question, alors, se porterait sur cette régulation ou réglage du processus tertiaire.

Avec l'affect négligé au profit de la parole, c'est aussi la Théorie de la séduction élaborée et abandonnée par Freud.

[modifier] Notes et références

  1. Green, La folie privée
  2. « Un oeil en trop» est une citation pour laquelle il faudrait en principe des guillemets: elle est tirée du poème En bleu adorable (dans la traduction de André du Bouchet), attribué à Hölderlin, un « grand poème inouï » d'après le jugement de Heidegger[Source : note de Philippe Jaccottet dans: Hölderlin, Oeuvres, Paris, Gallimard La Pléiade, 1967, p. 1229]. C'est par le truchement du personnage du sculpteur fou Phaëton dans son roman éponyme que Wilhelm Waiblinger, qui avait eu accès aux papiers de Hölderlin en lui rendant visite, n'aura pas peu contribué à forger le mythe romantique du « poète fou » en littérature à propos de « la deuxième moitié de la vie » de Hölderlin passée dans la tour du menuisier Zimmer à Tubingen. André Green cite un extrait du poème de Hölderlin en exergue, en évoquant à nouveau « le poète fou » vers la fin de son livre, côtoyant Freud, qui, lui aussi comme « Oedipe » au nom de ce Hölderlin-là, a également « un oeil en trop », mais c'est pour lui faire, à lui Freud, découvrir « l'inconscient ». Hölderlin cité est, à bien des titres, à la manière d'un hypertexte, un Hölderlin de seconde main, d'abord introduit en psychanalyse par Jean Laplanche, également cité dans ce passage pour son premier livre [p. 273-274 du premier livre, également, de André Green en 1969], J. Laplanche qui avait publié sa thèse de médecine sur Hölderlin et la question du père en 1961, un an après le Colloque de Bonneval à l'automne 1960, où se trouvait rassemblée une grande partie de "la troisième génération psychanalytique" [source: Élisabeth Roudinesco, Généalogies, Paris, Fayard, 1994, p. 261], dont bien sûr André Green.

[modifier] Bibliographie de…

[modifier] Bibliographie sur…

  • Francois Duparc: André Green, PUF Collection Psychanalystes d'aujourd'hui 1997, 2e édition, ISBN 2130477720
  • "Penser les limites: Ecrits en l'honneur d'André Green" Sous la dir. de César Botella, Paris, Delachaux et Niestlé, 2002, ISBN 2603013068
  • Maurice Corcos, Alejandro Rojas-Urrego, Associations (presque) libres d'un psychanalyste (A.Green), Ed.: Albin Michel, 2006, ISBN 2226170960

[modifier] Liens externes



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